vendredi 30 décembre 2011

La loi sur les génocides, le cas arménien et l'écriture de l'histoire: la position du CVUH.


Visite de Nicolas Sarkozy en octobre 2011.

Il est en apparence aisé de réitérer les professions de foi d’indépendance des historiens. Nous savons très bien, tous, que la liberté de l’historien est davantage menacée par les lectures officielles du passé – enfermées par exemple dans un pseudo Musée d’histoire de France –, que par une quelconque loi dite « mémorielle ». Si, dans le passé récent, le CVUH a refusé d’entonner l’hymne de la liberté pour l’histoire, c’est que certaines de ces lois parvenaient à faire entendre l’héritage d’un passé malmené. De notre point de vue, le temps était venu de répondre aux attentes en réhabilitant la mémoire des héritiers des victimes des exactions passées auxquelles l’Etat français avait pris largement sa part. Le CVUH n’a jamais pris parti en faveur des lois dites mémorielles, il s’est seulement préoccupé de tous ceux qui, dans l’histoire, telle qu’elle avait été écrite jusque là, ne retrouvaient pas trace des expériences douloureuses du passé. Le génocide des juifs ou la réalité de l’esclavage n’ont pas été écartés de l’histoire en tant que faits. En revanche, la participation active et/ou passive de l’Etat français à ces exactions a été déniée puis passée sous silence, ce qui a conduit à l’effacement des traces des expériences vécues par les acteurs dans le processus historique.

Si les historiens ont pour tâche d’établir et de transmettre des connaissances précises sur le passé, nous le répétons, l’histoire ne leur appartient pas. La Nation, si longtemps mobilisée pour justifier les multiples formes d’assujettissements et d’humiliations, est en droit, si elle le juge nécessaire à un moment de son histoire, de défendre par la loi des valeurs qui touchent au passé, de rendre une forme de justice d’après coup pour compenser, en quelque sorte, une responsabilité engagée dans les catastrophes passées, à condition de s’exprimer dans le respect des connaissances du moment. Nous avons toujours considéré que chacune de ces lois devait être appréhendée dans sa singularité. L’action de la loi Gayssot (juillet 1990) visait par exemple spécifiquement le négationnisme pro-nazi – négation de l’extermination industrielle des juifs d’Europe – dont les méthodes d’imitation perverse des procédures historiennes avaient rendu nécessaire la condamnation. Ces méthodes avaient pour but et en partie pour effet de produire une confusion telle que tout travail de recherche pouvait apparaître faussé. Ni cette loi, ni la loi Taubira (mai 2001) n’ont entravé le travail de recherche historique. Seul larticle 4 de la loi du 23 février 2005 nous apparaissait inacceptable parce que, dans son injonction à porter un jugement éthique sur un fait historique, il portait atteinte à la liberté de l’historien et de l’enseignant.


Le cas du génocide arménien est encore différent. Le CVUH avait approuvé la loi déclarative de janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien, et considère toujours que la responsabilité du déni incombe d’abord à l’Etat Turc. En revanche, le texte voté le 22 décembre dernier par les députés français nous paraît inopportun et politiquement contestable car, en cherchant à pénaliser toute contestation de ce génocide, il entrave plutôt qu’il ne favorise les nécessaires débats avec les intellectuels, les responsables et l’opinion turcs sur la qualification de ce crime et l’écriture de son histoire. Une première version de ce texte, rapportée par le député socialiste Didier Migaud, avait déjà été adoptée par l’Assemblée Nationale le 12 octobre 2006, avant d’être finalement déclarée irrecevable par le Sénat le 4 mai 2011. Aujourd’hui, la proposition de loi de la députée UMP Véronique Boyer fait suite à la visite du Président de la République en Arménie les 6 et 7 octobre 2011. La France retrouve ainsi les traditions d’ingérence européenne dans la « question d’Orient », quand les grandes puissances instrumentalisaient les frustrations nationales dans la région quitte à attiser les haines. Le dernier acte de la tragédie arménienne s’est d’ailleurs joué loin d’Erevan, lors des traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923). L’initiative actuelle, nullement justifiée par la nécessité de réagir à une forme particulière de discours raciste dans la société française, reflète des positionnements idéologiques et électoralistes qui relèvent d’une instrumentalisation de l’histoire.

Le CVUH.

Retrouvez cette tribune sur le site de Mediapart.

mardi 20 décembre 2011

Prochaine parution de la collection Passé et Présent chez Agone.


A paraître en mars 2012, le nouveau volume de la collection Passé et Présent d'Agone, par le collectif de l'IHRF : J-L Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent, et Pierre Serna.

Alors que son legs est de plus en plus méconnu ou délibérément ignoré, la Révolution française n’est pourtant pas morte. De Tunis au Caire, de Tripoli à Sana’a, la révolution fait son retour dans l’histoire mondiale. Face au débat public que ces événements ont inspiré, les historiens ne peuvent se contenter d’une position de commentateurs. Les analogies paresseuses et anachroniques
entre révolution et totalitarisme ne convainquent aujourd’hui plus personne. Les temps ont changé et ils invitent à interroger ce phénomène historique qui, à intervalles réguliers, vient rompre le cours du temps pour renverser les puissants et inventer des régimes censés être plus justes pour le plus grand nombre. Il s’agit de regarder la révolution bien en face, avec ce qu’elle charrie de méprises et d’occasions manquées, pour lui redonner sa dimension de laboratoire du politique.

Les auteurs sont membres de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Depuis sa fondation en 1937, l’IHRF a pour vocation de former les historiens français et étrangers travaillantsur la période révolutionnaire.

dimanche 4 décembre 2011

La dé-modernisation de l’enseignement universitaire de l’histoire en Ukraine post-soviétique


L'université Chevtchenko à Kiev
Le CVUH a déjà abordé l’aspect idéologique de l’instrumentalisation de l’histoire en ex-URSS, qui est décrypté dans les textes de Korine Amacher sur la Russie et d'Eric Aunoble sur l’Ukraine. Ce nouveau texte éclaire les enjeux de l’usage de l’histoire en ex-URSS sous un jour différent. En effet, André Portnov s’attache au fonctionnement institutionnel de la corporation historienne et à ses conséquences pour la discipline. Le tableau est fort sombre, mais, à l’heure où les humanités souffrent en France aussi d’une dévalorisation morale et de coupes sombres budgétaires, il ne manquera pas de faire réfléchir.






Version augmentée de l’article
« Демодернизация исторического образования в постсоветской Украине.
Тезисы к дискуссии »,
publié sur http://net.abimperio.net/node/1827 le 07 mai 2011,
par André Portnov,
Institut d’études ukrainiennes Ivan Krypiakevych à Lviv,
rédacteur en chef de la revue Ukraïna moderna.
Article traduit du russe par Éric Aunoble

En général, les historiens ukrainiens comparent les différentes sphères de développement de leur discipline avec celles de leurs plus proches voisins, Pologne et Russie avant tout. Il est beaucoup plus rare de comparer l’état actuel de la science (comme de la société ou du pays tout entier) à la situation qu’elle connaissait à l’époque soviétique. Et, si de telles comparaisons sont faites, c’est principalement à un niveau superficiel, selon les figures de rhétorique convenues sur « la libération du diktat idéologique » et la science conçue comme « victime collective » d’un régime qui lui était étranger.
On rencontre également des jugements non moins unilatéraux et simplistes sur « la grandeur perdue » et le défunt « meilleur enseignement supérieur du monde ». Seulement, jusqu’à présent aucune analyse sérieuse des transformations de la science historique n’a été proposée. C’est en partie pourquoi les présentes notes – volontiers provocantes – serviront d’invitation à la discussion. Elles sont aussi des hypothèses de travail dans le cadre d’un projet de recherche que l’auteur de ces lignes mène avec Vladimir Masliïtchouk, projet qui s’intéresse au développement post-soviétique de la science en Ukraine.