Me Too
CVUH
« Me too/balance ton porc » ne
cessent de défrayer la chronique. Les féministes, toutes tendances confondues,
sont sommées, chaque jour, d’éclairer une actualité de ce avènement à la fois
récurrent et inédit que d’aucuns souhaiteraient limiter aux affaires
scandaleuses que révèlent la presse. Or
répondre aux questions des journalistes avant tout soucieux de la durée du
« phénomène », semble difficile tant le regard de ces derniers reste rivé
aux premiers plans de l’actualité. La déclinaison historique des revendications
des femmes, la complexité des paroles, la dimension politique d’une prise de
conscience lente mais irréversible, étonnent et agacent les gens pressés. On le
sait désormais, l’événement immédiat efface le précédent au rythme des échanges
sur les réseaux sociaux. On ignore ou on a oublié que le mouvement critique à
l’encontre du harcèlement dans les transports publics, les entreprises, les
magasins, les ateliers, dans le huis clos de la chambre à coucher n’a cessé
d’être mis en cause depuis plus de deux siècles. Les mouvements féministes, trop
souvent seuls, ont organisé en France et ailleurs nombre de manifestations
contre le viol et le meurtre de femmes battues, sans soutien. Mais Hollywood
fascine et le comportement prédateur de hautes autorités masculines jusqu’alors
intouchables devient inadmissible, mais il n’en reste pas moins qu’il demeure
encore dans la sphère du scandale si l’on en juge par les commentaires.
Oui le mouvement est irréversible, oui chacune,
individuellement et collectivement, est décidée à ne plus accepter de voir son corps
réduit à une chose convoitée, oui désormais on sait que « céder n’est pas
consentir ». Mais la dénonciation du corps marchandise ne se limite pas à celle
du harcèlement sexuel au quotidien. Dans le monde entier des femmes ont
protesté et protestent pour bien d’autres raisons et contre bien d’autres
prédateurs. Pourquoi la presse ne s’interroge-t-elle pas, ne nous interroge-t-elle
pas, sur l’impact des prises de positions extrêmement courageuses des femmes
russes emprisonnées pour avoir critiqué Poutine ? Pourquoi ne fait-on pas
le lien entre le mouvement de femmes ukrainiennes, celui des Pussy riot, et la conquête progressive
des femmes d’un espace public qui leur fut longtemps interdit ? Pourquoi
n’a-t-on pas rendu compte largement de ce grand mouvement d’étudiantes et de
professeurs chiliennes, manifestant seins nus sur les campus et ailleurs, qui
commença en avril dernier à l’université de Valdivia à Santiago ? Pourquoi
ne s’attache-t-on pas aux difficultés des féministes indiennes contraintes de faire
face à l’élection de Narendra Modi pour aller au-delà de la lutte contre les
violences sexuelles ? Comme si la presse voulait limiter le mouvement au
« sexe », perpétuant leur image de reproductrice et d’objet sexuel construite
par les hommes depuis des siècles, ignorant tout mouvement politique. Or, ces actions
individuelles et collectives sont issues d’une très longue histoire ;
toujours discontinues, elles s’insèrent dans le débat public de manière
inattendue. Aujourd’hui le mouvement est présent dans l’espace public ; il
est politique à bien des égards. Une fois encore, les femmes réclament leur
place dans tous les espaces en tant qu’individu.e.s à part entière qui pensent
et agissent en toute conscience et défendent non seulement l’intégrité de leur
personne mais soutiennent un point de vue critique à l’égard de l’organisation
des sociétés fondée sur la domination. Et s’insurgent, par exemple, contre le
retour du religieux dans les pays de l’Europe de l’est.
La longue histoire que l’on voudrait réduire à
une histoire des femmes dominées est au contraire balisée par des moments
d’exceptionnelle liberté, partout en Occident et ailleurs. Malgré la censure,
les quolibets, les humiliations, des femmes se sont soulevées contre le sort
qui leur était réservé. Qui se souvient des combats de Claire Lacombe pendant
la Révolution française, de Jeanne Deroin en 1848 ou d’Hubertine Auclert à la
fin du XIXe siècle, pour ne parler que de la France ?
Laissées en marge des institutions politiques,
privées de droits, écartées de débats, les femmes – en nombre ou singulièrement
– n’ont cessé de lier leur condition à leur mise à l’écart du politique que les
autorités masculines voudraient pérenniser. « Le privé est politique »,
écrivaient-elles en 1970, c’est précisément ce slogan qui est remis sur le
devant de la scène. Ne nous méprenons-pas : la logique d’une telle prise
de conscience collective, à l’échelle mondiale, devrait conduire à la critique
des dominations sous toutes leurs formes. Mais sans doute est-ce encore une
utopie ? Bien réelle, cependant, tout comme le féminisme
l’était et le demeure !
Michèle Riot-Sarcey, pour le CVUH