Les récentes manifestations de soutien en faveur du magistrat Baltasar Garzón alors qu’il était menacé de destitution pour avoir officiellement osé demander l’ouverture d’une procédure judiciaire en défense des victimes des crimes de la guerre civile et du franquisme, ce qui a été confirmé le 14 mai 2010, ont réussi à porter sur la scène internationale les enjeux d’un conflit mémoriel irrésolu qui persiste en Espagne depuis la période en question. Les attaques politiques et institutionnelles menées contre Garzón ont provoqué une levée de boucliers d’une part importante de la société civile, d’ONG de droits humains, de juges, de politiciens, d’intellectuels ou de personnalités publiques, qui ont manifesté leur opposition à cette atteinte au respect des droits humains insoutenable dans une démocratie digne de ce nom.
Le Conseil des droits humains des Nations unies (CDHN), siégeant à Genève, a placé l’Espagne au cœur de ses discussions. Si, comme l’a souligné le secrétaire d’Etat aux Affaires constitutionnelles, José Luis de Francisco, ce pays se distingue depuis quelques années pour ses avancées progressistes telles que la lutte contre la violence de genre, le droit au mariage homosexuel ou la « loi de récupération de la mémoire historique », il a dû répondre, le 6 mai 2010, de son attitude inverse face à « l’impunité des crimes franquistes » devant les 55 membres du CDHN. Les critiques les plus acerbes sont venues de plusieurs pays d’Amérique latine, une région pour laquelle la transition espagnole a longtemps représenté un modèle exemplaire.
Parmi les imposantes mobilisations qui ont relayé le mouvement de protestation dans plus de 21 villes d’Espagne, mais aussi au Portugal, en France, au Mexique et en Argentine, citons celle qui a occupé, samedi 24 avril 2010, l’avenue d’Alcalá, artère emblématique de la capitale. L’itinéraire a suivi celui des manifestations habituelles, depuis la place de Cibeles, au pied du Palais des Communications, jusqu’à la porte du Soleil, la puerta del Sol, cœur symbolique de la ville, pendant près de deux heures. L’assistance, dont les estimations se situent entre 59’700 et 100’000 personnes, a réuni une grande diversité de manifestants, de tous âges, de diverses nationalités, professions ou appartenances politiques, proches ou non des victimes de la répression franquiste, tous réunis par la nécessité de leur rendre justice et de défendre l’universalité des droits humains.
A cette démonstration citoyenne massive s’est ajoutée la lecture à plusieurs voix d’un Manifeste de la « plateforme contre l’impunité du franquisme ». Le cinéaste Pedro Almodovar, l’écrivain Almudena Grandes, le détenu durant de longues années de la dictature, Marcos Ana et le porte-parole de l’ONG Human Rights Watch Reed Brody ont souligné leur solidarité avec les victimes qui demandent vérité, justice et réparation. Pointant l’ironie d’une magistrature espagnole qui n’applique pas dans son propre pays les normes qu’elle a fièrement arborées pour juger à juste titre les tortionnaires en Amérique latine, ils ont rappelé aux représentants de l’Audience nationale qui entendent condamner Garzón que les véritables crimes sont les assassinats et les disparitions forcées, et non l’investigation. Le fait qu’une initiative soutenue par la Phalange espagnole et le groupe d’extrême droite Manos limpias (mains propres) ait réussi à paralyser le procès contre les crimes franquistes est un scandale sans précédent dans l’histoire de la démocratie espagnole. La « loi de récupération de la mémoire historique » est un processus qui doit se poursuivre pour éviter que de tels non-sens se reproduisent. Enfin, les porte-parole ont rappelé que la société civile a tenté d’exprimer dans la rue, au-delà des labyrinthes de l’argumentation judiciaire, le fait que c’est la dignité des victimes qui est en jeu. Le Manifeste s’est clos par une minute de silence en leur hommage pour dire « non à l’impunité ».
Parallèlement à la marche organisée pour soutenir l’action de Garzón, la concurrence mémorielle s’est illustrée de manière asymétrique par un cortège réduit à une plus simple expression : 100 phalangistes de tous âges qui ont défilé bras levé, entonnant l’hymne franquiste du Cara al Sol en longeant la rue Génova. Ce parcours est emblématique puisque cette rue a vu naître le fondateur de la phalange, José Antonio Primo de Rivera. La marche des héritiers directs du fascisme espagnol, co-auteurs de la pétition pour destituer le juge Baltasar Garzón, s’est arrêtée devant le siège du Tribunal suprême pour réclamer la tête du magistrat. Les dirigeants n’ont pas participé à cette marche. Le Conseil national du parti s’était réuni pour préparer une réponse à son exclusion de la procédure par le même juge d’instruction (Luciano Varela) qui a mis en cause la personne de Garzón.
Aujourd’hui, la rue Génova héberge également la direction du Parti populaire, qui n’a pris part à aucune des manifestations, mais dont le positionnement dans cette affaire a consisté à défendre les décisions du Tribunal, garant du respect de la « démocratie », et à accuser les manifestants de vouloir « rouvrir les blessures du passé ». Cette argumentation, qui défend les décisions de la magistrature au nom de la loi d’amnistie de 1977, cache aussi une motivation moins humaniste. L’ostracisme qui frappe le juge Garzón serait fort bienvenu dans la mesure où ce magistrat a dirigé, au cours de ces derniers mois, une enquête nationale contre un imposant réseau de corruption dans lequel sont impliqués de hauts dirigeants du PP (l’affaire Gürtel, regroupant des délits de détournement de fonds publics, de financement illégal du parti et de fausses factures). L’image du parti a ainsi été fortement mise à mal par les enquêtes ordonnées par Garzón. Prise dans ce contexte, l’instrumentalisation du passé par le PP, qui consiste à rappeler les devoirs de respect de la loi d’amnistie de 1977 répond ainsi avant tout à ses intérêts politiques les plus immédiats. Elle relève également d’une stratégie à géométrie variable tant cet appel au respect des tribunaux n’est plus de mise face aux enquêtes qui entachent les membres corrompus du parti.
Quoi qu’il en soit, ces confrontations mémorielles du 24 avril 2010 ont révélé qu’une large majorité de la société civile espagnole était désormais encline à placer le jugement des « crimes contre l’humanité » au-dessus du consensus politique hérité de la transition, qui semble avoir révélé toutes ses limites.
