Ce texte du CVUH a été publié dans les pages « En
débat » du quotidien L’Humanité (vendredi 31 janvier 2020).
Le
Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire s'est conçu dès sa
création en 2005 comme une prise de position et un engagement social. Son
manifeste fondateur affirme que « les historien.nes ne vivent pas dans une
tour d’ivoire ». Sa vocation spécifique est celle d’un observatoire des
usages et des mésusages publics de l’histoire. Mais que signifie la
« vigilance » sans la prise de conscience que l’être social, tissé par
la diversité des modes d’organisation collective, est fragilisé toujours
davantage par la compétition féroce entre individus ? Est-ce la même
attention à l’histoire qui est requise quand l’organisation de la société tout
entière est l'objet d’un bouleversement programmé ? Lorsque les réformes sont
définies et prescrites avant même leur adoption légale, lorsque le processus de
l’histoire est à un tel point confisqué, lorsque la précarisation est le seul
horizon proposé, l’observation à distance du passé et de ses représentations ne
peut se suffire à elle-même. Il devient nécessaire d’ajuster regard sur le
passé et enjeux du présent dans une réflexion critique d’ensemble, sans pour
autant les confondre.
La politique actuelle du gouvernement aggrave les inégalités existantes
dans la société, précarise celles et ceux qu'elle réduit à des individus
isolés. Elle accélère la destruction de l'organisation collective de la société
en lui substituant les mécanismes du marché généralisé. Le projet de loi sur
les retraites prétend avoir pour but « la création d’un système universel
de retraite » garantissant « l’égalité de tous ». Or il engendre
concrètement une logique de concurrence entre toutes et tous et l’appauvrissement
du plus grand nombre. La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche,
qui doit être votée prochainement au Parlement, est une forme d’étranglement
progressif de la recherche et de l’enseignement supérieur publics au profit d’une
logique de marché. Dans l’enseignement secondaire, la réforme du baccalauréat
et la mise en place de « Parcours Sup » instaurent une compétition
entre les établissements scolaires publics et entre les élèves, futur.e.s étudiant.e.s
et futur.e.s salarié.e.s précaires. Certains chefs d'établissement s'apprêtent
à recourir à des agences de publicité pour promouvoir leur lycée ou leur
collège. Le droit aux études secondaires et supérieures disparaît au profit de
la concurrence sociale la plus débridée, cependant que la mise en œuvre des E3C
(Épreuves Communes de Contrôle Continu) en classes de 1ère et de Terminale
conduit à un bachotage continuel et épuisant pour les élèves et les
enseignant.e.s.
Dans le même temps, la relecture de l’histoire, structurée par les
nouveaux programmes de la rentrée 2019, malgré l’existence de points de
réflexion, accrédite les éléments d’un nouveau récit idéologique qui ne se
limite plus à l’impensé du modèle républicain, justifiant ainsi la mutation
brutale de la société. Le retour critique sur le principe de représentation
politique est éludé. La démocratie directe n’est pensable que dans le passé
perdu d’Athènes. L’interprétation de la Révolution française est réduite à la seule
question de la nation, évacuant même la question de la souveraineté du peuple.
Si les révolutions réapparaissent, les processus de domination, les enjeux
sociaux, la question de l’autre dans l’espace européen sont minorés.
L’émancipation des femmes, les questions de genres sont restreintes à des
vignettes chronologiques. Les sociétés extra-européennes ne sont étudiées qu’au
passé médiéval ou au miroir colonial. Mises en avant, la mondialisation
néo-libérale et la logique des puissances sont les seules clés d’interprétation
des sociétés contemporaines.
Le projet de réforme du Capes d’histoire-géographie parachève le
processus du côté de la formation des enseignants : la quasi-disparition des
contenus disciplinaires la réduit à des modules pragmatiques dépourvus
d’approches critiques.
Pour forcer l'adhésion du corps social au processus qu'ils mettent en
marche, le gouvernement, le chef de l’État et leurs relais parlementaires et
médiatiques communiquent au lieu de dialoguer. Leurs éléments de langage composent
un nouveau lexique qui empêche de lire le réel. L'usage partagé des mots du
politique, comme « réforme », « universalité », « liberté »,
« égalité » et « république », devient impossible, tant le
sens en est détourné et perverti. La précarité est appelée « mobilité »,
se soumettre est rebaptisé « s'adapter ». La question dépasse celle
du seul vocabulaire : le langage tout entier est travesti au profit d’une
raison d’État qui réduit la société à une somme conflictuelle d’intérêts
individuels concurrentiels. Le commun n’est plus compris. La politique est
réduite au management.
