jeudi 23 octobre 2008

La famine de 1933 en Ukraine : du tabou au totem par Eric Aunoble


L’affirmation officielle d’une « histoire et de valeurs communes » entre l’Ukraine et l’Union européenne en a choqué certains qui rappelaient les pages noires du collaborationnisme ukrainien pendant la seconde guerre mondiale (1). Presque vingt ans après l’éclatement de l’URSS, la question de la mémoire et de l’histoire reste problématique à l’est de l’Europe. La tragédie de la famine de 1933 est exemplaire à ce titre, tant elle a été objet d’occultation et en même temps de sur-interprétation.

Un tabou stalinien...

Aujourd’hui, on estime que les suites de la collectivisation forcée ont coûté de 2,2 à 7 millions de vies humaines à l’Ukraine en 1932-1933. S’il s’agit indéniablement d’une catastrophe humanitaire de premier plan, des divergences persistent sur son périmètre : doit-on compter outre les morts de faim, ceux de maladie, voire ajouter le déficit des naissances ? Concernant les outils statistiques à utiliser, on se demande également de combien il faut « corriger » les données soviétiques officielles.
En effet, jusqu’à sa reconnaissance par le PC Ukrainien le 7 novembre 1987, la famine a constitué un tabou en URSS. Non seulement la presse n’en disait rien, mais les archives se taisaient aussi largement. Les responsables politiques ou administratifs locaux n’osaient souvent pas consigner la mort de leurs concitoyens et ses causes tant ils craignaient par là-même d’apparaître comme des critiques de Staline. Dans les documents des soviets, il est plus facile de compter la mortalité des chevaux ou des cochons que celle des hommes...
Bien gardé, le secret n’était pourtant pas absolu. Les journaux soviétiques relataient la condamnation de cuisiniers-saboteurs et de dissimulateurs de grain ; ils donnaient des conseils aux possesseurs de potager pour combler les « difficultés d’approvisionnement ». La presse laissait sourdre une véritable psychose de la nourriture, qu’on retrouve à l’identique dans les archives des pouvoirs locaux.

... finalement brisé

À l’étranger, l’omerta stalinienne était relayée par les partis communistes, mais aussi par des compagnons de route prestigieux et des démocrates insoupçonnables comme Édouard Herriot qui déclara à son retour d’URSS : « Lorsqu’on soutient que l’Ukraine est dévastée par la famine, je hausse les épaules » (Le Matin, 18/09/1933). Le black out était aussi favorisé par un contexte de crise en Occident, crise dont l’URSS était immune.
La faible voix des opposants à Staline (Bulletin de l’Opposition trotskiste, Messager socialistemenchevique) s’inscrivit en faux. Surtout, la grande presse fut alertée par les nationalistes ukrainiens en exil. Plusieurs articles parurent, se fondant sur des récits de témoins : réfugiés, voyageurs d’occasion ou émigrés économiques en visite dans leur famille.
Les derniers doutes sont levés avec la perestroïka. Les historiens convoqués pour disculper le Parti ouvrent la brèche de la communication des archives. Le contrôle politique se relâche et disparaît et la connaissance de la famine est étayée par la publication de recueils de sources. Les archives des hauts dirigeants et de la police politique n’avaient guère de fausse pudeur : elles consignaient la révolte, le désespoir et la mort des paysans.

Une volonté génocidaire ?