Déconstruire les usages publics de l’histoire dans un contexte donné contribue à mieux comprendre une société
Pour comprendre cet infléchissement mémoriel des Espagnols par rapport à leur passé traumatique, mais aussi les dangers que soulèvent la judiciarisation de la mémoire proposée par Garzón et les récents usages de l’histoire pratiqués par les associations pour la « récupération de la mémoire historique », il est nécessaire de rappeler que les enjeux de mémoire actuels en Espagne sont le fruit de l’instrumentalisation politique du passé qui a été mise en place dès la guerre civile. Mémoires multiples, enchevêtrées, mythes reproduits consciemment ou inconsciemment, y compris par les historiens, ces confusions sont l’écho d’usages mémoriels qui se déclinent en trois temps : l’épisode traumatique de la guerre civile (1936-1939), la dictature franquiste (1939-1975) et la période succédant à la loi d’amnistie de 1977.
1936-1939 : l’usage en guerre des mémoires concurrentielles
Durant les hostilités, les acteurs en lutte ont diffusé des « romans nationaux » concurrentiels au service de leur idéologie, interprétant le passé, mais aussi le présent dans un vaste effort de propagande. La guerre civile a constitué un espace de « re-nationalisation » pour l’Espagne contemporaine. L’usage patriotique de l’histoire et de la culture a représenté un outil privilégié au service des projets politiques en jeu. La recherche de l’unité, basée sur la ré-invention de valeurs fédératrices, ou l’élaboration d’appartenance à des comunautés imaginaires, mais aussi la construction d’une figure stéréotypée de l’ennemi, ont constitué les sillons de ces multiples intrumentalisations mémorielles.
Du côté franquiste, la nostalgie d’un passé sélectif, axée sur la grandeur impériale, l’autorité du Chef et les valeurs traditionnelles, a été placée au service d’un projet politique nationaliste et autoritaire qui a été légitimé par la hiérarchie catholique dès les premières semaines du conflit. Le combat des nationalistes entendait justifier leur nouvelle « Croisade » par la nécessité de récupérer l’« espace vital » nécessaire à la « race espagnole ». Ils se sont revendiqués d’une lignée de chefs historiques ibériques, en majorité castillans, ayant contribué à faire de l’Espagne une puissance coloniale.
Le passé sélectionné par la propagande franquiste s’est appuyé sur des mythes collectifs de l’impérialisme catholique médiéval de la Reconquista tels le Cid ou Saint-Jacques le Matamore. L’histoire, supplantée par le mythe, a convergé vers l’idée d’une Espagne unifiée et impériale qui a servi de prétexte à l’exaltation nationaliste contemporaine. D’autres figures historiques, liées à la construction de l’Empire espagnol, ont été instrumentalisées par le régime franquiste. Il s’agit notamment des Rois Catholiques Isabelle et Ferdinand, de Charles Quint et de Philippe II. Le culte de la pensée impériale s’est inscrit dans le sillage d’une longue tradition d’usage politique du passé, issue de la fabrication de récits identitaires, à l’instar de nombreuses nations en quête de légitimation à la fin du XIXe siècle. Cette « invention de la tradition », selon les termes d’Hobsbawm et Ranger, s’est traduite dans les milieux conservateurs au cours des années 1930, par le projet d’un Nouvel Etat autoritaire et expansionniste en réponse à une « Espagne en ruine ». Le mythe impérial a notamment été réinvesti par le mouvement national-syndicaliste, par la Junte castillane d’action hispanique, par le parti Action espagnole et par la Phalange. La Conquête était perçue comme un Age d’Or qui avait été corrompu par la contagion d’idées révolutionnaires et libérales du XVIIe au XIXe siècles, piliers de l’anti-Espagne, un paradis perdu qu’il s’agissait de retrouver.
La guerre civile a ainsi ouvert la voie à une « re-nationalisation » de l’histoire que les franquistes ont abondamment exploitée sur le modèle suivant :
Le 17 juillet 1936, l’Armée, secondée par le peuple et les milices, s’est érigé avec le devoir sacré de sauver l’Espagne d’un Gouvernement anticonstitutionnel, tyrannique et frauduleux, qui livrait notre Patrie au communisme international.
L’Armée, les chemises bleues de Castille et les bérets rouges de Navarre, emplissent les rues et les places de leurs vibrants hymnes. L’épopée glorieuse de la Reconquête commence. […] Nous sommes en présence d’une guerre qui revêt, chaque jour un peu plus, le caractère d’une croisade, d’une grandeur historique et d’une lutte transcendantale de peuples et de civilisations. Une guerre qui, une fois de plus dans l’Histoire, a élu l’Espagne comme champ de tragédie et d’horreur, pour résoudre et apporter la paix au monde devenu fou aujourd’hui.
Cet usage mémoriel faisait écho aux alliances politiques décisives qui se sont nouées au fil du conflit. Le 29 septembre 1936, Francisco Franco de Bahamonde, nommé Chef d’Etat par la Junte de Défense des insurgés, a reçu la bénédiction de l’évêque Pla y Deniel qui a salué sa « Croisade » par une lettre pastorale. En novembre, la machine répressive a été instituée par la création des conseils de guerre et en avril 1937, l’unification des plus grands partis du Mouvement national a été décidée. Enfin, en 1938, avec la mise en place officielle du gouvernement nationaliste à Burgos, le « sacre » de Franco à la cathédrale a transformé le chef militaire en dictador máximo, contrôlant l’administration de l’Espagne nationale et sa propagande.
De son côté, le gouvernement républicain a également recouru à l’usage public de l’histoire au cours de la guerre civile au service d’une « Espagne Nouvelle », démocratique, antifasciste, aux prises avec les auteurs du coup d’Etat de 1936. Cette diffusion faisait écho à la vision d’une part importante des intellectuels progressistes qui ont participé à la construction d’une identité nationale au cours de la première étape de la République (1931-1933). Ils avaient alors exclu des organes de décision les valeurs traditionalistes, monarchiques ou catholiques conservatrices. Les deux années suivantes, marquées par le retour des partis conservateurs et réactionnaires au gouvernement (1934-1936), ont par contre été marquées par l’annulation des réformes et par la répression face aux revendications ouvrières. L’exemple le plus marquant reste celle qui a étouffé la grève minière dans les Asturies et une mobilisation dans les grandes villes de la péninsule, pour protester contre le changement de direction politique du gouvernement. Le jeune militaire Francisco Franco, chargé d’organiser la répression à la tête des troupes coloniales, a fait une première entrée violente sur la scène nationale. Ce contexte de crise a semble-t-il joué un rôle dans les élections de février 1936, qui débouchent sur une configuration plus progressiste. Le coup d’Etat de juillet des généraux réactionnaires a dès lors été annoncé au nom d’un retour à une République conservatrice. Mais cette tentative de renversement s’est enlisée dans une confrontation de longue durée, nourrie par les divergences politiques.
La propagande des défenseurs de la légitimité du gouvernement de 1936 a convoqué les figures progressistes de l’histoire politique espagnole pour les placer au service de la nouvelle identité républicaine. Les marques de « re-nationalisation » de l’histoire par une « République en guerre » vont se centrer sur une vision diachronique des épisodes « illustrés » de l’Espagne « intentionnellement passés sous silence » par les conservateurs et incarnant une société multiculturelle et tolérante. Des figures symboliques ont été choisies par les autorités républicaines pour incarner historiquement ces valeurs. Le passé médiéval a été, par exemple, abordé sous l’angle des apports de la civilisation éclairée d’Al Andalus. Le XIXesiècle, dénigré par les monarchistes et les catholiques, a incarné la volonté de construire une nation libérale. Le modèle de la Constitution de 1812 à Cadiz a été opposée au modèle de l’Espagne impériale des XVe et XVIe siècles, ainsi qu’aux figures des Rois Catholiques et de Charles V, que les conservateurs exaltaient inlassablement. La relecture de la Ière République de 1873, vue comme un prélude à la proclamation de la IIe République en 1931, a légitimé le combat des « républicains » dans la durée. La République en guerre s’est donc exclusivement établie en filiation avec le bienio progressiste (1931-1933), au risque de se figer dans une représentation utopique de démocratie idéale. L’icône du « peuple en armes » luttant contre l’envahisseur a servi de grille de relecture du passé. L’épisode du soulèvement des Madrilènes le 2 mai 1808 face à l’occupation napoléonienne est notamment devenu une représentation dominante de la lutte pour la liberté. Représentation des minorités opprimées, elle est devenue le reflet de la République menacée.
Cette instrumentalisation en faveur du gouvernement républicain cherchant à fédérer les forces intérieures et extérieures a progressivement glissé vers une uniformisation politique moins tolérante qui a occulté les divergences internes. Les épisodes de forte répression exercée sur les mouvements révolutionnaires durant le bienio negro, par exemple lors de la révolte des Asturies en 1934, ont été passés sous silence. La question épineuse du conflit avec les groupes dissidents durant la guerre civile comme le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) ou la Confédération nationale des travailleurs (CNT) et la Fédération anarchiste ibérique (FAI), ont subi le même sort.
Dans ce contexte d’affrontement politique, l’usage des armes est venu prolonger la portée de la propagande. Par contre, comme l’ont relevé les études de ces dernières années, le recours à la violence n’a pas répondu aux mêmes dynamiques. La force et la violence ont connu un déploiement foncièrement asymétrique au détriment du camp républicain.
Dans les zones restées fidèles à la République, la guerre, notamment au cours des premiers mois, a provoqué un usage incontrôlé des armes par des milices, des comités locaux ou des individus isolés. L’Etat républicain a perdu à cette occasion le monopole de l’exercice de la violence. Le « peuple en armes » a également exercé une justice expéditive envers des propriétaires terriens ou industriels, de même qu’auprès d‘« indécis » qui refusaient de choisir leur camp. Néanmoins, cette violence ne peut être assimilée en qualité et en nombre aux exécutions massives par des troupes de choc franquistes pour qui la prise du pouvoir par la force (violence physique et psychologique) est devenue une méthode encouragée, autorisée, voire systématique. Elle s’est déclinée en deux temps : d’abord le coup d’Etat (assassinats extrajudiciaires, représailles directes sur les dissidents politiques, disparitions forcées, fosses communes), puis la violence paraétatique durant la guerre civile (camps de concentration, jugements militaires, travail forcé). Et, encore une fois, le nombre des victimes et la durée de la violence franquiste (bien au-delà de la guerre) ont été éminemment supérieurs aux débordements observés dans le camp républicain.
1939-1975 : le corsage mémoriel des « vainqueurs »
Après le conflit, la violence a persisté dans l’Espagne de Franco. La répression de l’après-guerre (prison, torture, camps de concentration, jugements militaires expéditifs, politiques mémorielles discriminantes, lois répressives, intimidation, contrôle) a servi de remède prophylactique pour éradiquer l’ennemi politique. En 1940, Franco a notamment chargé le Ministère de la Justice de mener une enquête sur les agissements de ses membres depuis 1936 en vue de leur condamnation et d’éventuelles réparations pour les victimes franquistes. Une commission, la Causa General, a été créée pour dispenser cette justice unilatérale.
La propagande est venue justifier ces agissements en imputant aux vaincus la responsabilité des atrocités du conflit. Franco a tenté d’inculquer à la population, par l’éducation et la répression, une vision de l’histoire basée sur une sélection utile à la justification de sa Croisade nationale-catholique, en condamnant fortement toute opposition à la version officielle. Sa politique mémorielle a tenté d’instituer une série de cérémonies publiques à grande échelle pour imposer, dans l’espace public, sa version de l’histoire. Outre la célébration imposante de la Victoire qui a pris place le 1er avril 1939, les funérailles exemplaires du chef de la Phalange, premier parmi les martyrs de sa Croisade, ont été relayées par ce besoin incessant d’honorer les héros de son camp dans tout le territoire. Le Généralissime a ordonné des exhumations en vue de l’identification des morts de son camp et a procédé aux réparations nécessaires pour les familles de victimes franquistes. Le comble de ce culte s’est incarné dans la construction d’un mausolée géant pour ces « dignes défunts » (el Valle de los Caídos), à 14 km du mausolée des rois d’Espagne (l’Escorial), commandé par le Généralissime en 1941. La politique mémorielle des vainqueurs a donc assigné un rôle de subalternité à la mémoire des vaincus. Cette dernière, jugée déloyale et punissable, a été reléguée à la clandestinité.
