samedi 30 août 2014

Questions de mémoires au Rwanda par Jean-Pierre Chrétien.

Il y a un peu plus de 20 ans avait lieu le génocide des Tutsis au Rwanda. Eminent spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien a récemment participé au numéro de la revue XX siècle portant précisément sur ce thème. En 2013, il avait publié avec M. Kabanda Rwanda, racisme et génocide. L'idéologie hamitique.


On sait la question vive. Alors que les historiens recueillent et analysent les témoignages des acteurs, les témoins extérieurs appellent à éclaircir le rôle de chacun dans ce massacre court mais massif, les commémorations étant toujours l'occasion de réveiller des mémoires douloureuses. 

Prenons le temps d'écouter Jean-Pierre Chrétien dans cet entretien qui revient sur la question des mémoires du génocide au Rwanda




lundi 11 août 2014

70ème anniversaire du massacre de Thiaroye : Réponse d'Armelle Mabon.

Le massacre de Thiaroye est un drame militaire et colonial de la fin de la Seconde Guerre mondiale qui s'est passé à Dakar (Sénégal), en décembre 1944. Il fut oublié, il est désormais fort bien connu après avoir été pendant longtemps relégué aux oubliettes comme un événement peu glorieux pour l'armée française coloniale. 

Il s'agissait d'un groupe de tirailleurs dits "sénégalais", c'est à dire originaires de l'ensemble de l'ex-AOF, rapatriés rapidement de France où ils avaient été emprisonnés depuis la drôle de guerre (les Nazis refusant de compter des Noirs dans les camps d'Allemagne). Avec la promesse que leur solde leur serait payée à leur arrivée à Dakar, ils y furent parqués à nouveau dans un camp près du village de Thiaroye à quelques kilomètres de Dakar. Las d'attendre un paiement qui n'arrivait toujours pas et qui leur était maintenant promis seulement à leur retour au village, ils se rebellèrent. La riposte fut une fusillade brutale qui laissa une cinquantaine de morts (les estimations variant de 35 et 70 morts jusqu'à ce que Armelle Mabon s'empare de la question). 

On ne sait toujours pas où ils furent enterrés, sans doute dans une fosse commune non loin ou dans le petit cimetière militaire oublié de Thiaroye. Jean Suret-Canale fut l'un des tout premiers à évoquer cet épisode dans le tome II de son Histoire générale de l'Afrique occidentale (1963). J'en entendis pour ma part parler vers la fin des années 1970 par des amis sénégalais qui en avaient une vague notion. Je partis à la recherche du cimetière que je finis par retrouver avec une certaine difficulté car plus personne ne savait où il se trouvait, dissimulé derrière un petit mur pas très loin de la route partant vers la petite côte (il est aujourd'hui restauré et bien entretenu). 

Depuis lors, la question a été sérieusement étudiée. Le cinéaste sénégalais Sembene Ousmane en a fait un film plausible ; l'ex Président du Sénégal Abdoulaye Wade a remis à l'ordre du jour la question des "tirailleurs" revivifiée à l'occasion de la redécouverte tardive des très faibles pensions perçues par les anciens militaires d'origine coloniale, puisque le taux en avait été gelé depuis la date de l'indépendance. 
Est donc ressorti, sur la place de l'ancienne gare de Dakar, le monument aux morts de la Première Guerre mondiale dédié en 1923 à 'Demba et Dupont", le tirailleur et le poilu, le Sénégalais et le Français regardant fièrement dans la même direction, qui avait été mis au rancart au moment de l'indépendance. "Dupont et Demba", monument aux morts de la Grande Guerre.  

Depuis, la grande spécialiste de l'affaire de Thiaroye est l'historienne Armelle Mabon, Maîtresse de conférences à l'université de Lorient, et l'on attend également la thèse prochainement soutenue d'un doctorant, Martin Mourre, qui a manié à son tour une quantité massive d'archives inédites sur la questions dans de nombreux fonds disséminés en de multiples endroits (précisés ci-dessous par Armelle Mabon) dont la liste est donc désormis parfaitement inventoriée. 
Bien que certains éléments de cette évidente "bavure" en demeurent énigmatiques du fait de la disparition non résolue de quelques pièces du dossier, ces recherches extrêmement approfondies de sources très soigneusement recoupées et référencées ne laissent aucun doute sur les péripéties de l'épisode, qui n'a donc plus besoin d'être "étudié" … par une troisième thèse redondante, sinon pour peaufiner éventuellement quelques détails. 