Entre 1933 et 1987, le silence n’avait régné qu’à l’est. En Occident et particulièrement en Amérique du Nord, la diaspora ukrainienne, essentiellement économique et pré-révolutionnaire, était constituée en communauté, avec sa presse et ses associations. Elle devint la caisse de résonance des émigrés politiques qui lui donnaient la trame d’un récit national. L’expression de « Renaissance fusillée », qualifiant à l’origine les écrivains de la génération révolutionnaire, exprime la trajectoire de l’Ukraine au XXe siècle : la nation, qui déclara son indépendance en 1918 et dont la culture se développait dans les années vingt, avait été brisée dans son élan pendant la décennie suivante.
Il n’était pas suffisant de constater que le régime stalinien avait tout broyé sur son passage, paysans et ouvriers, non-communistes et membres du Parti, Ukrainiens et Russes. Les malheurs et la répression qui s’abattirent dans les années trente devaient revêtir un caractère intentionnel et ciblé pour donner à l’Ukraine la légitimité d’une nation à part, fût-elle martyre. Cette stratégie est favorisée par la guerre froide et son renouveau sous Ronald Reagan.
En 1983, cinquante après, les organisations ukrainiennes lancent une vaste campagne d’opinion qui emploie deux termes fortement évocateurs. La famine est qualifiée d’ « Holocauste » et de « génocide » (2). Le parallèle avec l’extermination des Juifs par les Nazis est conscient. Il s’agit de provoquer le même choc mémoriel que celui qui s’est opéré depuis peu autour de la Shoah. Le dissident Leonid Pliouchtch écrit par antiphrase : « Il est déjà tellement odieux de parler des 6 000 0000 de Juifs. Pourquoi salir la conscience européenne, déjà souillée, d’une nouvelle tache sanglante de 6 000 000 de morts ? » (3)
L’initiative est un succès. En France, elle est parrainée par André Glucksmann et Alain Besançon. Aux États-Unis, le Congrès crée une commission d’enquête historique. Au terme des auditions, celle-ci se fonde sur l’ « universalité des droits humains et de la souffrance humaine » pour conclure que la famine, sciemment provoquée, visait les Ukrainiens en tant qu’ethnie. Cette victoire stratégique (qui ne sera d’ailleurs pas confirmée par des congrès plus scientifiques rassemblant historiens ou juristes) change la nature de la comparaison avec la Shoah : on ne peut pas parler de révisionnisme, mais sûrement de relativisme (4) .

« Lacrymogénèse » d’une nation

Après 1991, l’Ukraine devenue indépendante se cherche une légitimité. La référence à un passé commun d’oppression par le grand frère soviétique en fournit une, recyclant à la fois le sentiment antirusse du nationalisme ukrainien traditionnel et l’anticommunisme des mouvements anti-soviétiques. Les « nationaux-démocrates » (souvent d’anciens dissidents) aident les nouveaux dirigeants (tous d’anciens nomenklaturistes) à poser la famine comme totem de la nation et de l’État nouveau. On parle désormais de « Holodomor », c’est à dire « massacre par la faim » et non de simple famine (holod).
Avant le second tour de l’élection présidentielle de 1999, qui oppose un candidat communiste au président sortant Leonid Koutchma, les images de la famine envahissent les écrans de télévision. Le message est clair : pour éviter le retour du totalitarisme, il faut voter Koutchma. Message clair mais absurde car Koutchma avait été un apparatchik autrement plus haut placé que son concurrent ; de plus, les communistes ukrainiens ne voulaient ni ne pouvaient ressusciter Staline. Mais le message est efficace : les reports de voix font défaut au communiste et l’avance de Koutchma est consolidée.
De la présidence Koutchma au régime « orange », il y a continuité et renforcement de la politique étatique de valorisation du holodomor : initiative à l’ONU pour faire reconnaître internationalement la famine (2003), vote en Ukraine d’une loi portant le caractère génocidaire et condamnant sa négation (2006)... En 2008, les archives régionales reçoivent l’ordre de présenter partout des expositions au public pour le 75e anniversaire.
Cette dernière initiative a été réalisée selon les meilleures traditions soviétiques : les régions qui ne faisaient pas partie de l’URSS à l’époque ont dû obtempérer (5)... À Kharkiv, un dépôt a été créé spécialement pour que les chercheurs puissent travailler sur ce thème. Il ne recèle que des extraits d’état civil qui ne permettent aucune étude en profondeur, de l’aveu même des archivistes. Au moins ces derniers travaillent-ils maintenant dans un cadre agréable et rénové, ce qui n’est pas le cas de leurs collègues des autres réserves.

