Contribution pour les Etats généraux pour les archives
organisés à Clermont-Ferrand par le Rn2A, les 12 et 13 octobre 2017
au nom du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la LDH
et du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH),
Table ronde du 13 octobre 2017
Gilles Manceron
La
réflexion suscitée par le Rn2A (Réseau national d’actions pour les
archives) sur le fonctionnement des archives en France, qui pose en
particulier la question de liberté d’accès aux archives, est importante.
Elle ne concerne pas seulement les archivistes professionnels mais
aussi tous les citoyens. Elle recoupe l’un des chantiers du groupe de
travail Mémoires, histoire, archives de la Ligue des droits de l’Homme.
Il a suivi les journées préparatoires à ces Etats généraux organisées
par Rn2A et il aurait souhaité participer, ce vendredi 13 octobre, à
Clermont-Ferrand, à l’atelier ayant pour thème « Faciliter l’accès aux
archives : un observatoire ? ». Mais ne pouvant finalement pas y
participer en raison de problèmes de calendrier, le groupe de travail y
envoie cette contribution écrite.
De son côté, le Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH —http://cvuh.blogspot.fr
—) aurait souhaité lui aussi participer à ces Etats généraux et s’est
trouvé également dans l’impossibilité d’y envoyer un représentant. Son
comité ayant eu un premier échange sur la question, le 9 octobre 2017, a
conclu qu’il partageait les grandes préoccupations du groupe de travail
de la LDH en matière d’ouverture des archives et a décidé de s’associer
à cette contribution. Elle est donc faite à la fois au nom du CVUH et
du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la LDH, mais, dans
sa rédaction, elle relève de son auteur car la réflexion reste à
approfondir en leur sein.
Le constat
L’idée
d’« archives publiques » découle de l’article 15 de la déclaration de
1789, qui affirme que « la société a le droit de demander compte à tout
agent public de son administration ». La loi du 24 juin 1794 de la
Première République qui a créé les « Archives nationales » stipule que «
Tout citoyen peut demander communication des documents qui sont
conservés dans les dépôts des archives, aux jours et heures qui sont
fixés ». Elle pose le principe selon lequel l’accès aux archives est un
droit civique.
Or,
l’organisation des archives publiques en France, la question de leur
accessibilité aujourd’hui pour les citoyens, mérite un débat. Par
exemple, le fait que le gouvernement du Front populaire, constatant que
certaines administrations — le ministère des Affaires étrangères, le
ministère de la Guerre, le ministère des Colonies et le Conseil d’Etat —
n’obéissaient pas à l’obligation légale de versement de leurs archives
aux Archives nationales, a promulgué, le 21 juillet 1936, un décret qui
les a autorisées (article 3) à les conserver elles-mêmes — mais dans le
cadre de la loi. La Préfecture de Police de la Seine (devenue de Paris) a
fait de même. Même si nous constatons que ces fonds ne sont pas
forcément aujourd’hui ceux dont l’accès pose le plus de problèmes, la
pérennisation de cette originalité française de gestion distincte de
leurs archives par certaines des administrations qui les produisent
mérite un débat.
En
dehors de cette question, il découle des principes fondateurs de la
République que les archives de tous les services de l’Etat et
administrations publiques n’appartiennent pas à tel ou tel service
administratif mais à la nation. La consultation des archives est un
droit qui appartient à tous les citoyens, qui sont égaux dans l’accès
aux services publics. Ce ne peut être un privilège accordé
individuellement. Les archivistes ne sont pas des gardiens de secrets
d’Etat. Leur rôle est de conserver, c’est-à-dire classer, protéger,
inventorier, numériser et dupliquer les archives afin, tout en les
préservant, de permettre aux citoyens d’y accéder. Ils sont les aides et
les guides des citoyens dans l’exercice de leur droit à consulter
librement les traces de notre histoire.
