La laïcité, qui s’est imposée comme le meilleur cadre pour assurer la paix sociale par la liberté pour chacun de croire ou de ne pas croire, est brandie aujourd’hui par certains comme une arme de guerre. Des secteurs rétrogrades de la société qui avaient combattu la laïcité hier s’emparent aujourd’hui de ce terme à l’encontre des musulmans.
Avant que le mot de laïcité n’apparaisse, la notion a commencé à émerger sous la Révolution française, qui a affirmé l’égalité de tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, institué l’état-civil tenu par les communes, et proclamé la liberté de tous les cultes. Mais si elle a été la première grande étape vers la laïcité, elle a provoqué des fractures profondes dans la société en voulant mettre au pas l’Église catholique. Et elle n’a jamais su régler dans la liberté les relations entre les cultes et l’État.
C’est avec le vote de la loi de 1905 que la laïcité s’est imposée. Bien que sa discussion parlementaire ait commencé dans les derniers mois du ministère d’Émile Combes, c’est à tort qu’on lui en attribue la paternité. Elle a été votée après la chute de son ministère et selon des orientations fondamentalement différentes de ce qu’il préconisait.
Émile Combes (1835-1921), qui, après avoir voulu devenir prêtre, s’est engagé dans un combat opiniâtre contre l’Église catholique, souhaitait sa désorganisation complète en France par l’interdiction d’activités cultuelles organisées dans un cadre plus vaste que le département. Il voulait aussi l’interdiction des processions religieuses sur la voie publique. Clemenceau a dit de lui : « La séparation selon M. Combes n’est pas la séparation. C’est un régime tel qu’en peut concevoir une cervelle de vieux curé, non pas même retournée mais simplement détournée de ses voies. Ajoutez tous les vices du Concordat à tous les inconvénients de la liberté et vous aurez le combisme napoléonien ».
En réalité, contrairement à ce projet, la loi telle qu’elle a été adoptée fut « portée à bout de bras », selon le mot de Joseph Caillaux, par Aristide Briand (1865-1932), et soutenu par Jaurès. Elle a correspondu à un compromis dont le souci principal était de faire en sorte que ceux qui étaient fondamentalement hostiles à la séparation, puissent un jour s’y rallier. Pour Briand : « Nous sommes en présence de trois Églises (catholique, protestante, israélite), […] notre premier devoir à nous, législateurs, est de ne rien faire qui soit attentatoire à la libre constitution de ces Églises ». Il avait conscience de la perte d’influence inéluctable de l’Église catholique : « Aujourd’hui, […] le peuple participe à tous les mouvements du progrès humain et, si sa confiance n’a pas encore déserté le ciel, elle a du moins poussé dans la démocratie des racines trop profondes et trop tenaces pour que les efforts de l’Église parviennent à les en arracher ». Il a fait preuve d’une grande intelligence politique en comprenant que le mieux était de ne pas chercher à lui faire la guerre. Clemenceau dit de lui : « Poincaré sait tout mais ne comprend rien, Briand ne sait rien mais il comprend tout… » Briand explique à la Chambre : « Voulez-vous une loi de large neutralité, susceptible d’assurer la pacification des esprits et de donner à la République, en même temps que la liberté de ses mouvements, une force plus grande ? Si oui, faites que cette loi soit franche, loyale et honnête… Nous voulons qu’à ceux qui parcourent les paroisses en essayant de susciter la guerre religieuse, aux prêtres qui, entraînés par la passion politique, tenteront d’ameuter les paysans contre la République en leur disant qu’elle a violé la liberté de conscience, vous puissiez répondre simplement : “Voici notre loi, lisez-la, et vous verrez qu’elle est faite de liberté, de franchise et de loyauté” ».
Il a fait une sorte de pari sur l’avenir : « Il fallait que la loi se montrât respectueuse de toutes les croyances et leur laissât la faculté de s’exprimer librement. Nous l’avons fait de telle sorte que l’Église ne puisse invoquer aucun prétexte pour s’insurger contre le nouvel état de choses qui va se substituer au régime concordataire. Elle pourra s’en accommoder ; il ne met pas en péril son existence ».
