L’opinion publique est
convaincue aujourd’hui, et c’est heureux, de la nécessité de resituer les
images dans leur contexte, afin d’éviter le contresens historique, voire la manipulation
et la falsification. Il importe aussi, a fortiori devant un public scolaire, de
resituer le plus précisément possible les textes, et ce dans l’enseignement de
la littérature tout autant que dans celui de l’histoire.
Cette situation engage
la réception, et par conséquent les usages et les pratiques mêmes des textes,
qui ne sont jamais anodins. L’enseignement de la littérature ne devrait jamais
être déconnecté de la situation historique des textes. C’est ainsi qu’un
passage de Mangeclous d’Albert Cohen,
publié en 1938, non resitué dans son contexte, ni par rapport à la biographie
de son auteur (Cohen a raconté comment, enfant, il a été traumatisé par la
découverte de l’antisémitisme, et s’il peut sembler reprendre certains clichés
antisémites, c’est aussi pour les parodier et les retourner sur le mode
burlesque), pourrait fort bien, pour un lecteur ignorant et dépourvu d’appareil critique sérieux,
s’apparenter aux pamphlets antisémites de Céline : L’École des cadavres date également de 1938. Celui-ci développe à
plaisir le topos du monstrueux et du repoussant, écrivant par exemple :
« À la rigueur, sa figure [il s’agit du Juif sur qui se focalisent, comme
on sait, la haine et l’obsession pathologiques de Céline] devrait peut-être
nous prévenir, sa gueule visqueuse, ses regards de pieuvre. » Pour un
lecteur non prévenu, non informé, est-on si éloigné que cela du portrait de
Mangeclous, même si l’intention de Cohen est radicalement opposée à celle de
Céline ?
On ne manipule pas
impunément certains textes dotés d’une charge explosive, a fortiori quand on
les propose dans un sujet de baccalauréat, lequel sera lu à l’échelle nationale par des milliers d’élèves la plupart du temps
bien peu informés. Et poser cela n’est nullement en appeler à une quelconque censure,
mais à un surcroît de vigilance, c’est-à-dire d’éclaircissement en amont et en
aval.
Le 18 juin dernier, le
sujet proposé à l’EAF (épreuve anticipée de français) pour le baccalauréat
technologique portait sur l’objet d’étude « le roman et ses personnages ».
Comme à chaque fois, l’élève doit au préalable lire le corpus de textes
proposé, à la suite de quoi il répondra à une « question
transversale » sur 4 points, avant de choisir parmi l’un des trois
exercices sur 16 points : commentaire littéraire, dissertation ou écriture
d’invention. Le corpus de textes portait cette année sur des « personnages
repoussants » de la littérature romanesque : soit un extrait du
portrait de la Grande Nanon dans Eugénie
Grandet de Balzac, une description de Gwynplaine dans L’Homme qui rit de Hugo, un passage d’un roman récent de Marc
Dugain, La Chambre des officiers,
traitant des « gueules cassées » de la Grande Guerre et un extrait de
Mangeclous d’Albert Cohen, consacré à
la description de Pinhas Solal, dit Mangeclous, l’un des six compères juifs de
la petite île de Céphalonie. Quatre réprouvés, quatre « personnages
repoussants », à en croire l’intitulé de la dissertation : « À
votre avis, la présence de personnages repoussants dans un roman nuit-elle ou
contribue-t-elle à l’intérêt que l’on porte à sa lecture ? » Soit,
parmi ces candidats à l’opprobre : une servante au grand cœur taillée en
grenadier de la garde de Napoléon, deux personnages défigurés (les handicapés
et autres accidentés de la vie apprécieront de se voir englobés parmi les
« personnages repoussants ») et… un Juif. Pinhas Solal est désigné
comme tel dans le paratexte : « Le roman raconte la vie de six
compères juifs, sur l’île de Céphalonie, en Grèce. » L’extrait décrit sa
« barbe fourchue », ses « immenses pieds nus, tannés, fort
sales », sa « redingote crasseuse », son office de « faux
avocat ». Suit l’évocation des flatulences (Mangeclous est surnommé
Capitaine des Vents, expression choisie qui échappera sans doute aux élèves,
coutumiers de vocables plus directs). Caricature et portrait-charge sont au
rendez-vous. L’appétit du personnage est « célèbre dans tout l’Orient non
moins que son éloquence et son amour immodéré de l’argent ». Tuberculeux,
il a, dans un accès de toux, « fait tomber un soir le lampadaire de la
synagogue ». (Une note explique au candidat ce qu’est une synagogue.)
Mangeclous, enfin, relève du monstre de foire. Dans une profonde rigole qui
traverse son « crâne hâlé », il dépose « divers objets, tels que
des cigarettes ou des crayons ».
Le texte est également
proposé au commentaire composé, avec les deux axes suivants :
« 1 Vous étudierez tout d’abord le portrait
d’un personnage à la fois comique et repoussant.