Des
débats historiographiques contemporains — comme celui relatif à
l’existence dans les années 1930 et 1940 d’un « fascisme français » aux
formes spécifiques, ou celui portant sur l’évaluation du rôle de
l’administration de Vichy et autres autorités françaises, et du
comportement de la population du pays dans la déportation ou dans la
protection des Juifs en France durant l’Occupation — ne peuvent être
menés à bien que par une réelle liberté d’accès aux archives. L’accès
aux archives relatives à la colonisation et à la guerre d’Algérie pose
aussi problème.
La
loi du 15 juillet 2008 relative aux archives, adoptée sous la
présidence de Nicolas Sarkozy, qui multiplie les exceptions à
l’accessibilité, doit être débattue. Que penser de son affirmation du
caractère « communicable sans restriction » des archives, puisqu’elle a
créé une catégorie d’archives « incommunicables » sans limitation de
durée, celles concernant certaines armes de destruction massive ? Cela
aboutit, par exemple, à ce qu’en 2015, les archives de 14-18 sur le gaz
moutarde sont inconsultables. La loi précédente, du 3 janvier 1979,
adoptée sous la présidence de Valéry Giscard-d’Estaing, avait fait
passer de cinquante à soixante ans les délais de consultation des
archives de Vichy, et ses décrets d’application avaient déclaré secrets
dans un délai de soixante ans les archives de la Présidence de la
République et du Premier ministre. Celle de 2008 a eu pour effet de
faire passer de soixante à soixante-quinze ans ceux des archives
relatives à la guerre d’Algérie et aux débuts de la Ve République — ce
qui a impliqué qu’il a été mis fin, en particulier, à l’accessibilité
des archives judiciaires de la répression de l’OAS — ; et à cent ans
pour les « renseignements relatifs à la sécurité des personnes et
concernant la défense nationale » — notion floue, s’il en est — ; ainsi
qu’à rendre définitivement incommunicables les archives concernant
l’arme nucléaire française et ses essais en Algérie et en Polynésie.
Elle
a été suivie d’une ordonnance du 29 avril 2009 qui a considérablement
allongé la liste des documents d’archives non communicables mentionnés
dans la loi, en y ajoutant les « documents administratifs dont la
consultation ou la communication porterait atteinte […] au secret des
délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du
pouvoir exécutif » — pourtant déclarées par la loi consultables après
vingt-cinq ans —, « au secret de la défense nationale » — pourtant
déclarées par la loi consultables après cent ans —, « à la conduite de
la politique extérieure de la France ; à la sûreté de l’Etat, à la
sécurité publique ou à la sécurité des personnes ». Autrement dit, cette
ordonnance permet de déclarer incommunicable tout document officiel
concernant l’histoire contemporaine de la France.
Par
ailleurs, la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada),
créée par la loi du 17 juillet 1978, s’est vue attribuer en 2000 le
rôle, différent de celui pour lequel elle avait été fondée, de donner un
avis sur les refus opposé par les Archives de France à une demande de
dérogation pour la consultation d’archives publiques ; un avis
qu’actuellement les Archives de France refusent parfois d’appliquer. Ce
qui lui confère une autorité problématique sur la recherche historique.
Ce principe même des dérogations, qui n’existe pas dans d’autres pays
démocratique, doit être débattu.
Le
libre accès aux archives découle de l’exigence démocratique de la
Révolution française et des recommandations du Conseil de l’Europe qui
prônent « l’égal traitement de l’ensemble des utilisateurs » (R
2000/13). Il faut débattre, par exemple, du fait qu’aujourd’hui dans les
Archives départementales, la consultation d’un même type d’archives de
l’Occupation, comme les lettres de dénonciation des Juifs, soit
déclarée, selon les cas, possible ou impossible. Ou que les dossiers de
police judiciaire de la Seconde guerre mondiale soient librement
communicables dans les départements, mais pas aux Archives nationales.