La loi de séparation des Églises et de l’État a été une loi de liberté. Elle n’a pas été admise dans le pays du jour au lendemain, mais elle a jeté les bases d’une dissolution des antagonismes fondés sur des croyances religieuses.
Ce choix de la loi de 1905 n’a pas été à l’œuvre dans les colonies. C’est le « combisme napoléonien », la volonté de contrôler l’islam de manière arbitraire, qui a prévalu. En Algérie, ce sont certains républicains attachés à la laïcité et les Ouléma religieux qui ont réclamé, en vain, l’application de ses principes.
L’islam, en 1905, n’était pratiquement pas présent dans la France métropolitaine. L’immigration qui s’est développée à l’époque coloniale et dans ses lendemains a été à l’origine de sa diffusion dans l’hexagone. Pour que des discours religieux ignorants et irrationnels ne deviennent pas le réceptacle de ces rancœurs historiques et sociales, un effort de vérité est indispensable de la part de nos institutions et de notre école sur les injustices fondamentales de cette page de notre histoire et les traces qu’elle a laissées en termes d’inégalités et de discriminations. Mais vis-à-vis de cette présence nouvelle au sein de notre nation, la laïcité et la loi de 1905 restent la référence pour permettre son insertion. Le pari sur le développement de l’esprit critique, de la liberté et de la démocratie – sur lequel l’école ne doit rien lâcher – est la seule réponse intelligente et efficace face aux intégrismes.
Or, face à l’islam, la réponse autoritaire et liberticide écartée au moment de la loi de 1905 est réapparue en se cachant derrière le mot de laïcité. Au prétexte de la nécessaire lutte contre le terrorisme, la liberté des cultes est mise en cause. « L’affaire des foulards », qui a éclaté à l’automne 1989 dans un collège de Creil et qui a abouti, après quinze années de débats, à la loi de 2004, a été l’origine de multiples détournements irrationnels de la notion de laïcité. La question des signes religieux dans l’espace public a tendance, quand il s’agit de l’islam, à ne pas être abordée avec le calme et la rigueur qu’imposent les principes de la loi de 1905. Il en est de même de questions de société comme les règles alimentaires qui agitent aujourd’hui de manière disproportionnée l’opinion publique en France. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, est le représentant de cette réponse funeste, la politique de guerre à l’opposé des principes de la laïcité et de la loi de 1905, déguisée en posture de fermeté, qui est au contraire le meilleur moyen de renforcer les intégrismes.
En se cachant sous la notion de laïcité, a ressurgi le « combisme napoléonien » et « le gouvernement colonial autoritaire de l’islam ». Si le mot « laïcard » a été d’abord employé par les adversaires de la laïcité pour désigner ses partisans, il s’impose aujourd’hui pour désigner ceux qui n’ont que le mot de laïcité à la bouche mais dont – pour reprendre le mot de Clemenceau – la « cervelle de vieux curé » les conduit à préférer, dès qu’il s’agit des musulmans, la contrainte à la liberté. À s’écarter du « pari sur l’avenir » qu’a représenté la loi de 1905. Le pire est que leur manque d’intelligence fait le jeu des intégristes.
Après avoir soutenu qu’il faudrait, pour la « lutte contre la radicalisation », amender la loi de 1905, après s’en être pris au « communautarisme », Emmanuel Macron s’est lancé dans une croisade contre le « séparatisme ». Autant de postures qui nous détournent de la loi de 1905 et de la laïcité. La laïcité offre pourtant, même si des différences sont évidentes entre l’islam d’aujourd’hui et l’Église catholique d’hier, un cadre en mesure de répondre aux questions qui se posent avec acuité dans notre société et que l’odieux assassinat d’un enseignant ont rendues présentes à l’esprit de tous nos concitoyens.
Gilles Manceron