Il y a quelques mois disparaissait Jean Luc Einaudi. Fabrice Riceputi dans son livre La bataille d’Einaudi¹ revient sur la trajectoire atypique de cet homme de combats dont le travail acharné fut si déterminant pour rappeler à une République frappée d’amnésie et de mutisme, le massacre de plusieurs centaines d’algériens de France perpétré le 17 octobre 1961. Au cœur de son ouvrage, il y un citoyen-chercheur – titre qui convient bien mieux à Jean-Luc Einaudi que celui d’historien – pris dans la marche de l’Histoire dont il participe à l’écriture. Une écriture complexe, souvent entravée dans sa nécessaire exploration des archives, lourde d’enjeux politiques, sociaux, mémoriels, soumise aux regards publics, susceptible d’être instrumentalisée ou disqualifiée surtout lorsqu’elle questionne un sujet aussi à vif que la guerre d’indépendance algérienne. En retraçant la trajectoire de ce citoyen-historien, Fabrice Riceputi élargit progressivement son propos et démontre avec force comment l’histoire empêchée pérennise et avive les tensions dans le corps social, fabuleux instrument à fabriquer des invisibles, pour ne pas dire des exclu.e.s.
Devenir historien pour faire l’histoire d’un événement qui n’en a pas
La 1ère partie du livre revient sur la trajectoire de Jean-Luc Einaudi. Inattendue et chaotique, elle est faite de persévérance et d’acharnement. Educateur de métier, Einaudi a plus d’une quinzaine de publications historiennes à son actif, bien qu’il reste avant tout l’homme de La Bataille de Paris publié en 1991, ouvrage qui tente une histoire du 17 octobre 1961. Massacre d’état le plus meurtrier de la Vème République, l’événement longtemps occulté est ici disséqué avec ce dont Jean-Luc Einaudi dispose : des témoignages, essentiellement. En s’abreuvant aux voix jusqu’alors brisées ou inaudibles des victimes, il se fait le conteur et le défenseur d’une histoire par le bas.
Dans le silence pesant mais relatif de l’histoire d’avant ce livre, c’est surtout la voix des puissants qui est audible. Au mitan des années 80, celle de M. Papon résonne à nouveau sur le pavé parisien. Sa méthode répressive est réactivée en 1986 contre Malik Oussekine qui meurt des suites des coups portés par les pelotons de voltigeurs motocyclistes réhabilités par Charles Pasqua. Toutefois, l’ancien préfet de police de la Seine est à l’abri, protégé des versions contradictoires sur le massacre du 17 octobre 1961, et le pouvoir de droite alors en exercice ne s’atermoie pas plus sur le sort de l’étudiant que sur celui des Algériens de France torturés, frappés ou noyés cette nuit là. Officiellement la police a réprimé une manifestation de partisans du FLN armés et mobilisés pour semer la terreur dans la capitale, des policiers ont été agressés ; du côté des Algériens de France on déplore 3 morts.
Fabrice Riceputi revient avec minutie sur la lente rupture du silence qui précède la publication de La bataille de Paris. A l’époque, la connaissance de l’événement circule de façon « périphérique » et souterraine. Elle passe par la fiction – Meutres pour mémoire, fiction policière de Didier Daeninckx est publié en 1983 – et la laborieuse identification des témoins ou de leurs descendants. Ce n’est qu’en 1990, que cette circulation mémorielle se structure en une association susceptible de porter une demande collective plus forte avec la naissance d’Au nom de la mémoire. Mais globalement, comme le déplore l’historienne Madeleine Reberioux, l’événement reste sans histoire. Publié au moment des 30 ans du massacre, La bataille de Paris, lui donne une inédite visibilité d’autant plus que la sortie du livre est plutôt bien relayée par la presse.
Aux risques du métier
Les digues se sont fissurées sous la pression convergente des paroles citoyennes dites depuis une structure associative, ou des écrits littéraire et historien. Mais c’est à la faveur d’un épisode inattendu qu’elles se rompent brutalement. A l’automne 1997, le 8 octobre précisément, s’ouvre à Bordeaux le procès de Maurice Papon. L’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde doit répondre de la déportation de 1690 juifs de Bordeaux dont quelques 200 enfants entre 1942 et 1943. Le procès bénéficie d’une énorme couverture médiatique. Maître Gérard Boulanger, l’un des avocats des parties civiles décide de déployer le curriculum vitae répressif de l’accusé aux différents postes de responsabilité occupés au cours de sa longue carrière au service de l’Etat. A cette fin, Jean-Luc Enaudi est appelé à témoigner et énoncer les conclusions de ses recherches sur le 17 octobre 61 devant la cour. La démonstration revêt le caractère d’une déflagration. Après la condamnation de Papon début avril 1998, celle-ci prend la forme d’une arme à double détente puisque Jean-Luc Einaudi redonne une leçon d’histoire dans les prétoires à l’ancien préfet de police de la Seine qui l’attaque en diffamation. C’est l’occasion pour Fabrice Riceputi de livrer des pages haletantes sur les différentes confrontations qui s’enchainent et de dévoiler le difficile exercice du métier d’historien quand il s’exerce dans l’arène publique et judiciaire.