Durant le « premier franquisme » (1939-1959), le mythe de la Croisade nationale-catholique et la vision impériale ont occupé l’espace mémoriel officiel. Au mythe d’une guerre providentielle est venue se greffer progressivement l’idée d’une « guerre fratricide », une fatalité dont « tous les Espagnols ont été coupables », ce qui a contribué à éluder la responsabilité des putschistes.
Depuis la France, l’historien Tuñón de Lara est apparu comme la figure dominante de l’autre historiographie de la guerre civile. Des contributions étrangères comme Le labyrinthe espagnol, de Gerald Brenan (1943), réalisées par des chercheurs moins limités par la censure espagnole, ont également dressé un portrait social et politique du conflit qui rompait avec la vision franquiste. D’autres voix venues de l’extérieur comme celles de Gabriel Jackson, Edward Malefakis, Hugh Thomas, Burnett Bolloten, Pierre Vilar, Emile Témime et Pierre Broué, Guy Hermet ou Bartholomé Bennassar ont encore alimenté ce courant. Grâce à la maison d’édition Ruedo Ibérico établie à Paris, ces ouvrages ont circulé clandestinement en Espagne, particulièrement parmi les étudiants antifranquistes. A partir de 1956, les étudiants qui protestaient contre Franco parlaient déjà du « mensonge des vainqueurs ».
Quant à la « pédagogie » du régime par la violence, si son intensité est sans commune mesure avec l’immédiat après-guerre, certaines condamnations expéditives, suivie d’une mise à mort violente se voulant exemplaire, ont constitué une arme menaçante, brandie par Franco jusqu’à la fin du régime. Les exécutions au garrot des dissidents Joaquín Delgado et Francisco Granados (1963) ou Salvador Puig Antich (1974) en sont un témoignage éloquent.
1977-2009 : Les conséquences de la « transition de velours »
Avant la mort de Franco, sa succession avait été préparée. Le jeune prince Juan Carlos de Borbón devait restaurer la monarchie. Mais le processus de changement initié au cours des dernières années a porté ce dernier à se rallier aux représentants progressistes du franquisme et la décision de mener une « transition » vers la démocratie a ainsi été officialisée. Une junte démocratique s’était formée en 1974. Elle a donné naissance en 1976 à une plate-forme de réformateurs qui n’entendaient pas donner aux institutions un tournant trop radical (abolition de la monarchie ou procès des responsables franquistes). En 1977, la loi d’amnistie, présentée comme le meilleur remède pour réaliser une transition non-violente, a été approuvée au Parlement. Les anciens arguments liés à la guerre, qualifiant le conflit de guerre « fratricide » perpétrée au nom d’une folie collective, et la nécessité d’une réconciliation « des frères » ont constitué la toile de fond mémorielle de cette période.
Néanmoins, de récentes études montrent que le ralliement à une loi d’amnistie générale visant à pacifier et à éteindre les braises de la discorde n’était pas aussi unanime. Les arrangements entre les dirigeants des partis majoritaires n’ont pas intégré les militants ou la société civile dans le processus décisionnel. Le changement semble davantage avoir été négocié au sommet de la hiérarchie politique, évitant ainsi le débat public. La particularité de cette « amnistie de velours » tient au fait qu’elle a été accordée sans conditions et avant même l’approbation de la Constitution par le Parlement, en 1978. Les acteurs de cette transition étaient donc engoncés dans le corsage mémoriel hérité du franquisme. Ainsi, aucune « Commission de Vérité » n’a fait d’enquête sur les disparus, et encore moins sur les responsabilités de la dictature, laissant cette tâche à la société civile. Les anciens membres du régime franquiste ont dès lors occupé des postes de choix dans la nouvelle configuration politique. L’ancien ministre du Tourisme et de l’Information, Manuel Fraga se trouve aujourd’hui encore à la présidence du Parti populaire en Galice. La phalange, parti incarnant le fascisme espagnol a également perduré, comme en témoigne son engagement contre l’action du juge Garzón.
Face à cette politique officielle, plusieurs acteurs de la société civile ont emprunté une autre voie : libérer les non-dits. La parole des témoins a ainsi trouvé de nouveaux espaces d’expression. Le tissu associatif, par exemple, a exprimé des revendications de changement. Dans ce cadre, la mémoire des vaincus s’est exprimée notamment par la recherche des disparus, aboutissant aux premières ouvertures de fosses communes. Les autorités nommées en 1978, portée par l’élan d’ouverture, ont ainsi procédé à certaines actions de réparation symbolique comme des changements de noms de rues.
L’année 1981 a ensuite produit une rupture dans cet élan d’ouverture. La situation semble avoir basculé avec la tentative de coup d’Etat d’Antonio Tejero, un militaire qui a fait irruption, armé, au Parlement. Ce coup d’éclat, avorté, a néanmoins révélé une violence latente et prête à ressurgir de la part des adeptes de la dictature. De l’extérieur, on se demandait alors si l’Espagne était capable de « démocratie »… La décision de construire une mémoire consensuelle évitant la confrontation avec le passé a alors été choisie par les autorités pour résoudre la crise. L’intervention télévisée du roi Juan Carlos pour défendre l’option constitutionnelle est venue imposer l’idée que pour gérer les tensions, la transition entre la vieille garde franquiste et la jeune génération progressiste exigeait le compromis.
Dix ans plus tard, ce consensus a déjà montré ses limites. Le poids des mémoires individuelles a résisté aux choix des politiques officielles. Les souvenirs de l’expérience vécue se sont imposés et il a été demandé une réparation qui était niée par le compromis d’amnistie. La littérature a parfois servi d’espace de reconnaissance de ces dissonances. En 1985, par exemple, l’ouvrage Lune de loups de Julio Llamazares a redonné une corporéité aux crimes du franquisme et a témoigné de ce deuil impossible pour les familles de disparus en raison de ce silence forcé. Contre la chimère des décisions politiques, l’auteur soutient aujourd’hui que« l’oubli n’est pas la justice, bien au contraire, la mémoire est une nécessité vitale » et qu’« il est temps que les disparus sortent de leurs limbes et de leurs tombes clandestines, pour reposer pour toujours où il se doit, c’est-à-dire où leurs familles le désirent, comme c’est le cas dans les pays démocratiques ». Pour ce témoin comme tant d’autres, la douleur de l’absence de réparation des crimes franquistes a résisté au temps et aux politiques mémorielles.
