L’affirmation officielle d’une « histoire et de valeurs communes » entre l’Ukraine et l’Union européenne en a choqué certains qui rappelaient les pages noires du collaborationnisme ukrainien pendant la seconde guerre mondiale (1). Presque vingt ans après l’éclatement de l’URSS, la question de la mémoire et de l’histoire reste problématique à l’est de l’Europe. La tragédie de la famine de 1933 est exemplaire à ce titre, tant elle a été objet d’occultation et en même temps de sur-interprétation.
Aujourd’hui, on estime que les suites de la collectivisation forcée ont coûté de 2,2 à 7 millions de vies humaines à l’Ukraine en 1932-1933. S’il s’agit indéniablement d’une catastrophe humanitaire de premier plan, des divergences persistent sur son périmètre : doit-on compter outre les morts de faim, ceux de maladie, voire ajouter le déficit des naissances ? Concernant les outils statistiques à utiliser, on se demande également de combien il faut « corriger » les données soviétiques officielles.
En effet, jusqu’à sa reconnaissance par le PC Ukrainien le 7 novembre 1987, la famine a constitué un tabou en URSS. Non seulement la presse n’en disait rien, mais les archives se taisaient aussi largement. Les responsables politiques ou administratifs locaux n’osaient souvent pas consigner la mort de leurs concitoyens et ses causes tant ils craignaient par là-même d’apparaître comme des critiques de Staline. Dans les documents des soviets, il est plus facile de compter la mortalité des chevaux ou des cochons que celle des hommes...
Bien gardé, le secret n’était pourtant pas absolu. Les journaux soviétiques relataient la condamnation de cuisiniers-saboteurs et de dissimulateurs de grain ; ils donnaient des conseils aux possesseurs de potager pour combler les « difficultés d’approvisionnement ». La presse laissait sourdre une véritable psychose de la nourriture, qu’on retrouve à l’identique dans les archives des pouvoirs locaux.
À l’étranger, l’omerta stalinienne était relayée par les partis communistes, mais aussi par des compagnons de route prestigieux et des démocrates insoupçonnables comme Édouard Herriot qui déclara à son retour d’URSS : « Lorsqu’on soutient que l’Ukraine est dévastée par la famine, je hausse les épaules » (Le Matin, 18/09/1933). Le black out était aussi favorisé par un contexte de crise en Occident, crise dont l’URSS était immune.
La faible voix des opposants à Staline (Bulletin de l’Opposition trotskiste, Messager socialistemenchevique) s’inscrivit en faux. Surtout, la grande presse fut alertée par les nationalistes ukrainiens en exil. Plusieurs articles parurent, se fondant sur des récits de témoins : réfugiés, voyageurs d’occasion ou émigrés économiques en visite dans leur famille.
Les derniers doutes sont levés avec la perestroïka. Les historiens convoqués pour disculper le Parti ouvrent la brèche de la communication des archives. Le contrôle politique se relâche et disparaît et la connaissance de la famine est étayée par la publication de recueils de sources. Les archives des hauts dirigeants et de la police politique n’avaient guère de fausse pudeur : elles consignaient la révolte, le désespoir et la mort des paysans.
Entre 1933 et 1987, le silence n’avait régné qu’à l’est. En Occident et particulièrement en Amérique du Nord, la diaspora ukrainienne, essentiellement économique et pré-révolutionnaire, était constituée en communauté, avec sa presse et ses associations. Elle devint la caisse de résonance des émigrés politiques qui lui donnaient la trame d’un récit national. L’expression de « Renaissance fusillée », qualifiant à l’origine les écrivains de la génération révolutionnaire, exprime la trajectoire de l’Ukraine au XXe siècle : la nation, qui déclara son indépendance en 1918 et dont la culture se développait dans les années vingt, avait été brisée dans son élan pendant la décennie suivante.