* * *

Fonder l’identité ukrainienne sur un martyr, dans une « lacrymogénèse » selon l’expression de l’historien américain Mark von Hagen, montre l’absence de valeurs positives qui pourraient rassembler la population et les « élites ». Cela permet sans doute de conjurer politiquement la menace russe et le danger rouge. Mais c’est au prix de l’exacerbation d’un nationalisme qui dénie aux autres le statut de victime qu’il s’arroge. La famine de 1933 en URSS n’avait pas touché que l’Ukraine et les Ukrainiens, mais les habitants de toutes les régions à blé : Volga, Kouban, Kazakhstan... De plus, en arguant du caractère intentionnel et planifié de la famine, on renonce à comprendre le système stalinien dans sa « complication », selon l’expression de Claude Lefort. Enfin, relativiser le sort des Juifs est dangereux dans un pays où l’antisémitisme s’exprime fortement dans l’espace public alors que la Shoah n’avait pas été reconnue avant 1991, ni assumée depuis.



Éric AUNOBLE, docteur de l’EHESS, auteur de « Le communisme tout de suite ! », le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Les Nuits rouges, Paris, 2008 



Pistes bibliographiques


Georges Sokoloff, « La guerre paysanne de Joseph Staline », in 1933, l’année noire : Témoignages sur la famine en Ukraine, Paris : Albin Michel « Histoire à deux voix », 2000.
France Meslé et Jacques Vallin (dir.), Mortalité et causes de décès en Ukraine au XXe siècle, Cahiers de l’INED, 2003.
France Meslé, Gilles Pison et Jacques Vallin, « France-Ukraine : des jumeaux démographiques que l’histoire a séparés », Population et sociétés, n°413, Juin 2005 surwww.ined.fr/fichier/t_publication/47/publi_pdf1_pop.et.soc.francais.413.pdf
Arcadie Joukovsky, « Echos de la famine de 1932-1933 en Ukraine en France et dans les pays francophones » in La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine soviétique : 50ème anniversaire, 1983 (déjà cité).
Johan Öhman, “From Famine to Forgotten Holocaust : The 1932-1933 Famine in Ukrianian Historical Cultures” in Klas-Göran Karlsson and Ulf Zander, eds., Echoes of the Holocaust : Historical Cultures in Contemporary Europe, Lund : Nordic Academic Press, 2003.
Georgiy Kasianov, “Revisiting the Great famine of 1932-1933, Politics of Memory and Public Consciousness (Ukraine after 1991)” in Michal Kopecek (dir.) Past in the making : historical revisionism in Central Europe after 1989, Budapest-NY : Central European UP, 2008.
Sur la reconnaissance juridique de la famine : 




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Notes :


(1Cf. dans Le Monde : Michaël Prazan, « L’Ukraine, « pays européen » ? Pas évident », le 16/09/2008 ; Yuriy Kochubey (ambassadeur d’Ukraine en France), « Ne cédez pas à la propagande de Moscou ! », le 01/10/2008.
(2) Wasyl Hryshko, The Ukrainian Holocaust of 1933, Toronto : Bahriany foundation, 1983. Comité Central des Organisations Ukrainiennes en France, La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine soviétique : 50ème anniversaire, Paris : s.n., 1983.
(3) Leonid Pliouchtch, « Lettre ouverte », in L’inHumanité, tract, s.l. : s.d. (c. déc. 1983).
(4) Stéphane Courtois écrit dans le Livre noir du communisme (1997) : « La mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien délibérément acculé à la famine par le régime stalinien "vaut" la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie ». Cf. égalementhttp://www.ukrainiangenocide.com/75th_Exhibit_Page_29.html . Voir la réaction de Benoît Rayski,L’enfant juif et l’enfant ukrainien, Réflexions sur un blasphème, Éd. de l’Aube ; 2001.
(5) Cf. l’exposition à Lviv : http://www.archive.lviv.ua/materials/exhibitions/gertvy-golodomory/. La région de Lviv appartenait à la Pologne jusqu’en 1939-1945.

lundi 20 octobre 2008

Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy par Catherine Coquery-Vidrovitch

Le 26 juillet 2007 à Dakar, le président de la République Nicolas Sarkozy à Dakar Président assénait « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire... Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. »

On saura plus tard que le discours avait été rédigé par Henri Guaino la plume du président de la République.
A cela quoi de mieux qu’une riposte argumentée ?
L’historienne Adama Ba Konaré a relevé le défi en lançant en septembre 2007, un appel à ses collègues pour une réponse dépassionnée. Le résultat est à la hauteur de la polémique créée par les propos du Président de la République : Une mobilisation exceptionnelle, 25 contributions de spécialistes africains et européens.