Ainsi, la société civile a poursuivi ce combat visant à rendre justice aux victimes de la guerre et du franquisme. Au cours des années 1990, de nombreuses associations ont tenté de récupérer des témoignages de survivants de la guerre civile. Elles ont recueilli des documents, rendu hommage aux victimes, aux brigadistes volontaires venus lutter pour la démocratie, etc. La mémoire a rouvert le chantier des recherches historiques. De nouveaux paradigmes comme la vie quotidienne dans l’arrière-garde, les réfugiés, la santé, l’éducation, l’histoire de genre, socioculturelle, ou la pluralité des expériences de guerre, ont mobilisé l’attention des chercheurs qui se sont aussi intéressés à sortir des bornes chronologiques de la guerre pour analyser des phénomènes comme la violence politique après-guerre ou les maquis antifranquistes.
Parallèlement au réveil de la mémoire des « victimes » et aux avancées historiographiques, un processus inverse a ressurgi, porté par un contexte de polarisation politique au cours du double mandat de la droite, représentée par l’avènement du Parti populaire de José María Aznar (entre 1996 et 2004). La guerre des mémoires militantes a occupé à nouveau le devant de la scène et des versions « néofranquistes », dans le sillage de filiation mémorielle de la dictature, comme celles du révisionniste Pío Moa, ont connu un étonnant succès éditorial au nom de la liberté d’expression. Relayée par les médias en quête de controverses, cette nouvelle confrontation mémorielle a révélé la prégnance des héritages du franquisme dans la société contemporaine.
Du côté des vaincus, la résurgence mémorielle s’est constituée autour d’associations qui n’ont cessé de revendiquer leurs droits auprès des autorités politiques. La médiatisation du cas du journaliste Emilio Silva qui a retrouvé, en 2000, la fosse où gisait son grand-père depuis son assassinat au cours de la guerre civile, a infléchi cette tendance. L’Association pour la récupération de la mémoire historique, qu’il a fondée avec d’autres, et les divers ouvrages qu’il a publiés à ce sujet ont contribué à promouvoir la cause des victimes du franquisme. Les médias ont diffusé largement ces témoignages « d’en-bas » caractérisés par un usage démonstratif et affectif du passé traumatique. Les opérations d’ouverture des fosses, qui rappellent l’horreur des charniers issus des crimes encore récents du XXe siècle, ont rencontré une forte audience auprès des nouvelles générations que les livres d’histoire ne mobilisaient plus. Mais le phénomène a donné naissance à une forme d’instrumentalisation au présent de l’expérience de ces victimes de la part de leurs petits-fils. Ces « témoins des témoins » se sont sentis investis de la responsabilité de demander justice, mais dans une confusion entre enquête historique et mythe familial. L’exemple le plus médiatisé, comme nous l’avons vu, est celui d’Emilio Silva. Son enquête personnelle, liée à la création de sa puissante association, est rapidement devenue la référence pour la gestion de la mémoire des victimes de la guerre et du franquisme, oubliant parfois de mentionner tout le travail qui avait déjà été réalisé en amont par d’autres collectifs. L’itinéraire individuel de Silva a été présenté par les médias comme un exempla, un modèle mythifié du « petit-fils de républicain » dont la mémoire niée faisait écho dans la société civile. La pluralité des expériences de violence, plus complexe à diffuser, n’a pas eu d’emprise face à cette nouvelle figure héroïsée de la mémoire des vaincus. Ce mythe de figure générique consensuelle a été reprise par le président José Luis Rodríguez Zapatero en 2004. Lui-même « petit-fils de républicain », il a promu un projet de « loi de récupération de la mémoire historique ». Le projet paraissait ambitieux puisqu’il s’agissait de réparer officiellement les crimes physiques et de jugement perpétrés durant la guerre et la dictature. La volonté de réparation venait enfin de l’Etat ! Dans un premier temps, les mesures ont consisté à éliminer des symboles (statues de Franco, toponymie - nom de rues, lieux au service de la propagande franquiste, etc.), à reconnaître les droits des exilés (récupération de la nationalité espagnole pour leur famille), ainsi qu’à autoriser l’ouverture des fosses communes afin de donner une digne sépulture aux victimes de la répression.
Mais, en dépit de ces gestes prometteurs, la loi se veut consensuelle et n’entend pas créer de rupture avec la loi d’amnistie de 1977. Elle ne permet aucune révision des procès du franquisme. Les tribunaux ont jugé ces procès non-révisables. En outre, aucune injonction politique d’ouverture d’archives ou de prise en compte de la demande des familles d’exhumer leurs morts n’en a découlé, de peur de générer le dissensus.
La magistrature détient dès lors une pièce maîtresse du processus de réparation, malgré les revendications issues de la société civile. Mais cette institution, auprès de laquelle la IIeRépublique avait déjà rencontré de fortes oppositions et résistances, se retranche aujourd’hui encore derrière un mur de conservatisme très inquiétant.
Enjeux de la judiciarisation de la mémoire
Dans ce contexte, plusieurs associations et individus se sont adressées à un juge de l’Audience nationale connu sur la scène internationale pour avoir condamné les crimes du dictateur Augusto Pinochet et en Espagne pour avoir démasqué plusieurs affaires de corruption d’Etat. Ce magistrat, qui répond au nom de Baltasar Garzón, a répondu à ces sollicitations et a demandé en 2008 l’ouverture d’une instruction portant sur les tortures, les détentions et disparitions forcées de personnes durant la guerre civile et l’immédiat après-guerre sur le territoire espagnol, ainsi que sur l’existence d’un plan systématique et préconçu d’élimination de l’opposition politique. Dans un premier élan médiatique, il s’est attelé à dénombrer les corps qui, depuis la guerre civile, gisent sans sépulture dans des fosses communes. Suite au recensement fourni par des historiens et des associations de victimes, c’est armé de 114’266 noms qu’il a demandé l’ouverture de l’enquête. Cette démarche avait pour but de juger les crimes du franquisme en les associant à la catégorie des « crimes contre l’humanité », déclarés imprescriptibles par le Statut de Nüremberg du 8 septembre 1945 (inclus dans la Convention de Genève de 1949, ratifiée par l’Etat Espagnol le 4 août 1952).
La procédure de Garzón a suscité une forte opposition au sein des membres de l’Audience nationale. Les juges conservateurs ont argué du fait que la catégorie légale de « crimes contre l’humanité », datant de 1945, ne peut s’appliquer rétroactivement à la guerre civile et que, d’autre part, la procédure de Garzón est anti-constitutionnelle car elle contrevient à la Loi d’amnistie de 1977. Plus récemment, le magistrat Varela a accepté, sur demande de la Phalange et du groupe d’extrême droite Manos Limpias, de proposer à l’Audience nationale une mesure de déclaration d’inhabilitation contre le juge Garzón pour prévarication.
Cette dernière menace a provoqué une vive réaction dans la société civile qui a organisé des actes de soutien et les manifestations déjà évoquées. En Amérique latine et en Europe, des démonstrations de solidarité ont fait écho à la mobilisation ibérique contre l’iniquité de cette procédure.
La procédure judiciaire de Garzón relaie donc, dans un premier temps, la volonté des demandeurs de réparation non entendus par les autorités, mais relève aussi d’une question fondamentale de la défense des droits humains dans le monde. Alors qu’en Amérique latine, les transitions qui ont suivi de longues périodes de dictatures, comme au Chili, ont choisi de juger les coupables de leurs crimes pour réparer les erreurs d’un passé traumatique, l’Espagne apparaît engoncée dans un corsage mémoriel hérité du franquisme. A l’inverse de l’image d’avant-garde et d’ouverture que le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero a tenté de forger depuis 2004, approuvant par exemple d’autres modèles familiaux comme le mariage homosexuel ou des programmes scolaires comme le projet d’éducation à la citoyenneté et aux droits humains en avril 2006, la réouverture du débat sur les crimes de la guerre civile et du franquisme bute sur une politique consensuelle qui profite aux amnistiés de 1977. La « loi de récupération de la mémoire historique » s’est limitée à quelques gestes de réparation symbolique. Par contre, la loi n’oblige pas les autorités locales à entreprendre la recherche de disparus, à ouvrir les archives policières ou ecclésiastiques afin de connaître les abus perpétrés durant cette période traumatique. Elle n’ouvre pas non plus la possibilité de réviser les procès iniques de la dictature.
Les récentes mobilisations posant la question de la rupture du consensus lisse issu de la transition sont nécessaires. Le dissensus peut ouvrir un débat qui permette la confrontation des interprétations et mette à l’ordre du jour une enquête pénale jamais réalisée par la Justice espagnole, d’où l’impunité conférée aux crimes commis. Sans ce passage par l’explicitation, les mémoires blessées seront à nouveau niées et enfouies. Avec l’initiative du juge Garzón, la mémoire traumatique des Espagnols se trouve à un croisement de son histoire. Il s’agit de permettre aux victimes de devenir des « sujets », de rompre le silence politique.
Limites de la judiciarisation et usage de l’histoire du franquisme
Néanmoins, il convient de signaler les limites de la judiciarisation de la mémoire » initiée par Garzón et de nouveaux problèmes d’usage de l’histoire que soulèvent les récentes mobilisations mémorielles.
Parmi les limites que pose la procédure de Garzón se trouvent les bornes chronologiques. Le sixième « raisonnement juridique » présenté par le magistrat à l’Audience nationale le 16 octobre 2008 propose de recenser tous les disparitions ou assassinats qui ont été perpétrés entre le 17 juillet 1936 (date des premiers soulèvements militaires contre le gouvernement républicain) et le 31 décembre 1951 (période présumée de la fin de la répression systématique du régime franquiste contre les dissidents), notamment pour permette de délivrer, par la suite, des permis d’exhumation de ces victimes.
Par contre, les exécutions décidées par les Tribunaux militaires contre les anarchistes Delgado, Granados, ainsi que Puig Antich, ne sont pas mentionnées par la procédure et seraient donc juridiquement privées de réparation. Cet écueil ouvre la voie à une mise en concurrence des victimes qui aurait pour conséquence le déni des injustices commises durant la période que les historiens identifient comme « le deuxième franquisme », dont certains acteurs sont encore en vie aujourd’hui… Les demandes de révision des procès de ces victimes de la dictature pourraient donc légalement être rejetées une fois encore par les tribunaux espagnols.
Il est également utile de signaler que pour contourner la loi d’amnistie, les crimes en question doivent entrer dans la catégorie de « crimes de lèse-humanité » ou de « génocide ». Or, le texte des actes d’accusation rédigés par Garzón glisse de l’une à l’autre en s’appuyant sur la volonté d’élimination systématique qui a été prônée par les militaires insurgés dès 1936 (déclarations du général Emilio Mola et du général Queipo de Llano, décret de la Junte suprême militaire ou annonces du général Francisco Franco sur l’emploi nécessaire de la violence). Ces annonces sont assimilées aux instructions données le 23 juin 1941 par le maréchal Keitel lors de l’avancée du IIIe Reich à l’Est, ainsi qu’aux incitations au meurtre diffusées par radio par les milices interhamwe au Rwanda. Le deuxième acte élaboré par le juge Garzón fait référence à un « plan systématique et préconçu d’élimination des opposants politiques par le biais de morts multiples, tortures, exil ou disparitions forcées de personnes à partir de 1936, durant la guerre civile et les années d’après-guerre ». Ces parallélismes aboutissent à l’idée que les crimes perpétrés durant la guerre civile et la dictature franquiste « pourraient constituer des délits de génocide ». L’argumentation qui suit rappelle la mort de 4’300 prisonniers républicains dans le camp national socialiste de Mathausen entre 1942 et 1945 (période qui correspond à la « solution finale » visant l’extermination des juifs d’Europe par les nazis). Les prisonniers espagnols ont dès lors été victimes des programmes d’extermination « pour des raisons de race, religion, nationalité ou conviction politiques ». Dans le même sillage, la justification de la catégorisation des crimes du franquisme comme « génocide » est apportée par le rapprochement entre les deux systèmes concentrationnaire nazi et franquiste. Les tests physiques et psychologiques « étranges » pratiqués dans les camps de concentration franquistes dans les provinces de Burgos et Malaga envers les prisonniers et prisonnières et le projet d’identification du « bio-psychisme du fanatisme marxiste » par le psychiatre en chef de Franco sont aussi mentionnés à cet effet. Notons enfin le quatrième raisonnement juridique qui évoque, sur le mode comparatif, les massacres commis contre les Arméniens.