Il n’était pas suffisant de constater que le régime stalinien avait tout broyé sur son passage, paysans et ouvriers, non-communistes et membres du Parti, Ukrainiens et Russes. Les malheurs et la répression qui s’abattirent dans les années trente devaient revêtir un caractère intentionnel et ciblé pour donner à l’Ukraine la légitimité d’une nation à part, fût-elle martyre. Cette stratégie est favorisée par la guerre froide et son renouveau sous Ronald Reagan.
En 1983, cinquante après, les organisations ukrainiennes lancent une vaste campagne d’opinion qui emploie deux termes fortement évocateurs. La famine est qualifiée d’ « Holocauste » et de « génocide » (2). Le parallèle avec l’extermination des Juifs par les Nazis est conscient. Il s’agit de provoquer le même choc mémoriel que celui qui s’est opéré depuis peu autour de la Shoah. Le dissident Leonid Pliouchtch écrit par antiphrase : « Il est déjà tellement odieux de parler des 6 000 0000 de Juifs. Pourquoi salir la conscience européenne, déjà souillée, d’une nouvelle tache sanglante de 6 000 000 de morts ? » (3)
L’initiative est un succès. En France, elle est parrainée par André Glucksmann et Alain Besançon. Aux États-Unis, le Congrès crée une commission d’enquête historique. Au terme des auditions, celle-ci se fonde sur l’ « universalité des droits humains et de la souffrance humaine » pour conclure que la famine, sciemment provoquée, visait les Ukrainiens en tant qu’ethnie. Cette victoire stratégique (qui ne sera d’ailleurs pas confirmée par des congrès plus scientifiques rassemblant historiens ou juristes) change la nature de la comparaison avec la Shoah : on ne peut pas parler de révisionnisme, mais sûrement de relativisme (4) .
Après 1991, l’Ukraine devenue indépendante se cherche une légitimité. La référence à un passé commun d’oppression par le grand frère soviétique en fournit une, recyclant à la fois le sentiment antirusse du nationalisme ukrainien traditionnel et l’anticommunisme des mouvements anti-soviétiques. Les « nationaux-démocrates » (souvent d’anciens dissidents) aident les nouveaux dirigeants (tous d’anciens nomenklaturistes) à poser la famine comme totem de la nation et de l’État nouveau. On parle désormais de « Holodomor », c’est à dire « massacre par la faim » et non de simple famine (holod).
Avant le second tour de l’élection présidentielle de 1999, qui oppose un candidat communiste au président sortant Leonid Koutchma, les images de la famine envahissent les écrans de télévision. Le message est clair : pour éviter le retour du totalitarisme, il faut voter Koutchma. Message clair mais absurde car Koutchma avait été un apparatchik autrement plus haut placé que son concurrent ; de plus, les communistes ukrainiens ne voulaient ni ne pouvaient ressusciter Staline. Mais le message est efficace : les reports de voix font défaut au communiste et l’avance de Koutchma est consolidée.
De la présidence Koutchma au régime « orange », il y a continuité et renforcement de la politique étatique de valorisation du holodomor : initiative à l’ONU pour faire reconnaître internationalement la famine (2003), vote en Ukraine d’une loi portant le caractère génocidaire et condamnant sa négation (2006)... En 2008, les archives régionales reçoivent l’ordre de présenter partout des expositions au public pour le 75e anniversaire.
Cette dernière initiative a été réalisée selon les meilleures traditions soviétiques : les régions qui ne faisaient pas partie de l’URSS à l’époque ont dû obtempérer (5)... À Kharkiv, un dépôt a été créé spécialement pour que les chercheurs puissent travailler sur ce thème. Il ne recèle que des extraits d’état civil qui ne permettent aucune étude en profondeur, de l’aveu même des archivistes. Au moins ces derniers travaillent-ils maintenant dans un cadre agréable et rénové, ce qui n’est pas le cas de leurs collègues des autres réserves.
Fonder l’identité ukrainienne sur un martyr, dans une « lacrymogénèse » selon l’expression de l’historien américain Mark von Hagen, montre l’absence de valeurs positives qui pourraient rassembler la population et les « élites ». Cela permet sans doute de conjurer politiquement la menace russe et le danger rouge. Mais c’est au prix de l’exacerbation d’un nationalisme qui dénie aux autres le statut de victime qu’il s’arroge. La famine de 1933 en URSS n’avait pas touché que l’Ukraine et les Ukrainiens, mais les habitants de toutes les régions à blé : Volga, Kouban, Kazakhstan... De plus, en arguant du caractère intentionnel et planifié de la famine, on renonce à comprendre le système stalinien dans sa « complication », selon l’expression de Claude Lefort. Enfin, relativiser le sort des Juifs est dangereux dans un pays où l’antisémitisme s’exprime fortement dans l’espace public alors que la Shoah n’avait pas été reconnue avant 1991, ni assumée depuis.
Éric AUNOBLE, docteur de l’EHESS, auteur de « Le communisme tout de suite ! », le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Les Nuits rouges, Paris, 2008
Pistes bibliographiques
Georges Sokoloff, « La guerre paysanne de Joseph Staline », in 1933, l’année noire : Témoignages sur la famine en Ukraine, Paris : Albin Michel « Histoire à deux voix », 2000.
France Meslé et Jacques Vallin (dir.), Mortalité et causes de décès en Ukraine au XXe siècle, Cahiers de l’INED, 2003.
France Meslé, Gilles Pison et Jacques Vallin, « France-Ukraine : des jumeaux démographiques que l’histoire a séparés », Population et sociétés, n°413, Juin 2005 surwww.ined.fr/fichier/t_publication/47/publi_pdf1_pop.et.soc.francais.413.pdf
Arcadie Joukovsky, « Echos de la famine de 1932-1933 en Ukraine en France et dans les pays francophones » in La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine soviétique : 50ème anniversaire, 1983 (déjà cité).
Johan Öhman, “From Famine to Forgotten Holocaust : The 1932-1933 Famine in Ukrianian Historical Cultures” in Klas-Göran Karlsson and Ulf Zander, eds., Echoes of the Holocaust : Historical Cultures in Contemporary Europe, Lund : Nordic Academic Press, 2003.
Georgiy Kasianov, “Revisiting the Great famine of 1932-1933, Politics of Memory and Public Consciousness (Ukraine after 1991)” in Michal Kopecek (dir.) Past in the making : historical revisionism in Central Europe after 1989, Budapest-NY : Central European UP, 2008.
Sur la reconnaissance juridique de la famine :
http://www.ukrainiangenocide.com/75... et page suivante.
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Notes :
(1) Cf. dans Le Monde : Michaël Prazan, « L’Ukraine, « pays européen » ? Pas évident », le 16/09/2008 ; Yuriy Kochubey (ambassadeur d’Ukraine en France), « Ne cédez pas à la propagande de Moscou ! », le 01/10/2008.
(2) Wasyl Hryshko, The Ukrainian Holocaust of 1933, Toronto : Bahriany foundation, 1983. Comité Central des Organisations Ukrainiennes en France, La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine soviétique : 50ème anniversaire, Paris : s.n., 1983.
(3) Leonid Pliouchtch, « Lettre ouverte », in L’inHumanité, tract, s.l. : s.d. (c. déc. 1983).
(4) Stéphane Courtois écrit dans le Livre noir du communisme (1997) : « La mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien délibérément acculé à la famine par le régime stalinien "vaut" la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie ». Cf. égalementhttp://www.ukrainiangenocide.com/75th_Exhibit_Page_29.html . Voir la réaction de Benoît Rayski,L’enfant juif et l’enfant ukrainien, Réflexions sur un blasphème, Éd. de l’Aube ; 2001.
(5) Cf. l’exposition à Lviv : http://www.archive.lviv.ua/materials/exhibitions/gertvy-golodomory/. La région de Lviv appartenait à la Pologne jusqu’en 1939-1945.