Thierry Camous nous a adressé un mail de protestation après la publication de l’article de Blaise Dufal, Choc des civilisations et manipulations historiques. Troubles dans la médiévistique. Nous publions ici son message et la réponse de Blaise Dufal.
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Bonjour,
Chers membres du cvuh,
Je suis Thierry Camous, auteur aux PUF en 2007 du livre Orients-Occidents, 25 siècles de guerres.
Je suis SCANDALISE et OUTRE, par l’infamant "article" de M. Blaise Dufal du 28/5/2008, "choc des civilisations et manipulations historiques".
En effet, je me vois assimilé à un "manipulateur", associé à des néo-conservateurs (et notamment S. P. Huntington) et me retrouve en compagnie de M. Gouguenheim, excusez du peu !
Or, si M. Dufal avait lu mon livre il aurait constaté :
1- Je réprouve et démonte COMPLETEMENT la vision caricaturale et islamophobe de S. P. Huntington !!!!!
2- Je crois aux rapports d’altérité entre les civilisations comme moteur de la violence guerrière depuis 25 siècles, cela ne fait pas de moi un belliciste néo-conservateur ! Mon livre se veut un diagnostic pour aider à trouver des solutions culturelles et politiques aux conflits contemporains ! Ainsi que l’a bien compris le conseil de l’Europe qui a utilisé mes travaux pour la constitution d’un livre blanc pour le dialogue interculturel. (Ils ont dû le lire, eux !)
3- Ce monsieur m’accuse de schématisation par l’utilisation même du concept de civilisation... Sa "lecture" de mon ouvrage n’a peut-être même pas commencée par le titre où "Orients et Occidents" sont pluriels, ce que je démontre tout au long de mon ouvrage (et dans un article à paraître dans les dossiers de "Sciences Humaines" en septembre). C’est même pour moi l’occasion d’une charge virulente contre monsieur Huntington.
4- Claude Liauzu aurait critiqué ma démarche (puisqu’elle serait celle d’Huntington) dans un livre que, pourtant, j’utilise et référence abondamment dans Orients-Occidents, 25 siècles de guerres.
5- Enfin, M. Dufal fait sans doute partie des naïfs qui pensent qu’il suffit de ne pas aimer la guerre pour qu’elle n’existe pas. C’est son droit, mais en tant qu’historien, je revendique justement le droit à l’analyse et à penser qu’analyser les causes culturelles des guerres est aussi un moyen pour conjurer leur survenue.
6 Me voila associé à Gouguenheim, alors que je parle justement du rôle de l’Andalousie arabe dans la transmission de la philosophie grecque en Europe et de son rôle matriciel pour la culture universelle, utilisant pour cela les travaux d’Alain de Libera référencés en note dans mon livre.
Bref, je ne m’étends pas davantage sur cette tribune fourre-tout. Je réclame un droit de réponse sur votre site ou que la mention de mon nom soit supprimée de cet article qui, point par point, transforme toutes mes positions.
La moindre des chose serait de lire les travaux d’un auteur avant de les massacrer et, surtout de leur faire dire le contraire de ce qu’ils soutiennent. Je suis d’autant plus SCANDALISE que j’avais la plus haute estime du CVUH, que je soutiens l’intégralité de vos combats. Je ne sais qui est ce monsieur qui parle en votre nom, mais si tous vos collaborateurs ont son sérieux, je crains fort pour le devenir de votre (notre !) noble combat. Personnellement, j’enseigne, bien qu’étant docteur de Paris IV, agrégé, qualifié comme maître de conférence, publié aux Belles Lettres, aux PUF et dans de nombreuses revues scientifiques, dans le secondaire. N’étant pas membre du "sérail" j’ai bien du mal à me défendre. Mais il y a des sérails que finalement on ne gagne pas toujours à fréquenter.
Je continuerai à combattre les thèses conservatrices, bellicistes, antisémites et islamophobes, envers et contre tous, en chercheur indépendant, et contre vous aussi, s’il le faut.
Inutile de vous préciser que j’attends une réponse à ce mail par courrier électronique et une réaction de votre part à la hauteur de l’émotion qu’à suscité pour moi la lecture de la prose de M. Dufal. Si possible de M. Dufal lui même.
Cordialement,
En vous souhaitant malgré tout bon courage pour les nobles idéaux que vous défendez, c’est à dire ceux que j’ai défendu dans mon livre et dans un livre à venir sur l’origine de la violence de masse que je replace dans le giron colonial et libéral (pour les PUF).