Ces enchevêtrements mémoriels qui aboutissent à l’égalisation des « crimes contre l’humanité » et des « crimes de génocide », contraires aux cadres juridiques internationaux et aux recherches historiques reconnues, ainsi qu’à une absence de distinction entre les « camps de concentration » et les « camps d’extermination » afin d’attirer l’attention du Tribunal suprême, posent des problèmes déontologiques. Il y bien ici un risque d’instrumentalisation de l’histoire, et de confusion, qu’il convient de signaler dans le contexte de cette judiciarisation.
Ces usages mémoriels ont également été relayés par la diffusion de messages collectifsqui procèdent à un parallèle problématique entre les crimes de la guerre civile et du franquisme et le génocide nazi des juifs d’Europe. Il est vrai que l’oubli du génocide des juifs est considéré, depuis les années quatre-vingt, comme une faute morale et politique qui fait obstacle à l’avenir. Le feuilleton Holocaust, diffusé d’abord aux États-Unis (1978), puis en Allemagne et en France (1979), avait reçu une audience exceptionnelle et provoqué une prise de conscience très importante de l’opinion publique à ce propos. Cette notion de préjudice collectif est en fait alimentée par la notion juridique d’imprescriptibilité des crimes du passé. L’oubli présent dont la collectivité se rendrait coupable devient ainsi criminel. Dans le processus d’individualisation des sociétés, les représentations mentales intègrent une vision du monde où la souffrance individuelle doit être prise en compte et mise en scène. Les mobilisations collectives se construisent alors au travers de logiques compassionnelles.
Le diaporama « Parece imposible pero sucedió », diffusé par un courrier électronique collectif, exploite justement cette icône mémorielle contemporaine pour procéder à une relecture du franquisme. La série de diapositives commence par dénoncer « l’Holocauste franquiste » en arborant une photographie de Franco et Hitler, non référenciée (vraisemblablement en allusion à la rencontre des deux hommes à Hendaye en octobre 1940). Après avoir signalé que Franco avait donné des ordres pour qu’aucun témoignage filmique ou photographique sur les camps de concentration espagnols ne soit diffusé, une sélection d’images choc telles que des enfants victimes de bombardement à Barcelone ou des fusillés à Badajoz et à Madrid est accompagnée du commentaire suivant : « Ceci fut l’Holocauste comme il a été prévu il y a près de 60 ans. L’Holocauste espagnol a été éliminé de notre plan scolaire parce qu’il « offensait » la population qui affirme que l’Holocauste n’a jamais eu lieu. »La série de diapositives se clôt par une image filmique non référenciée (extraite de Land and Freedom, de Ken Loach, 1994), un hommage aux Espagnols assassinés contre la désinformation et la manipulation et un avertissement final : « Si tu effaces ce message, tu seras un complice silencieux ! ».
S’il est évidemment louable d’éclairer les crimes de la guerre civile et du franquisme que les autorités refusent de reconnaître, ces instrumentalisations posent problème. Pour éviter les usages du passé au profit de demandes mémorielles du présent, il est nécessaire de définir la nature des crimes dont il est question, dans le contexte qui leur est propre. Si les guerres mondiales et les génocides du XXe siècle ont généré de multiples analyses, le travail de conceptualisation de la violence franquiste est encore à effectuer. Le premier écueil à dépasser pour ce faire concerne l’accès aux sources judiciaires, militaires ou ecclésiastiques, qui restent encore un monopole privé.
La vague de « re-nationalisation » du passé
Dans le même sillage qui consiste à relire le passé à travers le prisme du présent, les récentes manifestations ont également mis en évidence une autre expression croissante de l’instrumentalisation de l’histoire : son usage politique.
Dans un contexte de perte de confiance envers le représentant dominant de la gauche en Espagne, qui semble avoir glissé vers de profonds renoncements éthiques par souci électoraliste ou consensuel, la guerre civile offre un réservoir de figures identitaires idéalisées capables de cristalliser les horizons d’attente. Le culte de la IIe République, couramment incarné aujourd’hui par des bannières tricolores lors des hommages aux victimes de la guerre ou du franquisme (sans se soucier du fait que ces victimes n’auraient peut-être pas voulu être associées au gouvernement républicain) ou dans des manifestations diverses incarnant un idéal démocratique du passé porteur de vertus thérapeutiques pour le présent, en vient à occulter la réalité historique. A une « République en guerre », établie en filiation directe avec lebienio progressiste (alors que les insurgés revendiquaient le retour à la prétendue « vraie République », le bienio negro qui a directement précédé les élections de 1936), est venue se greffer une autre représentation héritée de la transition, celle d’une continuité entre l’expérience républicaine et le mouvement antifranquiste.
Les défenseurs des victimes du franquisme depuis les années 1990 ont progressivement réintroduit dans l’espace public cette forme de « re-nationalisation » de l’histoire, certes compréhensible après des décennies de monopole de propagande franquiste. Aujourd’hui, comme nous l’avons vu, c’est la montée en généralité de la figure du « petit-fils de républicain » qui est arborée par une série de collectifs, dont l’Association pour la récupération de la mémoire historique co-fondée par Emilio Silva et, depuis les élections nationales de 2004, le premier ministre Zapatero, lui-même « petit-fils de républicain ».
Si certains historiens ont déconstruit cette image victimaire et simplificatrice, son usage mémoriel résiste dans l’imaginaire collectif, comme l’atteste le début du prologue du magistrat Carlos Jiménez Villarejo à la récente publication des actes contre les crimes de guerre et du franquisme de Baltasar Garzón : « la IIe République espagnole a représenté le plus grand effort modernisateur et démocratique de l’Espagne au cours du XXe siècle ».
De même, la manifestation du 24 avril 2010 n’a pas échappé à cette instrumentalisation. La présence, sous de multiples formes, de la bannière tricolore de 1931 a uniformisé l’identité des victimes sans tenir compte de la multiplicité ou de l’absence de leurs affiliations politiques, de leurs expériences et des changements au cours de la guerre, au front ou à l’arrière, des circonstances de leur décès, des différences qui persistèrent aussi, au-delà du conflit civil, dans les réseaux de résistance antifranquistes, etc. S’il est regrettable que le gouvernement de la transition n’ait pas rompu avec de nombreux éléments du franquisme comme l’emblème national rouge et or, les couleurs de la IIe République n’ont-elles pas aussi été arborées lors de la répression des mineurs asturiens en octobre 1934 ? Cette assignation identitaire décidée par les « petits-fils » n’est-elle pas discutable compte tenu de l’idéalisation qu’elle suggère ? Ces « témoins des témoins » ne sont-ils pas inconsciemment pris à leur tour dans les politiques de mémoire, dans des questionnements politiques, familiaux ou existentiels qui guident leur relecture du passé ?