C. Coquery-Vidrovitch 
Fresque murale à Dakar évoquant
 Thiaroye (source@wikipedia) 


Le 4 juillet 2014 était mise en ligne sur le site "Etudes coloniales" une lettre ouverte signée de J. Fargettas au Président de la République l'invitant à mobiliser conjointement historiens africains et français pour faire toute la lumière sur un évènement dont l'histoire scientifique peine à s'emparer, sujet à "polémiques et discussions". 

Cet évènement est le massacre de Thiaroye dont l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch a retracé l'histoire aujourd'hui clairement documentée en introduction de ce billet. 

 Le CVUH offre à la spécialiste de la question Armelle Mabon, MCF à l'université de Lorient, la possibilité de répondre à la lettre ouverte de J. Fargettas.

A lire ci-dessous : 

Commentaires sur la lettre ouverte de Julien Fargettas au président de la République du 4 juillet 2014 ayant pour objet le 70ème anniversaire de la tragédie de Thiaroye (Sénégal, 1er décembre 1944).     

Le 28 juillet 2014.

     Le 6 juillet 2014, Julien Fargettas, chercheur associé à l'unité de recherche « Croyance, Histoire, Espace, Régulation politique et administrative » (CHERPA) de l'Institut d’études politiques d'Aix-en-Provence, m'a transmis un retour sur « la synthèse sur le massacre de Thiaroye» du 27 mai 2014. Il m’a prévenue qu'il avait également écrit au président de la République, sans me transmettre toutefois une copie de ce courrier. C'est par hasard que je l'ai découvert ce jour sur le site internet « Études coloniales ». 

 Dans ma synthèse, j'ai fait état de mes travaux sans attaquer quiconque. Julien Fargettas, dans sa lettre publique, s'autorise à violemment dénigrer mon travail d'historienne. Je souhaite, par la présente, apporter quelques commentaires pour défendre tout à la fois mon travail et mon métier. 

 Julien Fargettas fait-il allusion à ses propres travaux quand il affirme que « L'Histoire scientifique n'a pu que très sommairement s'emparer du sujet » (sic) ? Pour ma part, j'ai bénéficié d'un congé pour recherche de six mois, consacré presque exclusivement à des investigations sur Thiaroye. J'avais déjà mené des recherches préalables, reprises par mes soins après la publication de mon livre Les prisonniers de guerre "indigènes" : visages oubliés de la France occupée (Paris, La Découverte, 2010). J'ai, ensuite, publié un article sur Thiaroye, « Le massacre des ex-prisonniers de guerre coloniaux le 1er décembre 1944 à Thiaroye (Sénégal) », dans l’ouvrage collectif Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe-XXe siècles) : sociétés, cultures, politiques, dirigé par Amaury Lorin et Christelle Taraud (Paris, presses universitaires de France, 2013). J'ai, depuis, inlassablement poursuivi les fouilles d’archives, collecté et recoupé le plus d'informations possibles dans des divers fonds, en France et à l’étranger. 

Je considère, dans ces conditions, que je ne me suis pas emparée de ce sujet « sommairement » (sic). C'est la raison pour laquelle je me suis sentie autorisée à alerter le président de la République et les ministres concernés sur les nombreuses et fâcheuses erreurs entourant Thiaroye. Il est faux de déclarer que j'ai saisi le président de la République en octobre 2012 : je l'ai fait en mai 2014 après un patient travail de longue haleine. Mise à part une circulaire retrouvée par les archivistes du Service historique de la Défense (SHD), aucune pièce n'a été mise à ma disposition. J'ai dû demander au bureau des archives des victimes des conflits contemporains (BAVCC) les dossiers individuels qui m'avaient été signalés par le ministre de la Défense lui-même. 