Thierry Camous
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La réponse de Blaise Dufal :
La mention que j’ai faite de l’ouvrage de Thierry Camous Orients-Occidents. 25 siècles de guerres a déchaîné une très vive réaction de l’auteur qui s’est considéré comme diffamé et attaqué personnellement (voir le courriel ci-dessus), s’insurgeant contre le rapprochement que je fais entre son travail et les thèses d’Huntington. Je n’évoquais pourtant le livre de Thierry Camous qu’à l’occasion d’une recontextualisation intellectuelle de l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim mentionnant plusieurs livres caractérisés par une utilisation du concept de « choc des civilisations » en histoire.
Dès les premières pages d’Orients-Occidents, on peut lire en effet l’affirmation suivante : « la thèse d’Huntington [...] est juste sur le fond, voire évidente » (1).Il est toutefois vrai que Thierry Camous propose pour dépasser l’analyse d’Huntington de comprendre ces évènements selon un modèle de « choc des identités » (2), espèrant qu’« examiner les raisons de la guerre identitaire, c’est peut-être aider à mieux les conjurer ». Mais que revêtent ces identités ? Tout au long de l’ouvrage on assiste à une confusion et un amalgame entre les termes d’ethnie, de peuple, de nation, de culture et de civilisation. Ces dernières ne sont d’ailleurs caractérisées qu en fonction de leur adhésion à la démocratie, du statut de l’individu, de la place des femmes, des techniques ou des stratégies guerrières (3). L’auteur ne procède que sous le mode de l’essentialisation. L’Occident et l’Orient sont utilisés comme les acteurs historiques (4) d’un « affrontement millénaire », et les peuples, définis uniquement culturellement, « incarnent » (5) cet Occident et cet Orient. L’Orient ou l’Occident sont évalués en terme de pureté, d’intégrité (6), par rapport à quoi, on ne sait pas... Il propose ainsi une vision figée de l’histoire opposant un Orient multiple, incohérent, dispersé et un Occident monolithique et raisonnable. Cette opposition se double de celle entre nomadisme et sédentarisme auxquels seraient attachés des formes spécifiques de combat. L’auteur construit ainsi une catégorie intemporelle : « le nomade » qu’il définit comme « résistant », « peu exigeant », « frugal » (7) et « rustique » qui ne pourrait pas s’adapter à d’autres modes de vie (8) et serait avant tout un guerrier (9) caractérisés par « l’ardeur et la fougue » (10). Cela lui permet d’associer l’Orient à la « ruse », à la « dissimulation » (11), au refus du combat (12), et de développer ainsi une psychologie des civilisations, où l’Orient serait marqué par une amertume, un ressentiment à l’égard de l’Occident. L’Occident, lui, comme le sédentaire, est défini par la démocratie régulièrement attaquée par ces velleités orientales.
Toutes ces simplifications lui permettent de faire de la guerre un « trait de civilisation » (13), et le centre de l’analyse consiste à raconter les grandes batailles qui ont jalonné, construit et manifesté des « chocs de civilisations ». Pour lui, la guerre est un « mal endémique » (14), manifestation d’un « intemporel esprit de conquête » (15).Ce livre insiste sur la victoire de l’Occident, dans sa lutte pour la survie, assénant ce constat à chaque chapitre (16). Mais cette victoire est souvent décrite comme d’autant plus méritoire que l’Occident est en nombre inférieur (17) et surtout en position d’agressé. Les victoires des Occidentaux sont expliquées par le « sang froid et l’inventivité » (18) de leur chefs : « une fois de plus, la cohésion, l’esprit de corps et le patriotisme l’ont emporté sur la multitude » (19). Le comparatisme est alors mobilisé au mépris de toute méthode historique. Il atteint des sommets lorsque l’auteur compare Hitler, Gengis Kahn, Tamerlan, Hannibal et Alexandre le Grand pour savoir qui a tué le plus et selon leur rapport entretenu à la « guerre totale » (20), ou encore lorsqu’il annonce que la « barbarie » entre Slaves et Germains serait une permanence des chevaliers teutoniques jusqu’à la bataille de Stalingrad… (21).