Ils abordent chacun un pan d’une histoire riche, complexe et trop souvent méconnue.

Une véritable leçon d’histoire pour répondre au président Sarkozy, mais également pour éclairer son entourage et plus largement le grand public ceci afin de changer le regard sur l’Afrique.


Catherine Coquery-Vidrovitch (professeur émérite de l’Afrique à l’Université de Paris 7)

vendredi 17 octobre 2008

Journée d’étude pour les enseignants Enseignement et transmission. Mémoires et histoire de la colonisation en général et des Harkis en particulier 25 octobre - Hôtel de ville de Paris


Organisée par l’Association Harkis et Droits de l’Homme
Programme :
9H – 13 H
$ « Présentation de la journée : les enjeux de l’inscription scolaire de l’histoire des harkis » par Benoit FALAIZE, chargé d’études et de recherche à l’I.N.R.P. - Institut national de recherche pédagogique
$ « Les Algériens et l’armée française à l’époque coloniale » par Gilbert MEYNIER, historien, professeur émérite Université de Nancy 2.
$ « Les supplétifs dans la guerre d’Algérie et ses suites : historiographie et enjeux mémoriels » par Gilles MANCERON, historien.
$ « La place des harkis dans les manuels d’histoire du secondaire (1962-1990) », par FrançoiseLANTHEAUME, université de Lyon, UMR Education & politiques (Lyon 2 - INRP)
$ « La place des harkis dans l’enseignement aujourd’hui » par Pascal MÉRIAUX (INRP).
$ « L’abandon des harkis par la France et leur perception par l’opinion : des questions en débat », table ronde animée par Gilles MANCERON et Benoit FALAIZE (INRP) avec Neil MACMASTER, maître de conférences honoraire à l’École d’études politiques, sociales et internationales de l’université d’East Anglia (Norwich), Guy PERVILLIE, historien, université de Toulouse Le Mirail et Abderrahmane MOUMEN, historien, chercheur associé au Centre de recherches historiques sur les sociétés méditerranéennes (CRHISM), université de Perpignan
14 H – 18 H
$ « Comment travailler l’histoire et la mémoire des harkis avec les élèves d’un pays en marge de la guerre d’Algérie comme la Suisse » par Charles HEIMBERG, historien et didacticien, université de Genève.
$ « Sur la production littéraire des descendants de harkis » Giulia FABBIANO
$ « La transmission scolaire en question » table ronde animée par Benoit FALAIZE (INRP) avec Claire PODETTI, professeure d’histoire, Malika OUADI, professeure de Lettres et FatimaBESNACI-LANCOU : «  Entreprendre l’histoire des harkis au collège ; la place du témoignage à l’école » avec Marianne PETIT, directrice du Musée Mémorial du camp de Rivesaltes : « Quelle offre pédagogique pour ce lieu de mémoire ? ».
$ « Les amandiers de l’Histoire », film de Jaco BIDERMANN - 52mn : analyse par BorisCYRULNIK, psychiatre et écrivain.
$ « Conclusions » par Philippe JOUTARD, historien, ancien recteur, président du comité pédagogique de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration.
Un dossier pédagogique sera remis aux enseignants - livres, lexique, carte des camps.
Sur réservation uniquement : AHDH@gmail.com ou 06 62 74 91 88

Association Harkis et Droits de l’Homme - Maison des Associations - boîte 5, 60 rue St-André des Arts - 75006 PARIS 
- 06 68 00 61 34 - association AHDH@gmail.com - www.harki.net

mercredi 15 octobre 2008

Réforme du lycée : l’histoire et la mémoire en option ? Par le CVUH

Le Journal du dimanche du 5 octobre 2008 a annoncé une inquiétante nouvelle : dans la réforme prévue du lycée, et coordonnée par le Recteur Gaudemar, l’histoire-géographie disparaîtrait du tronc commun des programmes de Première et en Terminale. En sommes-nous aujourd’hui au stade de la simple rumeur ou de l’effet d’annonce quasi officiel ? Quelle que soit la réponse, cette idée est à prendre au sérieux, notamment dans le contexte général d’une particulière sensibilité de l’opinion publique aux questions d’enseignement, et face à cette multiplication d’usages publics de l’histoire qui saturent les débats sociaux et politiques. Que l’on songe seulement à la campagne électorale de Nicolas Sarkozy et à ses références quasi compulsives à l’histoire de France ; au futur musée d’histoire de France qui se profile aux Invalides ; aux différentes pratiques gouvernementales qui instrumentalisent le passé comme lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées.

