Le CVUH déclare
son entier et total soutien à nos collègues et ami.es, Laurence de Cock,
Mathilde Larrère, Sébastien Côte, Eric Fournier, Guillaume Mazeau, et à toutes
et tous les autres enseignant.es, chercheur.euses et éditeurs.trices, inspecteurs.trices
de l’Education nationale, cibles d’un article abject et violent du site d’extrême
droite Riposte laïque. Malgré une tonalité de « caniveau », et
au-delà de l’usage d’une rhétorique qui rappelle celle des années 1930, cet
article ne peut pas être ignoré. Sa signataire, déjà condamnée pour
« incitation à la haine raciale » en 2014, appelle de manière
violente à la délation, à la mise au ban, au renvoi et à l’exclusion de nos
collègues de leurs postes et de leurs fonctions. Elle prétend les dénoncer pour
« collaboration » avec l’Islam, « haine de la France », et
elle incite au passage à l’acte. Elle prétend instrumentaliser la laïcité, la
République, mais également enrôler Jaurès, Hugo, et d’autres références dans
une idéologie d’apparence volontairement
confuse à des fins bien connues : il s’agit d’agglomérer les
affects négatifs dans un discours pseudo-républicain, mais clairement
xénophobe, raciste, explicitement islamophobe, au service d’une véritable
entreprise de « reconquête », l’Islam en tant que tel, aussi bien la
religion que le monde musulman et sa civilisation, étant jugé responsable des
maux de la société. Toute histoire critique, qui n’est pas strictement
nationale, qui déconstruit les mythes identitaires, et qui a pour objet
l’élaboration d’une connaissance partagée et distanciée, à toutes les échelles,
le monde y compris, est la cible potentielle de ce type d’idéologie et de
mouvance politique. Nous nous joignons aux communiqués des organisations syndicales
déjà publiés et appelons à d’autres manifestations de solidarité, historiennes
ou non, et au-delà des sphères savantes. La neutralité et l’abstention sont
déjà des formes d’acceptation tacites face à ce type d’agression.
dimanche 25 février 2018
mercredi 7 février 2018
« Mesdames, ne confondez pas les jeux de rôle de salon avec la vie réelle »
Tribune de Michèle Riot-Sarcey sur la "liberté d'importuner" publiée dans Le Monde le 11 janvier 2018.
Les femmes qui prennent la parole ne sont pas des « petites choses »,
et encore moins « des proies » qui auraient décidé de lancer une
campagne contre les hommes en propageant la haine au nom d’un puritanisme d’un
autre âge ! Ignorer à ce point le sens de l’émancipation au nom de la
liberté d’importuner et d’être importuné, c’est être aveugle au monde réel.
Vous qui prétendez libérer une autre parole semblez ignorer ce qui se passe
aujourd’hui.
Cette révolution de
la parole, à la fois individuelle et collective, non violente, révèle pour la
première fois massivement ce qu’émancipation veut dire. Le corps effacé, ou
cultivé, le corps tel qu’il est choisi, est désormais revendiqué par celles qui
non seulement redressent la tête, disent qu’elles existent, en tant que sujet
pensants et agissants, mais affirment qu’elles ne toléreront plus, au nom d’une
culture ou d’une nature masculine, d’être convoitées, palpées, violentées,
harcelées sans leur consentement.
En quoi cette
attitude responsable, profondément libre, ressemble-t-elle à une
délation ? En quoi cette révélation remet-elle en cause la liberté des
hommes ? Il est vrai que les femmes ne confondent pas la liberté du
dominant avec la vraie liberté, responsable, telle que définie par les hommes
des Lumières. Condorcet est de ceux-là. Impossible d’être libre, écrivait-il
en 1791, dans un monde où l’autre ne l’est pas.