L’auteur espère qu’« examiner les raisons de la guerre identitaire, c’est peut-être aider à mieux les conjurer ». Or l’historien n’a pas pour mission de conjurer ou d’exorciser. Ainsi ce livre témoigne d’une vision de l’histoire fortement tragique (22) et dramatique (23), l’histoire serait le lieu d’« une sombre prophétie » (24), d’un « âge de ténèbres » (25). Articulant, selon un déroulement linéaire, naissance (26), prospérité, déclin (27), ou décadence (28) de ces civilisations, l’auteur utilise des concepts qui l’inscrivent dans la lignée intellectuelle d’Oswald Spengler, et construisant une vision de l’histoire qui doit nécessairement trouver sa fin dans la réalisation de l’Occident (29). Pour atténuer et contrebalancer son affirmation de chocs historiques entre civilisations, l’auteur déplore ces « funestes représentations » (30). La déploration (réitérée dans sa réponse) n’est pas de l’ordre du discours de l’historien et elle n’excuse, ni ne masque, l’analyse proposée. Il ne nous appartient pas de juger du degré de sincérité de cette expression de tristesse et de regret (31), mais d’évaluer la validité historique de l’analyse de l’auteur, qui comme celle de Huntington « participe de cette vision » du choc des civilisations et la renforce. Ce livre ne pose pas la question historique de l’analyse des représentations des choc de civilisations mais accumule des exemples construisant cette représentation. L’ouvrage se présente comme le « sinistre bilan » « d’un processus historique d’accumulation de haine » (32).
Inutile d’aligner davantage d’exemples pour montrer que ce livre est donc fortement critiquable tant du point de vue de la démarche historienne que de celui de la vision de l’histoire qu’il véhicule : la dissymétrie constatée dans le rapport Occidents/Orients est avant tout le résultat d’une inégalité flagrante dans l’approche historique de ces ensembles. En se laissant aller à des formulations psychologisantes (la conquête omeyyade est un « mouvement pulsionnel » (33)), Il multiplie les poncifs, les jugements de valeur, cherchant le grand récit du monde... ce qui aboutit à un vision sentimentale et idéologique de l’histoire.
En tant que tel, cet ouvrage s’inscrit dans une historiographie conservatrice qui, à son corps défendant ou non, cherche à valider le caractère immuable d’une conflictualité de blocs civilisationnels, privilégiant à cet effet les explications à caractères culturalistes.
Blaise Dufal
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Notes :
(1) p.413
(2) p.424
(3) La faiblesse militaire des Musulmans pendant les croisades est expliquée par des facteurs culturels (p.151)
(4) « Pendant plus de onze cents ans [...] l’opposition Orients/Occidents a essentiellement pris la forme d’une lutte séculaire entre l’Occident gréco-romain et la Perse » p.11
(5) p.16
(6) « l’Occident s’étendra en une sorte d’union jusqu’en Asie Mineure, au Levant et en Égypte, reléguant, le vrai, le pur, l’intègre Orient au delà des déserts de Syrie et d’Arabie »
(7) p.73
(8) p.98
(9) « les moeurs guerrières des Maures inspirés de leurs origines nomades et tribales » p.153
(10) p.135
(11) p.19
(12) « D’Orient est indubitablement la tactique qui consiste à éviter les confrontations directes, les batailles rangées, mais à se réfugier dans l’immensité de son territoire afin de laisser le temps, si ce n’est le climat, et tous les facteurs d’attrition faire leur oeuvre » p.277
(13) p.6
(14) p.16
(15) p.218
(16) L’Occident grec fut « invariablement vainqueur » p.40
(17) « la légère supériorité ottomane se trouvait largement compensée par l’excellence du commandement chrétien » p.235
(18) p.33
(19) p.51
(20) p.54
(21) « A l’est, la barbarie régna à l’ombre des croix noires des Teutoniques. Terrible jalon de la plus sanglante des oppositions séculaires Orients/Occidents qui nous permet de mieux comprendre la rage avec laquelle Allemands et Soviétiques soldèrent leurs vieux comptes dans les ruines de Stalingrad. Les ordres criminels du printemps 1941 données à la Wehrmacht ne firent que perpétuer une tradition historique terrible » p.213
(22) p.395
(23) La « terreur » mongole est ainsi définie comme une « catastrophe à l’échelle planétaire » p.130
(24) p.9
(25) p.412
(26) p.109
(27) « une époque s’achève, un empire s’écroule » p.221
(28) « Le Sud est depuis 3 millénaires -Constantinople, Bagdad, Damas, Alep, Le Caire, Kairouan, Cordoue- le centre du monde. Mais ses divisions et les menaces qui l’environnent le préparent à une lente décadence, [...] inexorable déclin [...] » p.139
(29) p.140
(30) p.327
(31) « il a toujours existé une conscience aiguë de l’existence de deux pôles de civilisation : Orient et Occident, même en une vision fortement réductrice de la complexité des situations, et aujourd’hui, encore, de sorte que, même si on ne peut que le déplorer, Huntington, qui pourtant participe de cette vision, a raison sur le fond » p.6
(32) « rivalité de deux messianismes incompatibles. Nouvel âge de ténèbres, comme toujours entre Orients et Occidents, le tumulte et la guerre apparaissent comme le fruit d’un processus historique d’accumulation de haine dont il est temps à présent de dresser le sinistre bilan »p.412
(33) p.106