Peut-être serait-ce dans le contexte plus précis d’une modification en profondeur de la formation des enseignants que l’on pourrait chercher des clés d’analyse de cette annonce. Que l’on se souvienne...
Dans un premier temps, les IUFM sont déclarés supprimés. Dans un second temps s’ouvre une curieuse période où l’on voit des universités chargées à la hâte d’inventer des formations pour des concours qui ne sont pas encore définis. Dans un troisième temps, on « découvre » que la soi-disant disparition des IUFM (en fait intégrés dans les Universités) a masqué la disparition de stages de formation comme le rappelait Antoine Prost dans le « Libération des historiens ».
Instruits de cette expérience, nous savons donc que cette annonce est le prélude à des réformes de grande envergure. Pour l’instant nous dit-on, rien n’est encore décidé, mais la vigilance est de mise : les enseignant(e)s ne peuvent rester coi(te)s devant les pauvres ruses éventées de la communication. Que l’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas ici d’une réaction corporatiste de défense de la discipline comme si le statu quo ne posait aucun problème. Nous insérons d’abord notre protestation dans une critique d’ensemble des méthodes du Ministre : décisions à la hussarde, absence de réflexion sur les objectifs de l’éducation publique dans la réalité complexe de la société d’aujourd’hui, incohérence d’une « réforme » du lycée après celle de l’école en laissant de côté le maillon le plus sensible et le plus essentiel, le collège.
Certes, l’histoire n’est pas une explication naïve du présent. Mais l’acquisition d’une conscience historique participe de la mission essentielle de l’école, celle de la préparation à la responsabilité à assumer dans la société de demain. Installer les adolescents dans l’ignorance du passé et de ses enjeux, c’est enfreindre l’acquisition de capacités critiques et les condamner à terme à une sérieuse atrophie de leur conscience politique. En effet, si l’enseignement de l’histoire devient optionnel, on interdit à certains élèves tout accès à la connaissance d’une histoire toujours à découvrir et dont l’interprétation ne cesse d’être revisitée. L’appréhension du passé permet à tout individu d’être en capacité de se situer dans le présent, de devenir un acteur de l’avenir. Si on laisse s’installer les confusions, les brouillages entre passé et présent, alors les discours politiques pourront, sans contrôle, user et mésuser de l’histoire. Le passé sera mis au service des discours de vérité, et le débat démocratique qui repose sur la mobilisation d’outils critiques se verra réduit à de simples joutes d’opinions, en apparence contradictoires, en réalité stériles et purement consensuelles. L’histoire n’est pas simplement une discipline, elle aide à saisir les impasses dans lesquelles nous sommes plongées. Que l’on songe à la crise financière actuelle, comment la comprendre désormais sans remonter à la genèse du capitalisme ? Autre exemple, comment rendre intelligible une formule aussi chargée de sens telle que “la démocratie participative” sans l’inscrire dans le temps ? Devrons-nous nous contenter des déclarations de quelques candidat(e)s , en quête de notoriété ?

Quel que soit le stade de la réforme annoncée, et sans défendre forcément les filières traditionnelles, nous demandons donc que la question de la mémoire collective, celle du poids du passé et notamment des héritages du 20ème siècle sur les problèmes d’aujourd’hui figurent explicitement dans le cahier des charges de l’éducation de tous les adolescents français du 21è siècle.



Que voulons-nous pour nos enfants ? La question est large, et l’enjeu est très lourd car l’enseignement de l’histoire concerne autant les enseignants et les chercheurs, que l’ensemble des citoyens. Ne prêtons pas le flanc à la lancinante critique de n’être que des « lobbies disciplinaires », mais exprimons la volonté de faire exister et perdurer dans ce pays une intelligence collective.


Par le CVUH

Le « 9-3 » de Yamina Benguigui : un usage falsifié de l’histoire Par Emmanuel Bellanger, Alain Faure, Annie Fourcaut et Natacha Lillo



[Le CVUH a initialement publié ici même un article d’Alain Faure sur le documentaire de Yamina Benguigui. Alain Faure nous a recommandé de changer son texte initial pour celui qu’il a fait paraître avec trois autres historiens sur le site de Médiapart, "mieux argumenté et plus complet". C’est ce texte qui figure désormais ci-dessous.]


9-3, Mémoire d’un territoire, le film de Yamina Benguigui a bénéficié d’une couverture médiatique exceptionnelle. Présenté comme le documentaire historique que la Seine-Saint-Denis attendait, il a été célébré par toute la presse comme une œuvre salutaire. La Seine-Saint-Denis — qui n’existe que depuis 1964 —, n’aurait été qu’une terre de misère et de désenchantement, une terre toujours « sacrifiée », « abandonnée », aujourd’hui « sans issue ».
L’orchestration musicale et les images en boucle des émeutes de 2005 donnent au film un ton mélodramatique qui offre une vision du passé reconstruite de façon partisane. Alors que ce film prétend rendre hommage aux femmes et aux hommes qui y ont vécu et y vivent, il les enferme dans les pires poncifs sur la peur des faubourgs. Depuis la monarchie de Juillet, l’exclusion frapperait ce territoire ! Qu’on permette à des historiens, censurés par l’auteure lorsque leur témoignage n’allait pas dans le sens voulu, de redresser un certain nombre d’erreurs, voire d’énormités historiques, contenues dans ce film.
Non, les usines et les ateliers n’ont jamais été expulsés de Paris. Pour cette simple raison d’abord qu’il n’existait pas au 19e siècle de réglementation générale qui aurait pu fonder un tel transfert. Les patrons qui sont partis aux marges de l’agglomération pour installer des établissements fonctionnant à l’aide d’une main d’œuvre déqualifiée et sacrifiée l’ont fait volontairement, et surtout ce mouvement n’a pas été présenté par l’historien interrogé comme le moteur de tout le développement industriel. C’est l’habileté du montage qui lui fait dire cela.
Les usines ne sont pas parties de Paris pour cette simple raison aussi qu’elles y sont restées. La capitale demeure, jusqu’au milieu du XXe siècle, une grande ville industrielle, avec, entre autres, de grandes unités de production, tout aussi polluantes que celles de Saint-Denis. N’importe quel Parisien ou Parisienne âgé et né dans un arrondissement à deux chiffres — sauf le XVIe et le XVIIe, et encore ! — vous dira que son enfance a baigné dans les fumées et les odeurs industrielles. Un exemple entre cent : jusqu’à l’exposition de 1937, une grande gare à charbons subsiste, quai d’Orsay, quasiment au pied de la tour Eiffel, pour l’approvisionnement des usines installées dans le XVe arrondissement. En 1906, la capitale compte 550 000 emplois dans l’industrie, la banlieue, en son ensemble, à peine 190 000.