Déstabilisation des privilèges
masculins
Les femmes se sont
battues au XIXe et au XXe siècle pour dire que la
liberté n’appartiendrait à personne tant que l’autre, la femme, l’esclave,
l’étranger, ne l’était pas. Leur parole n’a pas été entendue. Après des
décennies d’échec de luttes contre la domination, l’exploitation,
l’indépendance, tandis que le monde entier s’organise sur la loi du plus fort,
tandis que le mot « liberté » est travesti en servitude volontaire,
une nouvelle fois des femmes redonnent sens au mot « émancipation »
en se libérant des tutelles qui les enferment.
Après bien des
revendications et des manifestes solitaires, l’idée reprend vie par la voix de
celles qui massivement s’expriment au risque de déstabiliser non seulement les
privilèges masculins mais les rapports de domination qui s’exercent au quotidien
contre l’autre décrété inférieur ou différent : l’immigré, le musulman, le
juif, bref l’étranger lui-même. Une centaine de femmes dans Le Monde du 10 janvier,
s’insurgent contre ce mouvement inédit et revendiquent les jeux de l’ancien
monde au nom de la liberté créatrice qui « sous-tendrait l’offense à
l’autre ». Comment confondre à ce point la créativité et les fantasmes
avec la réalité du rapport à l’autre ?
Sans doute ces dames
assimilent-elles les jeux de rôle de salon avec la vie réelle. Et les réactions
conservatrices à l’encontre de l’art, ici et là, ne peuvent servir de prétexte
à la mise en cause d’un mouvement bien plus fondamental.
La coutume et la loi contre
l’émancipation des femmes
Depuis deux siècles
des femmes ont tenté, en vain, de revendiquer pour elles-mêmes une émancipation
qui leur était interdite non seulement par l’habitus ou la coutume mais aussi
par la loi. Longtemps le code civil, ou l’équivalent, a placé, au nom d’une
nature spécifique, l’ensemble des femmes sous la tutelle masculine,
essentialisant ainsi les fonctions sociales et justifiant une hiérarchie dont
les effets sont toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Inlassablement, des
femmes répétèrent sous tous les tons ce mot, « liberté ». On ne les entendit
pas
Faut-il rappeler
quelques paroles singulières qui, au XIXe siècle, disaient ce
que « liberté » voulait dire ? Faut-il revenir sur le passé
enfoui de celles qui, précisément au nom de la liberté réelle, ont dit
l’impossible existence à laquelle quelquefois elles renoncèrent, comme Claire
Démar (1799-1833), une pionnière ? « La révolution dans les mœurs
conjugales ne se fait pas à l’encoignure des rues ou sur la place publique
pendant trois jours d’un beau soleil, mais elle se fait à toute heure, en tout
lieu, dans les loges des Bouffes, dans les cercles d’hiver, dans les promenades
d’été, dans les longues nuits qui s’écoulent insipides et froides comme on en
compte tant et tant sous l’alcôve maritale… », écrivait cette dernière
en 1833.
Inlassablement, des
femmes répétèrent sous tous les tons ce mot, « liberté ». On ne les
entendit pas. Elles ne se découragèrent pas et, à chaque moment de l’histoire,
leurs rangs s’étoffèrent. Elles furent encore plus nombreuses dans les années
1970 à proclamer que « le privé est politique », conscientes de ne
pas être tant que leur corps ne leur appartiendrait pas.
Le flambeau de la liberté humaine
Faute d’avoir
persisté dans la sphère du politique en se mêlant de ce qui, selon les normes
sociales, ne les regardait pas, elles ont laissé le champ politique à ceux qui
s’occupent, traditionnellement, du gouvernement des hommes. La force des choses
l’a de nouveau emporté et la marchandisation des corps s’est imposée
massivement. Mondialement. Le fétichisme de la marchandise a visé, comme on le
sait, le corps des femmes, redevenu chose que l’on convoite ou rejette.
La révolution espérée
au XIXe siècle est en train de s’accomplir. Il ne s’agit pas d’une
génération nouvelle ou d’un nouveau mouvement
Contre toute attente
et à l’encontre de cette forme de marchandise humaine, dont le milieu du
spectacle représente la quintessence, des femmes se sont soulevées. Une
insurrection inaccoutumée, à bas bruit, reprend l’éternel flambeau de la
liberté humaine, dans les termes d’une Claire Démar ou d’une André Léo
(1824-1900), socialiste qui, après la Commune de Paris, en 1871,
interpellait ses camarades en leur reprochant d’avoir négligé la liberté de
leur compagne. Tout comme aujourd’hui les jeunes socialistes et les jeunes
communistes décident de lever les interdits en révélant le harcèlement sexuel
dont elles sont l’objet. Ce sont des sujets libres qui parlent et non des
proies ou des femmes victimes. Aujourd’hui elles retrouvent le chemin de
l’émancipation dont elles ne s’étaient jamais détournées.
La révolution espérée
au XIXe siècle est en train de s’accomplir. Il ne s’agit pas
d’une génération nouvelle ou d’un nouveau mouvement, simplement avec des formes
différentes, comme toujours, elles « re »commencent par le début en
s’émancipant de la tutelle masculine, dont l’exercice se manifeste par
l’appropriation du corps de l’autre. Mais cette fois-ci, le mouvement, presque
inorganisé, spontané, est global. Il sera difficile de revenir en arrière. La
difficulté est ailleurs, elle consiste à imaginer demain en l’absence d’une
domination réelle. Si la liberté des femmes n’a cessé d’être contestée, c’est
que sa logique politique entraîne toutes les autres et par là l’organisation
des sociétés, fondée sur la domination du plus vulnérable. Là est le défi réel.
mardi 6 février 2018
Ne pas donner à relire ces mots quand ressurgit l’antisémitisme
Tribune de Gisèle Berkman sur la réédition des pamphlets antisémites de Céline, publiée dans Libération le 18 janvier 2018
Au terme d’un véritable combat médiatique, les
éditions Gallimard semblent avoir perdu la partie. Le communiqué
d’Antoine Gallimard, annonçant à l’AFP que l’édition des pamphlets de
Céline était ajournée, peut apparaître comme un aveu d’échec. On peut
toutefois supposer que Gallimard considère avoir perdu une bataille,
mais pas la guerre. Qu’il suspend, mais ne renonce pas, la nuance est de
taille. Et qu’il s’agit là d’une stratégie dilatoire, destinée à
laisser les passions se calmer. Comme si, malgré les salves des tribunes
et des mises au point, rien, au fond, n’avait été entendu.
Est-ce à dire que lorsque l’opinion se sera un peu
«apaisée», comme on dit d’un enfant qui s’endort après avoir fait son
caprice, une édition orchestrée par un comité de «sages», historiens si
possible, pourra avoir lieu ? La véritable question touche à la lecture
de Bagatelles pour un massacre, des Beaux Draps ou de l’Ecole des cadavres.
A l’effet qu’ils ont pu produire, qu’ils produisent encore sur le
lecteur. La partition entre le lecteur éclairé, en mal d’une édition
critique qui pose enfin les choses avec «sérénité», et le lecteur
antisémite, qui a déjà accès aux pamphlets sur Internet et n’en a
nullement besoin pour alimenter sa haine, nous apparaît simpliste. Il
faut poser la question de façon radicale, dans la mesure où aucun
lecteur, y compris le plus «éclairé», ne sort indemne d’une telle
lecture. A moins de ne pas savoir, ou de ne pas lire.
Chaque phrase, chaque mot, est un appel au meurtre. Ainsi, dans Bagatelles pour un massacre, de ce portrait qui allie délire antisémite et racisme anti-Noirs, dont les Juifs sont pour Céline les descendants : «Tout
de même, il suffit de regarder, d’un petit peu près, telle belle gueule
de youtre bien typique, homme ou femme, de caractère, pour être fixé
à jamais… Ces yeux qui épient, toujours faux à en blêmir… Ce sourire
coincé… Ces babines qui relèvent : la hyène… Et puis, tout d’un coup,
ce regard qui se laisse aller, lourd, plombé, abruti… Le sang du nègre
qui passe…»
On pourrait citer cent autres passages pareillement fourbis à
la haine la plus enragée. On sait bien que le jeu est pipé. Pour les
commissaires politiques à l’esthétisation du texte, la puanteur des
textes est le signe de sa performance. L’or et la boue, au rouet depuis
Baudelaire… Singulière façon de sanctifier la littérature tout en criant
haro sur la tyrannie du «politiquement correct», cette machine à banaliser l’abjection.