La nécessité d’un débat
Cela nous amène à penser qu’un débat public est nécessaire, en particulier autour des questions suivantes :
•
Un débat nous paraît nécessaire sur le principe selon lequel les
archivistes n’ont pas à se substituer à la Justice en interdisant
préventivement l’accès à des archives publiques sur la base d’un tri
entre les citoyens et de la supposition chez certains du risque d’une
infraction future. Ils ont à informer les lecteurs des lois qui
répriment la diffamation, l’atteinte à la réputation ou la publication
de certaines données personnelles privées, etc. Et c’est à l’autorité
judiciaire de réprimer les éventuelles infractions, si elles sont
commises. Nul archiviste ne peut être tenu responsable d’une infraction
que commettrait un lecteur postérieurement à la consultation d’une
archive. Leur rôle n’est pas d’autoriser ou d’écarter des lecteurs, ni
de choisir parmi les archives publiques auxquelles la loi donne accès
celles à communiquer à tel ou tel lecteur. Ils ne rendent pas public un
document en permettant sa consultation, c’est le lecteur qui est
légalement responsable de son utilisation.
•
Le système des dérogations attribuées nominalement mérite d’être
débattu. Peut-on faire un procès d’intention conduisant à interdire à un
lecteur l’accès à telle ou telle archive publique au prétexte qu’il
pourrait en faire un usage contraire à la loi ?
•
Un fonds d’archives peut-il être seulement accessible à un seul ou à un
petit nombre de lecteurs ? Travailler sur l’histoire implique
d’indiquer les références des sources consultées afin que d’autres
lecteurs puissent s’y reporter à leur tour.
•
Un débat doit avoir lieu sur la fonction des archivistes afin de les
libérer clairement d’un rôle de gardiens de la Raison d’Etat qui n’est
pas le leur. Des moyens accrus doivent être donnés pour que les
conditions matérielles de fonctionnement des lieux de consultation
(horaires d’ouverture, nombre de places, nombre de cartons consultables
par jour, séries fermées par manque de personnel ou pour des raisons
techniques…) ne contribuent pas à une fermeture de facto et soient
améliorées, notamment pour progresser dans les nécessaires inventaires
d’archives contemporaines, pour qu’elles puissent jouer pleinement le
rôle qui doit être le leur dans une démocratie.
•
Une réflexion doit avoir lieu sur l’existence ou non d’inventaires, mis
à la disposition du public, pour tous les fonds d’archives. On ne peut
demander à consulter une archive qu’à la condition d’en connaître
l’existence.
•
Mérite aussi un débat l’usage qui est fait de la notion de « protection
de la vie privée » pour ne pas nommer ceux qui ont commis tel ou tel
acte pendant l’Occupation ou les guerres coloniales. Peut-elle être
utilisée pour empêcher la connaissance historique de tel ou tel acte
passé ? Le fait qu’actuellement, ne doit pas être communiqué un «
document qui révèle un comportement dans des conditions dont la
divulgation pourrait nuire à son auteur » ou à celle de ses descendants
pose question. Est-ce à dire que ceux qui montraient la complicité de
Maurice Papon dans des crimes contre l’humanité à Bordeaux en 1942
auraient dû être tenus secrets pour « protéger sa vie privée » et celle
de ses descendants ? Les descendants ne sont en rien responsables des
actes de leurs ascendants. L’idée de « respect de leur vie privée » ne
doit pas servir d’alibi à une Raison d’Etat qui chercherait à dissimuler
certains faits, comme les actes de collaboration de responsables
français avec les autorités nazies sous l’Occupation ou
l’institutionnalisation de la torture par l’armée française durant la
guerre d’Algérie et les crimes de l’OAS.
•
La notion d’« archives secrète » mérite aussi un débat. Elle doit être
délimitée de façon à ne pas devenir un alibi facile de la Raison d’Etat.
Il faut débattre, par exemple, sur le fait qu’un tampon « secret »
apposé sur un document il y a plus de soixante-dix ans par une
administration publique versante provoque aujourd’hui sa non
communication, et une demande à l’administration héritière de celle qui
l’avait produit à l’époque de déclassifier ce document — y compris pour
des documents que, par exemple, les autorités nazies puis soviétiques
avaient pu consulter à loisir, entre 1940 et les années 1990, avant leur
restitution à la France.