Les digues ne se brisent pas que dans les prétoires et les risques du métier ne sont pas toujours là où on les attend. L’auteur en présente, en effet, des aspects méconnus qui attestent de la puissance des travaux d’Einaudi autant que de l’impasse où s’enferre le pouvoir politique au nom de la raison d’état. F. Riceputi revient en particulier sur les atermoiements du pouvoir politique qui décide, par la voix de sa ministre de la culture C. Trauttman, d’ouvrir brusquement l’accès aux archives pour revenir tout aussi brusquement sur sa décision. Il évoque les mesures de rétorsions dont sont victimes celles et ceux qui se refusent à entraver l’accès aux documents conservés sur le 17 octobre. Le déroulé des brimades et humiliations que subissent les deux archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand est une partie très douloureuse du livre. Elle montre à quel point la machine institutionnelle, à différents niveaux de décision s’emploie à broyer les individus avec une mesquinerie honteuse maquillée en service de l’Etat.
Cela dit la boîte de Pandore est désormais ouverte. Les recherches s’enchaînent, se multiplient, investiguant des aspects complémentaires du chantier ouvert par Einaudi. Le bilan du 17 octobre 1961 s’affine, la connaissance de l’événement se diffuse. On reparle de Sétif, de Guelma et de Kherrata, du 14 juillet 1953. La bataille d’Einaudi de ce point de vue n’a pas été vaine.
Les présents du passé
Elle n’est pas pour autant terminée et l’auteur réussit à poursuivre son propos dans un présent d’une actualité brulante emportant avec lui son objet d’étude à savoir le travail de Jean-Luc Einaudi. Par un jeu de mise en perspectives successives, Fabrice Riceputi construit une puissante démonstration dans la dernière partie de son livre qui énonce et déploie simultanément les effets dévastateurs des occultations relatives à l’ensemble de l’histoire franco-algérienne coloniale et postcoloniale.
D’une façon très claire et argumentée, il prend acte, tout d’abord, des actions institutionnelles visant à reconnaître publiquement le massacre du 17 octobre par les gestes accomplis – la plaque apposée sur le pont Saint Michel (face aux locaux de la préfecture de police de Paris, cela ne s’invente pas) – ou les mots prononcés (la timide déclaration du président François Hollande le 17 octobre 2012 qui reconnaît l’existence des victimes mais évite soigneusement de mentionner les bourreaux).
Mais surtout, il replace avec perspicacité le débat sur le plan politique et citoyen, pointant du doigt cette omerta insupportable légitimée par une lecture de l’histoire en vogue, celle qui se dit débarrassée de toute « repentance » selon l’incantation maintes fois réitérée dans l’espace public. Fabrice Riceputi, exemples à l’appui – polémiques multiples sur les programmes scolaires, adhésion à de farfelues théories du complot – démontre avec brio le caractère totalement contreproductif de la stratégie de l’étouffement. A empêcher l’accès aux archives, à entraver l’écriture de l’histoire, l’état français et les animaux médiatiques qui se mettent à aboyer dès qu’on parle des crimes coloniaux de la France, entretiennent le mal qu’ils sont les premiers à dénoncer ou à stigmatiser. L’étendard des valeurs de la République brandit par celles et ceux qui sont au pouvoir ne mobilise pas au delà des communicants de cabinet en charge de la diffusion des injonctions. La fabrique des invisibles par l’occultation volontaire de pans entiers de notre histoire ne crée que du ressentiment et de l’exclusion.
La démonstration est étayée, rigoureuse et implacable. On se doit de la lire. La bataille d'Einaudi n'est pas encore terminée.
(1) La bataille d'Einaudi de Fabrice Riceputi, Le passager Clandestin, 2015
In memoriam : ce beau portrait de J-L Einaudi par A. Frappier