Mais a-t-on bien entendu cette violence meurtrière et, à
chaque phrase, comme un «l’ai-je bien descendu ?» qu’il faut prendre ici
à la lettre ? C’est que l’auteur est ingénieux, qui a lui-même
orchestré sa propre légende d’auteur maudit, qui sait ce qu’énonciation
veut dire, qui construit, par exemple, Bagatelles pour un massacre
autour d’un pseudo-dialogue perversement orchestré entre Céline et un
interlocuteur nommé «Gutman», ah le «bon homme», le brave Juif qui a le
bon goût de laisser déblatérer son interlocuteur à longueur de page !
L’abjection est soigneusement pesée, soupesée.
C’est cette alliance de démesure dans l’invective et de ruse
énonciative qui doit alerter, en ce qu’elle constitue une capture
perverse, signant la défaite de tout appareil critique, si scrupuleux
soit-il. Va-t-on mettre une note de bas de page au mot «youtre» ? Il ne
s’agit pas de censurer. Mais bien de considérer que le lecteur se
retrouve ligoté, fasciné, dans la mesure où la haine procure une
jouissance abjecte qu’il est malaisé de regarder en face. Juste une phrase, dans l’Ecole des cadavres : «Luxez le juif au poteau ! y’a plus une seconde à perdre !»
Et on nous parle encadrement, accompagnement «serein» ? Comme si
ces mots ne résonnaient pas avec la résurgence actuelle de
l’antisémitisme.
A l’heure où l’antisémitisme, tout comme le racisme, se voit
ravalé au rang d’une opinion comme une autre, où certains assimilent à
nouveau «juif» et «argent» et croient dur comme fer à une manipulation
du monde par les Juifs, invoquer une lecture sereine, enfin «apaisée»,
des pamphlets, est rien moins qu’une manipulation grossière.
«Accompagner» la haine ? Encore faudrait-il pour cela que le
lecteur soit en mesure d’analyser le dispositif d’identification
perverse dans lequel le pamphlet vise à le piéger, et qu’au-delà, il
soit en mesure de ressaisir sa propre haine comme réponse à un monde de
plus en plus brutalisant où les pulsions se voient en quelque sorte
renaturalisées. Encore faudrait-il qu’il soit en mesure de la ressaisir,
donc, mais aussi de la surmonter. Rien n’est moins sûr.
Quant à savoir si l’école joue son rôle dans cet
«accompagnement» (le mot est pourtant un mantra de la pédagogie), force
est de répondre que non. Sur quel discernement prétend-on tabler
lorsqu’un récent sujet de bac comportait, au rang des «personnages de
roman repoussants», un portrait de Juif par Albert Cohen dont il eût
fallu être bien cultivé pour évaluer la teneur d’autodérision ?
Lorsqu’un corpus de bac de français consacré à la déshumanisation
juxtaposait un extrait du Voyage au bout de la nuit consacré au travail à la chaîne dans les usines Ford, et… un extrait de Si c’est un homme,
de Primo Levi, décrivant la sélection pour les chambres à gaz à
Auschwitz ? Oui, on a bien lu : Céline et Primo Levi, même combat au
regard de l’Education nationale !
De quelles armes critiques disposent les élèves face à
pareilles confusions ? Telle est à nos yeux la question la plus urgente.
Elle implique de rester vigilants : ajourner, suspendre, ne saurait
être renoncer à publier.
Gisèle Berkman
lundi 5 février 2018
Ne faisons pas la promotion d’une pensée identitaire
Tribune de Sébastien Ledoux publiée dans Le Monde le 3 février 2018.