•
La généralisation de l’usage de la photographie et de la numérisation
d’archives doit être débattue. A l’heure où ces pratiques sont
couramment accessibles, le principe même de destruction sans traces d’un
fonds d’archives — comme cela a été fait, malheureusement, pour des
dossiers de procédures correctionnelles sous l’Occupation, au prétexte
qu’on pourrait ne conserver qu’une « année témoin », 1943 — doit être
discuté. Ces techniques, par ailleurs, facilitent grandement l’accès
libre aux archives en protégeant les pièces originales. Elles peuvent
aussi permettre l’anonymisation de photocopies de documents remises aux
lecteurs, une fois qu’ils ont pu en prendre connaissance.
•
Un débat doit avoir lieu aussi sur l’obligation pour les personnes
exerçant des responsabilités publiques — y compris celle de ministre, de
Premier ministre ou de Président de la République — de verser aux
Archives de France les archives relatives à l’exercice de leur fonction.
Une réflexion doit avoir lieu sur le fait que leur non versement ou
leur versement partiel ne soit seulement l’objet, comme aujourd’hui, que
d’un effort de persuasion, et non l’objet de poursuites. Ainsi que sur
leur conservation dans des fonds privés ou dans des fondations — qui est
une particularité française.
•
En ce qui concerne l’accessibilité de la presse française postérieure à
1940 sur des bases de données numérisées comme Gallica, importantes
pour la connaissance de notre histoire contemporaine, une réflexion
aussi doit porter sur le fait que la notion de droit d’auteur est
utilisée pour interdire sa mise en libre accès. Cette interprétation de
cette notion est-elle justifiée ?
La proposition d’un observatoire
Un
observatoire sur la liberté d’accès aux archives pourrait réunir
différentes structures et associations désireuses d’ouvrir un tel débat
et de discuter d’un certain nombre de cas remontant des archivistes et
des usagers. La pétition lancée le 8 mai 2015 sur l’ouverture complète
des archives relatives à la Seconde guerre mondiale et ses résultats
montrent qu’une mobilisation sur ces sujets peut donner des résultats.
Un
tel observatoire pourrait être un cadre d’échange entre des
associations diverses d’historiens et d’archivistes. Un cadre pour
s’interroger, avec des philosophes et des juristes, sur les conflits de
droits qui peuvent exister, par exemple entre le droit à connaître le
passé et celui à la protection de la vie privée.
Certes,
la méconnaissance par le public des problèmes relatifs aux archives est
un obstacle. Au sein même de la LDH, il nous a été fait remarquer, avec
raison, que le manque de visibilité dans l’opinion et dans la presse
des entraves à l’accès aux archives, n’est pas comparable, par exemple, à
celle des entraves relatives à la liberté de création, qui est l’objet
d’un observatoire mis en place avec succès ces dernières années par la
LDH, et qui rassemble de nombreuses structures. Cette remarque doit être
considérée. Elle souligne qu’un gros travail reste à faire auprès de
l’opinion pour l’informer sur ces sujets et lui faire prendre conscience
que cette question est un enjeu citoyen. Mais l’ampleur du travail
doit-elle nous conduire à renoncer à ouvrir un tel débat ?
Il
s’agit d’un enjeu scientifique concernant la connaissance historique de
certaines périodes importantes de l’histoire contemporaine de la
France, mais c’est aussi un enjeu civique. Car la question n’est pas
sans lien avec une autre « exceptionnalité française » : celle qui fait
qu’aujourd’hui en France existent des courants idéologiques qui se sont
nourris des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période de
Vichy et aux guerres coloniales. Le libre accès aux archives est aussi
une condition pour que les citoyens de ce pays puissent espérer mettre
fin à cette triste « exception française ».