Le décès de Marianne Debouzy dimanche 20 juin 2021 a beaucoup ému nombre d’entre nous - amies et amis, anciens étudiants et étudiantes et collègues devenus amis et amies…
Nelcya Delanoë et Laurent Colantonio, pour le CVUH, ont eu à cœur de vous adresser cet hommage composé à partir de trois textes et d’une vidéo :
● L’article du Maitron - auquel il faudrait ajouter que Marianne était "née LEHMAN, dite LALANDE".
● L’article de Catherine Collomp, co-signé par Donna Kesselman, Eveline Thevenard et Sylvia Ullmo : « Marianne Debouzy n’est plus » (texte ci-dessous).
● Le court texte de Nelcya Delanoë lu à l’enterrement de Marianne, mercredi 23 juin, au cimetière du Montparnasse (texte ci-dessous).
● Et ce lien vers l’entretien de Marianne avec sa grande amie, l’historienne Suzanne Citron, pour le CVUH.
Sans en être membre, Marianne suivait de près les activités du CVUH depuis de nombreuses années et assistait régulièrement à ses journées d’étude. L’enregistrement de son dialogue avec Suzanne Citron a été réalisé par Aurore Chery.
Marianne Debouzy n’est plus
Nous avons du mal à y croire tant son énergie était grande. Je ne sais pas ce qu’auraient pu être nos carrières sans sa présence chaleureuse et stimulante.
Pionnière à bien des égards, elle avait fait partie d’une des premières cohortes de boursiers Fulbright dans les années 1950. Deux ans à Yale, elle noua nombre de contacts intellectuels et politiques. Au retour, elle soutenait une thèse, puis publiait un ouvrage, au titre révélateur de sa recherche, La Genèse de l’esprit de révolte dans le roman américain, 1875-1915 (1968). Quelques années plus tard, s’écartant de la littérature comme source, elle publiait un livre qui fit date sur Le capitalisme sauvage aux États-Unis, 1860-1900 (Le Seuil, 1972).
Ce virage méthodologique lui valut un poste au Département d’histoire de l’Université de Vincennes, puis Saint-Denis (Paris VIII), où elle exerça jusqu’en 1998. Au cours de ces années, ouvrant largement la voie des études de civilisation américaine vers l’histoire, elle a par ses travaux et sa personnalité, influencé une génération de chercheurs. Dans ces belles années de l’histoire sociale, elle nous entraînait ainsi dans le sillage des historiens américains et européens qui renouvelaient les perspectives : Herbert Gutman, David Brody, David Montgomery, Rudolf Vecoli, Nick Salvatore aux États-Unis, Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé en France, Dirk Hoerder en Allemagne, Nando Fasce, en Italie.
Loin des stéréotypes politiques, l’accent était mis sur la formation de la classe ouvrière, sur l’ampleur et la violence ou la dureté des conflits sociaux dans le monde du travail américain du XIXe au XXIe siècles. Ses ouvrages, Travail et travailleurs aux États-Unis, La Découverte, 1984 ; Le monde du travail aux États-Unis, Les temps difficiles, 1980-2005, L’Harmattan, 2009, ont largement fait connaître ce point de vue.
Marianne savait aussi diversifier ses recherches. Il y a peu, elle faisait paraître un ouvrage sur La Désobéissance civile aux États-Unis et en France, P.U. Rennes, 2016. Plus récemment, elle s’inquiétait de « L’endettement des étudiants aux États-Unis » (Le Mouvement social, oct-dec. 2018). Sans compter ses étonnements sur la popularité de la poupée Barbie (au style hyper-kitsch) auprès de générations de petites filles, alors que leurs mères s’engageaient dans le mouvement féministe !
Faut-il le dire, ce travail intellectuel était adossé à un engagement politique jamais démenti : contre la torture en Algérie, contre la guerre du Vietnam, pour le progrès social en France, en Europe. Marianne était de tous les combats.
Nous gardons aussi le souvenir d’une amie très chère et à l’écoute des autres, malgré les grandes tristesses qui ont marqué la fin de sa vie familiale, et adressons nos pensées les plus affectueuses à Louis son petit-fils.
Catherine Collomp, Donna Kesselman, Eveline Thévenard, Sylvia Ullmo.
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À toi, Marianne, cet hommage, un millième des hommages qui affluent vers toi
C’était en juin 1981.
C’était à la Sorbonne, dans un bel amphithéâtre.
J’y avais rendez-vous avec mon jury de thèse.
Comme pour toute soutenance de thèse, un dispositif écrasant avait été prévu.
J’étais dos à la salle et à mes amis venus nombreux partager cette aventure avec moi.
Devant moi, une petite table sans micro et placée au pied d’une haute estrade surélevée d’environ 1 mètre. Là-haut, une longue table piquée de 6 micros.
Viennent s’y installer cinq messieurs, membres du jury. En attendant l’arrivée, imminente, de la personne qui doit présider, ils échangent des propos, ils bavardent.
Pour les voir, pour les écouter, pour leur répondre, à eux là-haut, je vais devoir me démancher le cou et les regarder comme le Roi Soleil. Ils dominent, ils disposent du son, de l’espace, de la lumière, je suis à leur pied, dans la fosse et l’inaudible.
Dans mon dos, la rumeur de mes invisibles amis.
Soudain, silence absolu, les pas d’une femme qui porte des talons, je me démanche le cou et je la vois : petite, menue, calme et souriante, chemisier bleu et jupe droite, sobre et claire.
Elle se penche vers moi, se retourne vers ses collègues et, d’un sourire suave, leur propose que « la candidate vienne à notre table, non ? ». Comment refuser d’accéder à une demande de Marianne Debouzy, de surcroît présidente du jury ?
J’ai grimpé quatre à quatre l’escalier qui m’ont permis d’avoir une place à la table de la science, de ses micros, de sa lumière, de son ouverture vers le monde.
Inoubliable première rencontre et transmission inoubliable.
Marianne c’était l’égalité, la force et le respect.
C’était le partage.
De quoi trouver du courage pour toujours
Merci Marianne darling.
Nelcya Delanoë