Alors
que le pays vient d’apprendre la nécessité de maintenir le confinement pour un
mois supplémentaire, une grande chaîne de radio publique annonce comme
l’événement le plus marquant de la semaine la lecture le 15 avril 2020 à 19h00 par
le grand comédien André Dussollier du premier texte de Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis,
sa thèse de doctorat en médecine soutenue en 1924 (rééditions 1936, 1952, 1966,
1977, 1999). L’annonce, à 9h00 le 15 avril, sur les ondes de ce média,
soulignait la pertinence d’un texte consacré à « un grand médecin qui déjà
affirmait la nécessité de se laver les mains ». On aurait pu attendre une
présentation moins sommaire et moins indigente…
Tout
lecteur de ce texte de Céline a pu en effet être frappé par la présence déjà
insistante de certains motifs, discours et structures fantasmatiques dont l’œuvre
ultérieure allait déployer les fastes. La thèse développe en effet la vision
célinienne du parcours biographique de cet obstétricien. Ce dernier resta
longtemps ignoré, bien qu’il fût le découvreur de la nécessité de l’asepsie pour
lutter contre la fièvre puerpérale. Alors que les statistiques démontraient la
baisse drastique du taux de mortalité post partum chez les jeunes
accouchées délivrées par Semmelweis, aucun de ses confrères ni de ses
supérieurs n’accorda crédit à sa découverte. Tous continuèrent de pratiquer les
accouchements sans même prendre la précaution minimale de se laver les mains.
Ils entraient pourtant auprès des parturientes après avoir pratiqué des
dissections ! Mécontents de n’avoir pas découvert eux-mêmes cette vérité,
les confrères auraient sciemment empêché l’inventeur de diffuser son
information. Céline commente : « tout ce qui traîne entre nous de
lâche et de douloureux depuis le commencement du monde se trouve réuni pour
l’écrasement du grand progrès » (réédition, L’Imaginaire, Paris, Gallimard,
1977, p. 112). Parmi les plus farouches adversaires de la divulgation de la
découverte, le docteur Destouches s’arrête sur le chef de Semmelweis, le
docteur Klin (tiens donc !) qui regroupe contre son subordonné
« toutes les jalousies, toutes les sottises, toutes les vanités » (p. 110).
« Jamais la conscience humaine ne se couvrit d’une honte plus précise, ne
descendit plus bas que dans la haine pour Semmelweis » (p. 76). La
mort du génie, vilipendé par ses pairs et exilé, est ensuite décrite par
Destouches comme la victoire d’une « purulence progressive effaçant les
contours d’une forme délirante et corrompue ». La déchéance de l’obstétricien
génial qui fut en proie, dans la Vienne cosmopolite, à l’hostilité mesquine de
ses supérieurs prend ainsi sous la plume du jeune médecin-écrivain la dimension
épique d’un combat du mensonge et de la mort contre la bonté, la vérité et la vie…
Destouches donne ici naissance à Louis-Ferdinand Céline, à son écriture
écartelée entre les visions les plus naturalistes du monde moderne et les
allégories porteuses d’idéologie, nourricières d’un imaginaire paranoïaque et
xénophobe.
Interrogeons-nous
un instant sur la situation présente et ce qui a rendu aux yeux du comédien
André Dussollier souhaitable et même nécessaire le retour à un texte dont il
affirme, dans des entretiens diffusés sur la toile internet, percevoir
« l’incroyable actualité ». Toute situation épidémique met chacun
d’entre nous aux prises avec ses hantises : comment simplement se
représenter un être vivant dont les dimensions infinitésimales rendent
impossible la perception visuelle ? Comment se protéger d’une
possible présence de ce poison qui utilise les voies les plus simples pour
s’infiltrer dans notre environnement proche ? Notre rationalité est vite
dépassée. Immédiatement, les repères spatiaux les plus archaïques voient leur
fonction sommairement simplifiée : l’intime est menacé par l’extérieur ;
la peau qui nous protège habituellement des atteintes risque brusquement de se
faire porteuse de cette menace invisible qui peu à peu colonisera l’intériorité
de chacun de nos organes. Ce sont nos moyens de communication avec autrui qui
deviennent la porte d’entrée de cet organisme qui a besoin de notre accueil
pour pouvoir se propager. Bouche, nez, yeux : autant d’organes des sens
qui risquent de ne s’entrouvrir désormais que pour accueillir l’agent
pathogène. Ce constat manifeste les résonances imaginaires qu’une telle
situation peut susciter. Autrui est potentiellement vecteur de mon infestation.
Mais
un tel imaginaire, qui trouve dans ce cas spécifique un pendant dans la
description scientifique des modes de contamination, peut facilement réveiller
la séduction inconsciente de structures psychiques qui, pour être névrotiques,
n’épargnent personne. Qui d’entre nous peut affirmer n’avoir pas éprouvé depuis
un mois une angoisse, une phobie ? Le virus prend facilement la forme d’un
ennemi inconnu, qui cherche à « coloniser » notre corps, à s’immiscer
dans ses recoins les plus fragiles, jusqu’à parvenir, si on ne lui oppose pas
des barrières suffisamment hermétiques, à décimer le corps social : chaque
mort de l’épidémie devient alors la preuve de la nocivité pernicieuse d’un
ennemi de l’intérieur prêt à prospérer sur nos défaillances. Ne suis-je pas
radicalement démuni pour lui faire face ?