Comme le soulignent certains historiens critiques, que savons-nous exactement de la manière dont la guerre a été vécue par les Espagnols sans recourir aux essentialisations, au militantisme, au conditionnement par les politiques mémorielles ?
Avant de se lancer dans les amalgames hérités des propagandes concurrentielles, il est urgent de revendiquer une justice plus éclairée, de mener une enquête minutieuse sur la définition de la violence exercée sous l’égide du Généralissime, et d’étudier la place occupée par la répression dans le camp républicain, sans que ces recherches ne soient guidées par une démarche de concurrence victimaire ou, à l’inverse par l’égalisante maxime mémorielle du deuxième franquisme du « nous sommes tous coupables » ? L’impulsion judiciaire engagée près de 40 ans après la transition pourrait précisément servir de catalyseur à la recherche car elle pourrait déboucher sur ce « permis d’exhumer le passé » qui mettrait enfin à disposition des chercheurs des outils pour l’instant encore hors de portée comme par exemple les archives militaires et ecclésiastiques, les moyens d’identification archéologiques actualisés et d’autres encore. Ce dialogue entre histoire et mémoire devrait servir à dépasser les justifications binaires et tenter de mieux appréhender ces multiples expériences qui ont configuré autant de représentations de l’Espagne au cours de cette longue période traumatique du siècle passé.
« L’effet Garzón »
La récente décision de suspendre le juge Garzón de ses fonctions en Espagne alors qu’il est reconnu par la Cour pénale internationale va porter un coup dur au combat des victimes de la guerre et du franquisme. Elle révèle que la judiciarisation a ses limites et qu’un tribunal en démocratie peut être capable d’organiser une « chasse aux sorcières » en se basant sur une argumentation légaliste qui se place au-dessus des droits humains. C’est une tache sombre pour la démocratie espagnole, incapable de se conformer au droit international en matière de non-prescriptibilité des crimes contre l’humanité.
Néanmoins, la mise en accusation de Garzón a eu le mérite de changer l’opinion des Espagnols face à la reconnaissance du travail de mémoire demandé depuis trois décennies par les familles de disparus. Bien que les sondages ne disent pas toujours réellement le point de vue de toute la population, une enquête basée sur 800 personnes entre le 3 et le 5 mai 2010 montre que 59,2 % des Espagnols sont d’accord d’ouvrir une enquête sur les crimes politiques impunis de la période franquiste (contre 26,9% et 14% sans avis sur la question). Quant à la responsabilisation nécessaire de l’Etat dans l’exhumation des fosses, 64,5% la demandent (contre 24,8 % et 10,7% sans opinion). En septembre 2008, alors que Garzón annonçait sa démarche aux médias, la proportion de ceux qui l’approuvaient était alors seulement de 51,7% (contre 39,3% et 9% sans opinion). Il semble donc que, contre l’avis d’une minorité constituée par la haute magistrature, une tendance majoritaire se dessine en Espagne en faveur du travail de mémoire qui avait été sacrifié lors de la transition de 1977.
D’autre part, l’effet sur « l’opinion publique » espagnole et internationale de la mobilisation en faveur de l’action de Garzón a permis le retour du débat au Parlement. Plusieurs représentants de la gauche progressiste, sous l’égide de Joan Herrera (Initiative pour une Catalogne verte), ont réussi à rassembler une majorité de partis pour demander un engagement politique ferme de l’Etat en faveur des victimes. Il est question de renforcer la mise en place de la « loi de récupération de la mémoire historique » afin d’améliorer la protection des victimes du franquisme et d’obliger les autorités locales à répondre aux demandes d’exhumations des familles. La motion a été approuvée par tous les groupes parlementaires, excepté le PP, retranché dans le vieil argument mémoriel qui affirme que pour rester en paix, il ne faut pas « rouvrir les blessures du passé » (oubliant ainsi de mentionner celles des victimes qui n’ont jamais été officiellement pansées).
Grâce au mouvement judiciaire et civil, l’Espagne se trouve à un tournant de sa politique mémorielle. Si la dictature a pris soin d’honorer ses morts et d’ouvrir une Causa General pour réparer les préjudices subis par les victimes de son camp, la société postfranquiste est peut-être aujourd’hui disposée à ouvrir une enquête en faveur de toutes les victimes. Au-delà de l’avenir professionnel de Baltasar Garzón et des clivages politiques, l’Etat pourrait enfin reconnaître officiellement et entamer un véritable processus de transition démocratique. Alors que les derniers témoins de ce passé traumatique disparaissent, il est urgent de donner tous les moyens nécessaires à une enquête historique qui éclaire enfin pleinement cette période. Il est aussi souhaitable que les autorités espagnoles assument cette responsabilité et délivrent ce « permis d’exhumer le passé » pour que l’injonction ne vienne pas de l’extérieur comme cela avait été le cas pour la Suisse, au cours des années 1990, dans le cadre de l’affaire des fonds en déshérence, débouchant sur le travail des historiens de la Commission Bergier à propos de l’attitude des autorités et des élites helvétiques à l’égard du national-socialisme. Certes, on peut espérer aussi qu’une campagne internationale exige des autorités espagnoles qu’elles s’en tiennent enfin à l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Mais il serait bien préférable que ce principe soit décidé par l’Etat espagnol lui-même.
Mari Carmen Rodríguez
Notes :
La loi de 2006 prévoit l’enseignement en 5-6 primaire (10-11 ans), en 2-3 secondaire et au baccalauréat (dans cours d’éthique et philosophie). Mari Carmen Rodriguez, L’éducation à la citoyenneté en Espagne, une question sensible, Le Cartable de Clio, No 9, Lausanne, Antipodes, 2009, pp. 229-237. Mari Carmen Rodriguez, « La révision des procès du franquisme est-elle possible ? », Le Courrier, Genève, 26 février 2008. La « Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité » est adoptée en 1968 par les Nations unies.