De tout cela, nous, membres du CVUH, ne saurions être les témoins passifs, les observateurs
et les observatrices confiné.e.s dans une fausse neutralité. Nous ne vivons pas
sur Sirius mais sur une planète en danger dont nous revendiquons d’être des
acteurs et actrices conscient.e.s. C’est pourquoi nous affirmons notre
engagement dans les luttes actuelles menées tant contre la réforme des
retraites que contre l’étranglement des services publics, au premier rang
desquels la santé, mais aussi la recherche, l’enseignement, l’édition,
conditions de la présence sociale de l’histoire.
Aurore Chéry, Laurent Colantonio, Sonia Combe, Natacha Coquery, Nelcya
Delanoë, Blaise Dufal, Emmanuel Fureix, Anne Jollet, Olivier Le Trocquer,
Laurence Montel, Fanny Madeline, Michèle Riot-Sarcey, membres du Comité de
vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH).
Ci-dessous la traduction en anglais du même texte:
History rewritten: The « start up nation » reforms
Since its foundation in 2005, Le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH)
has been working to make a stand in favour of its social commitment: as its manifesto
says, « historians do not live in an ivory tower ». Its specific
mandate is to observe the use and mis-use of history. But what would
« vigilance » mean without the awareness that social beings, even though
they represent various modes of a collective organisation, are being undermined
by an increasingly ferocious competition amongst individuals.
When such a disruption of society as a whole is in the
wings, can we consider history in the same manner? When reforms are defined and
prescribed before being legally adopted, when the historical process is
confiscated to that extent, when social insecurity and precariousness lie on
the horizon, long distance observation of the past and of its representations
is no longer enough. Focussing on the past as well as on current issues while
including them within a critical apparatus (without confusing them) becomes a
must.
The French government’s current policy increases inequalities
and turns people whose jobs are insecure into isolated individuals. The
destruction of our social collective organisation is being accelerated while
generalised market mechanisms take its place.
The bill concerning retirement pension reforms claims
to guarantee « the creation of a universal retirement pension
system » and « equality for all ». But in fact, it generates a logic
based on the principle of competition for all and pauperisation for the
majority. La loi de Programmation
Pluriannuelle de la recherche (LPPR), to be voted soon in Parliament, gradually
strangles research and universities in favour of a market logic. Secondary
education is confronted with a reform of the baccalauréat and with the new
« Parcours Sup » university application format. The idea is to
promote competition among schools, as well as among pupils, soon to be upcoming
students and insecure workers. Some directors are considering hiring advertising
companies to promote their lycée. The right to secondary and university
education is being wiped out by unrelenting social competition, like the
current national evaluation system of the last two secondary school years, replaced
as it is by a so-called E3C process (Épreuves
communes de contrôle continu), a grinding and grueling innovation for all
concerned.
As for the new history programme implemented in
September 2019: despite some space for reflection, it validates elements of a
new ideological storytelling on the republican model which justifies the brutal
mutation of our society. Critical questioning of the principles of political
representation is eluded. Direct democracy is considered only in the context of
the long gone days of Athens. The interpretation of the French Revolution is
limited to a focus on the nation question, and ignores the popular sovereignty issue.
Revolutions do appear but domineering processes, social issues and the status of
the Other in the European space are minimised. Women’s emancipation and gender
issues are limited to chronological vignettes. Extra-European societies are only
viewed in the light of the medieval past or in the colonial mirror. Neo-liberal
globalisation and the logic of powers that be are the only keys to contemporary
societies.
The history-geography CAPES reform is the cherry on
the cake when it comes to the teachers’ professional training: the content of
their discipline peters out in favour of pragmatic units, devoid of critical
approach.
To enforce public acceptance of the ongoing process,
the government, the chief of state and their parliamentary and media relays have
been preferring communication to dialogue. A new lexicon muddies the concrete
situation. The political vocabulary – “reform”, “universal”, “liberty”,
“equality”, “republic” – is misrepresented and even hijacked. Hence the
impossibility of a dialogue. “Precariousness” has become “mobility”, and
“adaptation” stands for “submission”. However, it is not just a matter of
vocabulary. The meaning of language itself is distorted to accommodate “la
raison d’État” and a society composed of mere individuals and competitive
interests. Sharing a common language has become meaningless rhetoric while politics
is drowned in management syntax.
As members of the CVUH, we refuse to be turned into passive
and supposedly neutral witnesses. We do not live on Sirius but on an endangered
planet where we intend to be conscious, cognizant actors. Such are the reasons
why we are committed to fighting the current retirement pension reform, the
strangulation of the public services, health being first and foremost, but also
research, education and publishing which we consider to be the conditions for
the social presence of history.
Aurore Chéry, Laurent Colantonio, Sonia Combe, Natacha
Coquery, Nelcya Delanoë, Blaise Dufal, Emmanuel Fureix, Anne Jollet, Olivier Le
Trocquer, Laurence Montel, Fanny Madeline, Michèle Riot-Sarcey, members of the
Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH).