Dans cette tribune au Monde (18 janvier 2019), Claudia
Moatti, professeure d’histoire antique, compare le comportement des sénateurs romains
du dernier siècle de la République avec les politiciens d’aujourd’hui, qui,
tout en reconnaissant l’utilité des révoltes passées, condamnent celles de leur
époque.
Le
paradoxe est éclatant : nous transformons en patrimoine la Révolution
française mais nous tremblons devant les rébellions actuelles. Nous nous
comportons ainsi comme les sénateurs romains du dernier siècle de la République
qui, tout en reconnaissant l’utilité des révoltes passées (les fameuses
sécessions de la plèbe du Ve siècle avant notre ère), condamnaient
celles de leur époque.
Les historiens qui écrivirent sous
l’Empire voyaient pourtant plus qu’une analogie entre les deux. Au moment où la
situation politique nous met en demeure, à notre tour, de réfléchir et de comprendre
l’état de notre société, leur récit a quelque chose à nous apprendre.
Nous sommes en 494 avant notre ère,
au début de ce que nous appelons la République romaine, quelques années après
l’expulsion du dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe ; les plébéiens,
cette part de la population romaine qui n’avait aucun accès aux charges
politiques et religieuses de la cité mais qui n’en était pas moins constamment
appelée à défendre la patrie par les armes, réclama l’abolition des dettes. Ce
que saisissaient les historiens c’était à la fois l’état de pauvreté et de nécessité
où la plèbe se trouvait, la cruauté des créanciers, et la surdité des sénateurs :
une surdité de gens arrogants, hautains, et sans pitié.
Ce qu’ils tâchaient de faire
entendre aussi c’est qu’un problème qui n’est pas résolu immédiatement est
destiné à empirer ; et de fait les plébéiens, excédés, finirent pas
réclamer non seulement l’abolition des dettes mais aussi des droits politiques,
par exemple la création de magistrats pour les défendre. Voici donc que de
sociale la requête se fit politique. Que firent les sénateurs ? Au lieu
d’écouter, ils se raidirent encore, tout en exigeant des plébéiens de nouveaux
sacrifices. Ces derniers firent sécession : ils se retirèrent sur une
colline, menaçant les sénateurs de quitter définitivement Rome pour aller
fonder ailleurs un autre peuple, un peuple d’égaux, ou pour chercher une cité qui
les accueillerait et leur offrirait plus de justice…
Alors seulement, les sénateurs
entrèrent en pourparlers. Miracle : le dialogue, l’échange de serments
dénouèrent le problème. Les plébéiens revinrent à Rome et obtinrent la création
de magistrats spécifiques, les tribuns de la plèbe. D’autres sécessions par la
suite, pour les mêmes raisons à la fois sociales et politiques, d’autres
dialogues leur permirent d’obtenir de nouvelles satisfactions jusqu’à l’égalité
juridique au IVe siècle.
Lisons ces récits comme une
expérience fondatrice, ou, au moins, comme une fable politique qui nous permet
de comprendre trois choses :
1. D’abord
cette arrogance dont on accuse aujourd’hui les dirigeants de notre pays révèle
non seulement leur incapacité à faire de la politique, mais un réflexe de
classe sociale : pour certains en effet, les pauvres n’ont pas le sens de
l’intérêt général, ne veulent pas travailler et sont dangereux. Mais n’est-ce
pas plutôt ceux qui prennent la res
publica comme leur bien qui sont dangereux ? Ils mettent en effet en
cause la notion même de peuple, lequel se définit non pas comme un ensemble de
mêmes – c’est au contraire la pluralité qui le caractérise –, mais comme
un rassemblement d’égaux.
2. Le dialogue opère une
magie : il dilue le conflit, le dissout. Les Grecs comme les Romains
opposaient la parole (le logos) à la violence (bia). Pour eux, la politique,
c'est-à-dire la vie en cité, qui était la finalité de l’humanité, la
civilisation même, ne pouvait être fondée que sur l’échange (c'est-à-dire sur
le débat) : c’est aussi ce que disait le mot res publica, la chose publique, la « cause du peuple ».
3. Enfin, le blocage politique est
dû à la surdité d’une classe sociale, à son refus de réformes. Tel est bien le
problème aujourd’hui. Comme les sénateurs romains, Édouard Philippe, le
lendemain de la première révolte des gilets jaunes, déclara que non seulement
il gardait le cap mais qu’il augmenterait la taxe le mois suivant et chaque
année encore ! Comment une certaine classe politique en arrive-t-elle à refuser
le changement et les réformes avec une telle radicalité ? Celle-là même
dont fit preuve la classe dirigeante romaine conservatrice longtemps après les
sécessions, à partir du IIe siècle avant notre ère, et qui mena finalement
la cité à sa perte ?
Reprenons le récit des historiens
antiques. En 133 avant notre ère, l’un des tribuns de la plèbe, Tiberius
Gracchus, proposa une loi agraire : elle devait permettre de distribuer
des terres publiques à ceux qui n’en avaient pas à la fois pour résoudre la
crise entraînée par la surpopulation dans la cité et recréer une classe de
petits propriétaires fonciers ruinés par les guerres. Mais ces terres
publiques, les citoyens pouvaient-ils en disposer ? Les distribuer n’était-ce
pas ruiner la res publica – et les
riches qui jusqu’alors en jouissaient ? Et d’ailleurs qui mieux que ces
derniers pouvait définir l’intérêt général ? La plupart des sénateurs
s’opposèrent donc à la loi et envoyèrent un autre tribun, acquis à leur cause,
pour faire obstruction. Deux fois ce tribun opposa son veto, deux fois,
Tiberius Gracchus le menaça de le faire destituer par le peuple s’il
s’obstinait : un tribun élu par le peuple ne devait-il pas défendre les
intérêts de ce dernier ? À la troisième fois, le peuple vota sa
destitution : Tiberius fit passer sa loi et élire une commission agraire
pour mettre en place les distributions de terres.
Pourquoi la représentation
nationale, au cœur de la question démocratique aujourd’hui, est-elle incapable de
se mobiliser en tant que représentation, et de jouer son rôle : défendre les
intérêts de ceux par qui les députés ont été élus ; les écouter, mener le
dialogue ? Et c’est bien là la double crise que nous vivons : crise
de la représentation ; et crise de la gouvernance.
Claudia Moatti
Professeure d’histoire antique à
l’Université de Paris 8 et à l’University of Southern California
Dernière publication: Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Fayard, 2018