Tout
paranoïaque trouve ainsi dans la situation épidémique la confirmation
miraculeuse de ses fantasmes. Son angoisse diffuse trouve à se concentrer sur
un objet extérieur, quand bien même ce dernier demeure invisible. Pour le
paranoïaque, c’est même une chance qu’il se présente ainsi ! Il pourra
d’autant plus facilement être associé à d’autres objets de crainte. Aussi
n’est-il pas surprenant que les réseaux sociaux, à côté des chaînes de
solidarité qu’ils ont rendues possibles, se soient vu véhiculer, avec plus de
vigueur que jamais, les théories complotistes les plus délirantes - les plus
habituelles. A la tête d’un des plus grands États du monde, un homme s’en fait
ouvertement le propagateur.
En
France, l’intervention tonitruante d’un grand épidémiologiste assuré d’avoir
trouvé empiriquement la parade au virus a vite été utilisée afin de
conforter ces conceptions délirantes de la grande machination. L’appel des
autorités sanitaires à une vérification par tests cliniques de l’efficacité
réelle de cette panacée a aussitôt été lu comme la preuve d’une entrave mise
par les autorités parisiennes et internationales à une découverte géniale,
« provinciale » (sic). A
l’efficacité d’une pratique empirique s’opposaient des « intellectuels de
la médecine » stipendiés par les puissances d’argent.
Nous
retrouvons ici André Dussollier et sa lecture du texte de Céline : le
comédien s’est en effet ouvert de l’étonnante analogie qu’il perçoit entre le
médecin Semmelweis et l’actuel découvreur incompris. Pudiquement, la chaîne de
radio laisse le comédien expliquer publiquement cette « actualité »
célinienne, se faire le thuriféraire du désormais célèbre Professeur, sans
jamais l’évoquer sur ses ondes.
N’aurait-il
pas été du devoir d’un média public d’accompagner la lecture d’une brève
présentation de ce texte ? A tout le moins, il eût été simplement pédagogique de rappeler que
le travail de thèse du docteur Destouches prend place dans un contexte de
déploiement de l’hygiénisme dans certains milieux médicaux de la fin du
dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième. Sans doute aurait-on
dû signaler que le futur écrivain trouvait en cet inventeur incompris en butte
à la mesquinerie des puissances « pseudo-légitimes » un modèle
parfait : l’écrivain que Destouches devient explicitement en 1932 avec la
publication de Voyage au bout de la nuit entonne en effet avec un pathos
très étudié le couplet du génie devancier, porteur lui aussi d’une
« mission », ostracisé par les milieux parisiens et contraint de
batailler contre ceux qui voulaient le faire taire. Sa propre lutte viserait à
faire retrouver à la langue la pureté et la vivacité du parler populaire rendu
inaudible par l’impure et décadente langue « nrfisée » (du nom
de la revue parisienne haïe par Céline). Assez vite - mais c’est déjà explicite
dans Semmelweis - ces ploutocrates nocifs et teigneux, détenteurs d’une
puissance d’autant plus redoutable que mondiale et invisible (c’est la
vieille antienne du Protocole des sages de Sion), sont nommés par
Céline, désignés à la vindicte collective. Et nul doute que l’hygiénisme bénin
défendu dans la thèse de doctorat de médecine se coulât aisément dans
l’hygiénisme racial des années 1930 et 1940.
Un
simple parcours rapide des réseaux sociaux permettra de reconnaître dans notre
actualité les mêmes glissements idéologiques. Nul besoin d’insister. La
« sciento-sphère » mondiale, comme les populations fraîchement
immigrées menacent la santé française, introduisent des germes de dissolution.
La paranoïa joue ainsi sa fonction habituelle : ré-assurer le névrosé sur
sa propre relation à la puissance ; lui désigner à l’extérieur des
objets malfaisants prêts à fragiliser son intégrité. Les coupables désignés
sont aujourd’hui l’ancienne ministre de la santé et son mari, et, avec d’autres
armes, les jeunes des « quartiers ».
Oui,
la diffusion du texte de Céline aurait pu être l’occasion d’une pédagogie
populaire ! Oui, une radio publique nationale se devait d’avoir cette
ambition. Encore eût-il fallu qu’elle ne servît point, par l’absence de tout
accompagnement critique du texte célinien, de collecteur d’égout à tous les
fantasmes, à toutes les haines rancies mises au goût du jour. Le vingtième
siècle, dont Céline est pour le meilleur et pour le pire l’un des éminents
représentants, a pourtant appris que les discours préparent souvent une
contamination non moins mortifère : de la bêtise et de la haine. On a
connu André Dussollier, acteur des films de François Truffaut, le réalisateur
du Dernier Métro, mieux inspiré ! On a connu France Culture plus
lucide.
Dominique Victor Carlat
Professeur de littérature
française
Université Lumière Lyon 2