2 Vous montrerez ensuite comment ce personnage
hors norme prend une dimension mythique et légendaire. »
Le plan suggéré induit une
certaine réception du texte, dont on ne pourra pas dire qu’elle est à la charge
du seul lecteur. On suggère à l’élève de mettre dans une première partie en
valeur l’aspect comique et repoussant de Mangeclous. Vu l’abondance des
mentions de sa judaïté dans le texte, ce comique et cet aspect répulsif seront tout naturellement à porter au compte de
son être-juif. Comique et repoussant, le faux apôtre qui se prétend avocat, le
dévoreur de clous (seraient-ce ceux de la croix ?) qui tousse si fort
qu’il fait choir le lampadaire de la synagogue… Comme de bien entendu, ce
comique, cette laideur sont sublimés par la grâce de l’écriture
littéraire : telle est la visée de la seconde partie de commentaire
suggérée à l’élève. Mais quelle peut bien être donc la dimension
« mythique et légendaire » que l’on pousse l’élève à repérer, sinon
la fameuse légende médiévale du Juif errant ? Il s’agit de ce portier du
prétoire de Pilate qui frappa le Christ et se trouva condamné, en expiation de
sa faute, à errer de par le monde, sous les noms variés d’Isaac Laquedem ou
Ahashvérus, comme le relatent, d’Eugène Sue à Apollinaire, en passant par Edgar
Quinet, Chateaubriand, Goethe ou Nerval, bien des textes que l’élève de section
technologique a fort peu de chances de connaître, pas plus, d’ailleurs, qu’il
ne connaît l’imagerie d’Épinal ou les gravures d’après des dessins de Gustave
Doré à cette légende consacrés… Tous ces textes redoublés d’images réinscrivent
l’éternelle culpabilité du peuple « déicide » – celle que Freud,
en 1939 soit un an après la parution du roman de Cohen, déconstruit de façon
magistrale dans L’Homme Moïse et le monothéisme
comme déni du meurtre du père primitif – mais nos élèves n’ont pas lu
Freud, non plus qu’ils ne connaissent la Légende du Juif errant, et ce sont des
interprétations bien plus sommaires que l’on provoquera chez eux, et nier cela relèverait
de la plus entière mauvaise foi.
Tout cela est-il bien
sérieux ? Pareil choix ne révèle-t-il pas une méconnaissance inquiétante
de ce que peut être le bagage culturel d’un élève ? Et faute de ce bagage
culturel qui se voit ici présupposé avec une confondante candeur, comment
est-il possible de fermer les yeux sur les effets que l’on risque à tous coups
d’induire, surtout lorsqu’on sait d’expérience qu’aujourd’hui, pour bien des
élèves, « juif » est synonyme de « radin », et que nombreux
sont ceux qui s’étonnent, voire s’offusquent, que le Christ ait pu être
juif ?
Certes, le texte est
remarquablement écrit. Certes, il émane une forme de tendresse amusée du
portrait truculent, rabelaisien dirait-on, de Mangeclous, représentant de cette
communauté juive de Céphalonie vouée à l’extermination quasi totale – le
livre évoque, dès le début, le sort terrible des Juifs d’Allemagne… mais cela, rien ne le signale dans le paratexte…
Mais qui peut lire cela, dans le
contexte, et à ce niveau-là d’études ?
Pour qui lit ce texte
rapidement, et a fortiori à la lumière du corpus proposé, le « personnage
repoussant » est ici un juif crasseux animé d’un « amour immodéré de
l’argent ». Qui plus est, ce Juif est menteur et malhonnête (passons sur
les « vents », ils échapperont fort heureusement à plus d’un
candidat). C’est un faux avocat, un faux frère à la barbe fourchue – un
Judas crève-la faim, la caricature d’un cliché – mais qui, parmi les élèves,
aura la « compétence » – pour user d’un terme en vogue dans le
milieu scolaire – de décoder les niveaux de lecture, et les doubles fonds
de ce qu’en d’autres temps on nommait « idéologie » ?
Donner pareil texte dans un
corpus de bac, a fortiori à des élèves dont on connaît le niveau souvent très
faible, constitue au minimum une maladresse coupable. Dans un contexte empesté
par l’affaire Dieudonné, c’est pire encore : c’est une mauvaise action.
Lorsque l’on sait que le choix des sujets est dûment discuté en
amont et avalisé par un Inspecteur, on pourra enfin s’interroger tout à loisir
sur l’impensé éducatif et le retour du refoulé. Libre aux malheureux
correcteurs de s’arracher les cheveux devant les clichés nauséabonds qui
n’auront pas manqué de fleurir sous la plume des candidats. Cette fois-ci,
comme on dit, on l’aura bien cherché.
Gisèle Berkman, professeur de lettres, ancienne
directrice de programme au Collège international de philosophie.
Dernier livre paru : La Dépensée, Fayard, 2013.