En effet, les communes industrielles du futur 93 eurent de nombreuses sœurs en banlieue proche, et notamment à l’ouest. La ligne des Moulineaux — le tramway T2 aujourd’hui — a été prolongée jusqu’à Puteaux dans les années 1870 pour amener le charbon aux nombreuses usines installées dans les parages. L’histoire détaillée des beaux quartiers de Paris est aussi pleine de surprises : les propriétaires de la plaine Monceau ont eu à subir la présence d’une usine à gaz installée boulevard de Courcelles jusqu’en 1891 ; sur l’emplacement actuel de la maison de la Radio, l’usine à gaz de Passy, elle, fonctionna jusqu’en 1926. Les Ternes, dans le XVIIe, furent longtemps un quartier spécialisé dans la carrosserie et la construction des voitures à chevaux : l’industrie automobile s’est développée dans la banlieue ouest en continuité géographique avec cette industrie parisienne. Bref, le rôle des vents dominants, qui expliquerait ce soi disant monopole de l’est ou du nord-est pour l’industrie émettrice de fumée, est une idée fausse : pourquoi aurait-on cherché à préserver une zone d’un fléau qu’elle subissait déjà ?
Mais à qui veut-on faire croire que la misère ouvrière et l’exploitation des migrants ont été l’apanage de ces communes ? Les Bretons par exemple étaient nombreux à Saint-Denis, mais ils étaient plus nombreux encore à trimer dans les usines et les chantiers de Paris. Et les domestiques, ces demi esclaves au service des ménages parisiens ? Les raisons de l’installation dans le futur 93 de nombreuses vagues d’immigration tant européennes qu’africaines sont à peine évoquées : on passe de la présence espagnole, dès la Première Guerre mondiale, à l’arrivée des rapatriés d’Algérie et des Antillais, sans jamais évoquer les Italiens, installés depuis la fin du XIXe siècle et longtemps majoritaires, l’arrivée des premiers Kabyles dans l’entre-deux-guerres et l’immigration portugaise des années 1960.
Tous ces hommes et ces femmes n’ont pas été « relégués » en banlieue ; ils ont choisi d’y venir car ils savaient qu’ils y trouveraient un emploi qui, bien que souvent très dur, leur permettrait d’accéder à un niveau de vie nettement supérieur à ce qui les attendait dans leur pays.
Dans un espace marqué avant tout par une forte solidarité ouvrière, les mariages mixtes sont présentés à tort comme marginaux, et cela pour mieux étayer la thèse de la « ghettoïsation ». Rappelons que les filles et fils d’Espagnols et d’Italiens de la banlieue nord-est ont épousé à plus de 75 % des « Français de souche ». Les unions entre enfants d’Algériens, de Marocains ou d’Antillais et de « Français blancs » sont également très fréquentes.

Le film caricature à l’excès l’histoire du logement social. Les architectes et urbanistes ne seraient que d’avides bâtisseurs sous influence, si ce n’est corrompus. La construction des grands ensembles, dans le 93 comme partout ailleurs, répond d’abord à la volonté de sortir les familles françaises des taudis où elles croupissent, de résoudre, au plus vite, avec les moyens de la France ruinée de l’après guerre, la terrible crise du logement. Les « logements Million », vilipendés dans le film, sont le produit du contexte des années 1950, que le film ignore. Les logements neufs et confortables, construits par les Offices HLM dans les années 1960, constituèrent un progrès immense pour ceux qui y accédèrent. A partir de la création du département en 1964, l’État et les collectivités locales ont poursuivi une politique continue d’équipement : du logement social digne, deux universités, des services publics pionniers, le premier tramway francilien...
La Seine-Saint-Denis résidentielle et coquette de l’ancienne Seine-et-Oise n’a pas droit de cité. Le film n’accorde non plus aucune place à une banlieue populaire, choisie et aimée, celle des promenades du dimanche et surtout celle des lotissements. Acheter un terrain pour avoir un jour une maison à soi, ce fut le rêve réalisé de foules d’employés, de petits commerçants et d’ouvriers pour qui cette banlieue encore verte apparaissait infiniment désirable. Où est ici l’exclusion ?
Aussi contestable est la marginalisation de la banlieue rouge, du socialisme et du communisme municipal. La dimension collective et intégratrice de l’engagement militant dans les partis, les syndicats, les associations, est sciemment minorée. Les temps forts (le Front populaire, mai 1968...) et les lieux de sociabilité festive (les processions religieuses, la fête de l’Huma au parc de La Courneuve, les fêtes de quartiers...) sont écartés, car ils contrarient la vision misérabiliste du documentaire. Alors que les élus locaux communistes ont joué un rôle déterminant dans la cohésion sociale du 93, aucun n’est interrogé.
Ce film invente le passé du 93 ou n’en veut retenir que le plus sombre, pour faire de ce département un territoire martyrisé depuis deux siècles. Œuvre de mauvaise fiction, il verse dans le plus classique misérabilisme en usage à propos des banlieues. Mais à quoi sert de tordre ainsi l’histoire d’un département dont la crise actuelle, elle, est bien réelle ? 


Emmanuel Bellanger est chargé de recherche CNRS, CHS Université Paris 1
Alain Faure est chercheur IDHE à l’Université de Paris X-Nanterre
Annie Fourcaut est professeur d’histoire contemporaine, directrice du CHS, Université Paris 1
Natacha Lillo est maître de conférences ICT Université Paris 7