Le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH) (1) a déjà largement souligné que, depuis quelques mois, le passé et l’histoire ne sont plus seulement l’objet d’une politique commémorative et d’organisation du souvenir, mais deviennent les instruments privilégiés de contrôle du débat public et de régulation de la vie politique. Nous sommes ainsi face à un pouvoir qui fait de la provocation mémorielle un système de gouvernement.
La dernière proposition présidentielle qui confie à chaque enfant de CM2 la mémoire d’un des 11000 enfants français victimes de la Shoah a suscité de nombreuses réactions critiques que nous partageons. Elles soulignent les risques d’accentuation de la communautarisation et des concurrences mémorielles, d’importation démesurée des affects dans la relation au passé, d’empiètement du pouvoir politique sur les prérogatives pédagogiques des enseignants, et enfin des conséquences psychologiques d’une telle mesure sur les enfants. Il a été remarqué à juste titre que la décision semble exclure de cette politique mémorielle les enfants juifs non nationaux. Ajoutons que l’instrumentalisation politique d’un drame aussi singulier que le génocide des Juifs, qui camoufle au passage les responsabilités de l’ensemble des acteurs de la collaboration, ne permet pas une véritable quête d’intelligibilité de cet épouvantable moment historique. Il y a bel et bien là un processus de déshistoricisation par le choc de la violence qui réduit la raison au silence.
La surenchère du lendemain à Périgueux qui impose l’apprentissage dans les écoles de l’hymne national « à l’écoute duquel ils [les enfants] devront se lever » vient confirmer une mécanique désormais bien rodée : Nicolas Sarkozy poursuit son œuvre de prestidigitateur en amalgamant la loi, la décision personnelle, la morale, l’histoire et l’émotion ou en transformant des figures historiques individuelles ou collectives en emblèmes nationaux. Cette confusion calculée repose sur l’articulation systématique du patriotisme, du sacrifice et de l’identification. La lecture de la lettre de Guy Môquet dans les Lycées a bien créé un précédent (2).
Le CVUH ne considère pourtant pas l’école comme un sanctuaire à l’abri de toute réflexion mémorielle, et ne dénie aucune légitimité au rôle de l’émotion dans l’enseignement de l’histoire. La transmission d’un passé tragique relève d’une combinaison délicate entre le sensible et l’analyse plus froide de la complexité de l’événement. Dans cette progressive mise à distance repose la possible compréhension. A cet égard, l’école primaire dispose déjà de nombreux outils pédagogiques pour enseigner le génocide des Juifs. Par son approche pluridisciplinaire, elle permet la rencontre entre la parole singulière portée par l’art ou la littérature et la discipline historique, et interdit toute attitude empathique passive. La mémoire de ces enfants morts mérite mieux que l’identification sous contrainte ordonnée par la mesure présidentielle.
Les incessants bricolages mémoriels du gouvernement nécessitent aujourd’hui une véritable réflexion collective sur le fonctionnement de ces nouvelles technologies de pouvoir qui conduisent à des perspectives très inquiétantes quant aux représentations que nos sociétés produisent d’elles-mêmes et de leur histoire.
Comité de Vigilance face aux usages publics de l’Histoire
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Notes :
(1) Le CVUH est une association qui regroupe enseignants-chercheurs et professeurs du Secondaire. Son Président actuel est Gérard Noiriel. http://cvuh.blogspot.com/
(2) A paraître : Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt, Sophie Wahnich (dir) ,Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, collection Passé/Présent, Agone, avril-mai 2008.