Julien Fargettas mentionne l'omission d'autres archives, sans préciser lesquelles. Outre les archives du SHD, j'ai consulté, en France, les Archives nationales d’outre-mer (ANOM) ; le dépôt central des archives de la Justice militaire (DCAJ) ; les archives de l'Assemblée nationale ; les Archives nationales ; plusieurs fonds d'archives départementales ; et les archives de l'Académie des sciences d'outre-mer. J'ai également interrogé le Centre d’histoire et d’étude des troupes d’outre-mer (CHETOM). Ces recherches archivistiques en France ont été complétées, à l’étranger, par des recherches auprès des Archives nationales sénégalaises et des Archives nationales britanniques. J'ai, en outre, consulté de très nombreuses archives privées. Je poursuis actuellement les investigations auprès des Archives nationales américaines et du Centre des archives économiques et financières (CAEF). 
En revanche, si je me réfère aux notes du chapitre consacré à Thiaroye dans l'ouvrage Les tirailleurs sénégalais : les soldats noirs entre légendes et réalités (1939-1945) de Julien Fargettas (Paris, Tallandier, 2012), seules les archives du SHD et des ANOM sont référencées à partir de la note 104, avec un doute sur la côte 5D302 et les « Ibid. » qui suivent. Il est particulièrement étonnant de constater qu'un historien prétendant travailler sur Thiaroye n’ait pas consulté par exemple le carton DAM 3 aux ANOM, contenant la cruciale enquête Mérat et d'autres informations indispensables pour comprendre Thiaroye. Il existe également des données importantes dans les centaines de télégrammes échangés, dès lors que l’on veut bien prendre le temps de les dépouiller. 

Quant à mes prétendus « conclusions hâtives » (sic) et autres « raccourcis incohérents » (sic), ainsi que ma supposée « partialité » (sic), il conviendrait, avant de se permettre de formuler des jugements aussi graves, de prouver que je n'ai pas confronté les sources, base méthodologique du métier d’historien. J'ai mené ce travail minutieusement, en sollicitant des personnes ressources si nécessaire, qui peuvent d’ailleurs en témoigner le cas échéant.

En octobre-novembre 2006, dans un article publié dans la revue Vingtième siècle, revue d'Histoire, Julien Fargettas jugeait : « Le travail d'Armelle Mabon semble aujourd'hui le plus complet. [...] Certaines interrogations s'apparentent toutefois à des prises de position et contribuent à nuire à l'indéniable qualité de ce travail ». En effet, je m'interrogeais alors déjà sur l'absence, dans les archives, d'un télégramme du 18 novembre 1944 sur les soldes de captivité. Avec la découverte de la circulaire du 4 décembre 1944, faisant croire a posteriori que les rapatriés avaient perçu avant l'embarquement l'intégralité de leurs soldes, on comprend mieux, dès lors, pourquoi ces documents officiels ont disparu des cartons d'archives dédiés à Thiaroye au SHD, la spoliation des rappels de solde pouvant apporter une explication au massacre. 

À aucun moment, dans ses travaux publiés sur Thiaroye, Julien Fargettas n'a émis le moindre doute sur la véracité des informations contenues dans les rapports, courriers et télégrammes déposés aux archives. Être historien, c'est pourtant questionner la source et son statut, ainsi que les circonstances et les conditions de sa production. 

Quant à la demande opportuniste de créer un comité pour « faire le point sur les sources, les traiter, les analyser » (sic), je regrette de signaler qu'une grande partie de ce travail a déjà été accompli par plusieurs historiens. Que faut-il comprendre, enfin, par « la volonté de s'affranchir des controverses qui, jusque-là, n'ont pas permis à la connaissance de l'événement de s'établir » (sic), si ce n'est, précisément, le refus de Julien Fargettas de voir la réalité de la spoliation, des falsifications, des mensonges, du massacre et du procès mené à charge ?

Arrivée au terme de cette longue recherche et après avoir étudié en détail l'instruction du procès, ce que n'a pas fait Julien Fargettas alors que ces archives sont accessibles, j'ai pu clairement établir le doute sur la culpabilité des condamnés. C'est pourquoi il me paraît judicieux que la commission de révision de la cour de Cassation soit saisie à l’occasion du 70ème anniversaire du massacre de Thiaroye en décembre prochain. C'est par ce chemin honorable que la France parviendra à faire œuvre de justice pour ces ex-prisonniers de guerre venus d’Afrique défendre la France.