Sébastien Ledoux
La
commémoration est d’abord et avant tout une pratique sociale collective de
remémoration qui prend pour objet le passé. Elle peut survenir « par le
bas », c’est-à-dire s’effectuer spontanément par des individus comme on a
pu l’observer après les attentats de janvier et de novembre 2015 à Paris ou
après celui de Nice en juillet 2016. Les pratiques commémoratives peuvent aussi
être instaurées dans un rituel de deuil et d’hommage par des organisations en
dehors de toute intervention de l’Etat. Des associations juives de rescapés des
camps d’extermination comme l’Amicale des Anciens Déportés Juifs de France ont
ainsi organisé chaque année à partir des années 1950 la commémoration de la
rafle du Vel d’Hiv’ avant qu’elle ne devienne journée nationale par décret présidentiel
en 1993. Certaines commémorations non officielles sont parfois instituées en
réaction au discours officiel comme celles qui ont vu le jour en Martinique
dans les années 1960-1970 pour rendre hommage le 22 mai aux esclaves qui s’étaient
soulevés pour l’application du décret d’abolition en avril 1848. Les
commémorations officielles quant à elles fixent et encadrent des hommages qui
disent quelque chose de la mise en perspective de l’histoire nationale qui
évolue avec le temps. La commémoration de la Première Guerre mondiale a été
fixée au 11 novembre par une loi du 24 octobre 1922 pour rendre hommage à la
victoire et à la paix, mais une loi récente du 28 février 2012 a institué le 11
novembre comme une journée d’hommage national aux morts pour la France.
Si les objets
du passé commémorés sont ainsi extrêmement divers (évènements, individus) et
prennent des modalités diverses mouvantes, ils ont pour signification
anthropologique et philosophique un sentiment de dette des contemporains envers
ce que l’on commémore, c’est-à-dire
un passé entendu d’abord comme une « chose absente » (Ricoeur) et
dont l’absence concerne la collectivité humaine eu égard à ce que ce passé lui
à apporté (commémoration du 14 juillet par une loi de 1880 par exemple) ou lui
à retiré (commémoration du Vel’ d’Hiv’ par exemple). Ce qui est commémoré, au-delà
des individus ou des évènements, est une expérience humaine inscrite comme
ressource de sens dans un horizon d’attente. C’est donc à partir de ce ressort
puissant à l’échelle individuelle et collective que l’on doit situer les
réactions à la décision de commémorer en 2018 la naissance de l’écrivain Charles
Maurras né en 1868 et connu notamment pour ses positions nationalistes, antisémites
et antirépublicaines. Les
commémorations officielles pour rappeler les pages sombres de l’histoire
nationale se sont multipliées depuis les années 1980. Si elles ont été
acceptées, si elles ont pu faire sens collectivement, c’est à titre symbolique
au nom de l’hommage rendu aux victimes et non en souvenir de ceux qui ont
participé aux crimes ou soutenu par adhésion idéologique les responsables de
ces crimes. Rappelons d’ailleurs que Maurras a été condamné dès janvier 1945 à
la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale pour son
soutien actif au régime de Vichy. Commémorer n’est pas célébrer
bien sûr mais la commémoration -et davantage encore la commémoration officielle
prescrite par un Etat- relève d’un cadre social particulier de la transmission
du passé qui produit une mise en intrigue spécifique. Si l’action et la pensée
de Charles Maurras doivent être transmises pour notre connaissance du passé
national dans toute sa complexité et sa conflictualité, elles peuvent
difficilement l’être dans le cadre de commémorations publiques qui déterminent
ce qui dans le passé peut faire ressource de possibles pour le présent et
l’avenir d’une collectivité nationale arrimée aux principes de la République. L’acte
de commémorer est intrinsèquement lié à la dimension symbolique de l’hommage.
Pour une institution républicaine qui ambitionne une mise en récit de l’histoire
nationale par la voie commémorative, les choix imposent une grande clarté à
l’heure où la promotion d’une histoire identitaire contre-républicaine va bon
train, où le passé national tient souvent lieu de "réconfortification" et où les
propos et actes antisémites se banalisent. Il conviendrait dans ce contexte de rappeler
des évènements ou des individus qui ont, par leurs actes et/ou leurs pensées, ouvert
les traces et promesses inachevés d’un espace collectif commun, celui de la
République, dont le devenir reste, pour nous contemporains, à accomplir.
dimanche 4 février 2018
Commémorer, c'est bien plus que célébrer
Tribune publiée dans L'Humanité le 2 février 2018.
Les polémiques autour des enjeux sociaux et politiques des
cycles de plus en plus intenses de commémorations et des hommages
nationaux et étatiques à telle ou telle personne se multiplient au fil
des années au rythme d'une démultiplication de ces modalités
particulières de faire récit et de faire vivre des mémoires. Nous étions
un certain nombre à nous réjouir, au CVUH comme ailleurs, de la
suppression du nom de Charles Maurras de la liste des commémorations
nationales pour l'année 2018, à la suite du débat et de l'émotion
légitimes provoqués par la prise de conscience de la présence du
fondateur de l'Action française dans cette liste. Nous avons été étonnés
de lire dans le numéro du Monde daté de mardi 30 janvier une
justification de la présence sur cette liste de Charles Maurras,
nationaliste fanatique et anti-républicain militant, de la part de deux
des historiens membres du Haut Comité aux Commémorations nationales,
Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, et encore plus étonnés de découvrir
l'argumentation visant à la légitimer.
Pour ces
historiens, commémorer ne serait pas célébrer, et donc ne reviendrait
pas à légitimer l'antisémitisme, la xénophobie, l'anti-protestantisme,
l'anti-maçonnisme fondamentaux de ce penseur de l'extrême droite
monarchiste, dont les idées et les actes ont joué un rôle
particulièrement délétère aussi bien dans la vie politique que dans la
vie intellectuelle et sociale de la France et de l'Europe, de la période
de l'Affaire Dreyfus aux lendemains de la Seconde guerre mondiale.
Notre étonnement est d'autant plus fort que Jean-Noël Jeanneney anime
une émission hebdomadaire intitulée Concordance des temps sur
France Culture, dans laquelle il interroge la circulation entre le
passé et le présent, et que Pascal Ory, auteur de nombreux ouvrages
ayant trait à la vie politique et culturelle de la France, a réfléchi
depuis de nombreuses années sur la question des commémorations aussi
bien que sur le phénomène de la collaboration. Nous apprenons au passage
que si le mot " célébrations " a été remplacé par le mot "
commémorations ", ce serait pour éviter les ambiguïtés et "
l'impossibilité qu'il y avait à 'célébrer' Céline ", référence à la
polémique qui a eu lieu en 2011, suite à l'inscription de
Louis-Ferdinand Céline sur cette même liste des commémorations
nationales. Il n'y aurait donc en revanche aucune difficulté à le
commémorer, lui l'auteur de pamphlets ignobles, comme à commémorer
Charles Maurras, lui dont le journal justifiait pendant la Seconde
guerre mondiale, sous la plume de Michel Déon qui fut son secrétaire, le
fait d'aller au STO par opposition à l'acte d'aller rejoindre le
maquis, et dénonçait les résistants comme étant des terroristes, sans
parler de l'antisémitisme continuellement entretenu. Pire, en refusant
comme d'autres la commémoration de Charles Maurras, nous serions les uns
et les autres en contradiction avec nous-mêmes, qui n'acceptons pas
l'oubli et encore moins la négation des crimes commis au nom de la
France. Et il s'agit bien là d'histoire, autant que de mémoire.
Pourtant,
ces arguments nous semblent entretenir une certaine confusion, au nom
même de la clarté et de la complexité historiennes. Tout d'abord, il
n'est pas certain intellectuellement ni nécessaire moralement qu'une
nation, ou un groupe social quelconque, doive absolument célébrer ou
commémorer des événements pas plus que des humains décédés ou des œuvres
du passé. Il n'y a là qu'un ensemble variant de constructions
historiques et anthropologiques qui ne sont en aucun cas les garants
d'un bien-être commun, voire qui peuvent être l'occasion de fractures et
de division. Mais si on en fait le choix, il ne peut s'agir que
d'événements, d'actes, d'êtres ou d'œuvres doués d'un sens éthiquement
fort et positif, en adéquation avec les valeurs communes proclamées par
une société (en l'occurrence pour la République française, sa devise :
liberté, égalité, fraternité). A ce titre, la multitude des figures et
des événements présents dans la liste des commémorations à venir pose
de nombreuses questions, au-delà du cas de Charles Maurras. Tout
d'abord, cela n'exclut en rien la complexité des existences, des pensées
et des actes, cela n'exclut pas l'analyse des moments sombres, mais à
la condition de ne pas confondre un événement et un être humain. La
complexité d'une situation n'est pas le choix d'un sujet humain
confronté à l'événement. Commémorer la rafle du Vel d'hiv, l'affaire
Dreyfus, la Saint-Barthélémy, selon l'exemple choisi par Jean-Noël
Jeanneney et Pascal Ory, ce n'est pas célébrer ni commémorer le
lieutenant colonel faussaire Henry, Philippe Pétain, Pierre Laval ou
Charles IX ; cela ne souffre aucune ambiguïté, d'autant que le travail
d'histoire et de mémoire a eu lieu. En un mot, il s'agit de se souvenir
d'événements, de conflits, de luttes, qui sont constitutives d'une
mémoire collective et d'une histoire collective dont nous devons assumer
les antagonismes.
Commémorer
Maurras quel sens cela aurait-il eu ? Parce qu'ensuite, selon les mots
de Pascal Ory, commémorer, c'est plus que célébrer. Et en effet, la
palette de la notion de commémoration, nettement plus large que celle de
célébration, englobe non seulement les actes officiels de célébration,
mais encore toutes les manifestations publiques, toutes les
publications, dans un sens ou dans l'autre, qui accompagnent
potentiellement une commémoration, puisque nous ne sommes pas sous un
régime de dictature autoritaire. Il ne saurait alors être question de
censure. Comment donc empêcher préventivement ou a posteriori des
actes de réhabilitation de Charles Maurras et de la mouvance
idéologique qui l'a accompagnée ? Comment donner un sens éthique à cette
commémoration, à côté de celle de Couperin, parmi d'autres exemples, et
alors que la préface du livre des commémorations invite au plaisir de
la découverte ? Il est étrange que ces deux historiens, connus et
chevronnés, aient négligé le risque de légitimation d'un tel nom diffusé
dans l'espace public au nom même de l'Etat-nation. La mouvance
d'extrême droite, qui n'a de cesse de se faire entendre et de
s'abstraire des interdits et des barrières éthiques et juridiques
élaborées depuis la Seconde guerre mondiale, n'en demandait pas tant.
Qui plus est, alors qu'il a été difficile de faire comprendre ce en quoi
la " dédiabolisation " du Front national n'était qu'une stratégie
électorale qui recouvrait le même fonds idéologique dangereux, un tel
choix aurait semblé apporter une caution intellectuelle à cette
stratégie. Enfin, le contexte international, et tout particulièrement en
Europe de l'Est, comme les exemples polonais et hongrois ne cessent de
nous le rappeler, vient souligner que les ambiguïtés mémorielles et
historiennes, officielles ou non, servent aujourd'hui avant tout à
cacher des entreprises de réhabilitation d'un nationalisme autoritaire,
fermé, xénophobe et antisémite, qui a régné dans tout l'est de l'Europe
dans les années 30 avant de triompher grâce à l'expansion de l'Axe,
pendant la Seconde Guerre mondiale. Un renouveau dont la parenté avec
l'Action française de Charles Maurras n'est plus à démontrer. Il n'est
nul besoin d'une commémoration nationale pour lire Charles Maurras de
façon critique et pour prendre connaissance de son influence. Il y a
suffisamment de publications et de travaux universitaires pour cela.
Mais il est nécessaire d'éviter tout risque de réhabilitation, ce qu'une
commémoration officielle n'aurait pas manqué de produire.
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