D’habitude c’est debout dans le métro. Heureusement, en fin de semaine, c’est assis que Le Monde peut être lu… . Ainsi donc, « Le Grand entretien », entre Pierre Milza, auteur d’une biographie de l’empereur Napoléon III et Arnaud Leparmentier, le journaliste du grand quotidien. Une petite anthologie à placer entre les mains de toutes les personnes intéressées par les objectifs intellectuels du CVUH. Un vrai petit manuel en une page de manipulation historique à usage exclusif du présent.
Si l’on n’avait pas compris à quel point le président après son élection, ressemblait à Bonaparte juste après le coup d’Etat, dans sa volonté de réformer, de changer, de sécuriser, de livrer la France aux notables, désormais on va devoir intégrer, en réalité combien il ressemblait plutôt au neveu, à Napoléon III, celui que Hugo décrit sous la forme d’un « petit Napoléon ».
Tout l’article serait à citer comme procédé de reconstruction, non téléologique, mais selon un nouveau procédé de merchandising plutôt étonnant et que l’on pourrait nommer « la comparaison par force » du passé avec la présent.
Mais lisons quelques passages et pour commencer, car un entretien se construit à deux, la question introductive : « La mémoire collective diabolise Napoléon III, alors qu’il est considéré comme une modernisateur de la France. En est-il de même pour Nicolas Sarkozy, qui voulait incarner la rupture mais a été perçu dés ses débuts comme un président bling-bling ? ». Sous la patine vaguement provocatrice, qu’on ne s’y méprenne pas, il y a une pure reconstruction de la perception du premier cité qui va servir à la réhabilitation au fond du second mentionné.
En effet, que l’on nous dise où est, et ce qu’est la mémoire collective ? avez-vous entendu quelqu’un où que vous soyez ces dernières années DIABOLISER Napoléon III ? Personnellement, mais je ne dois pas fréquenter des gens très cultivés, personne autour de moi n’a critiqué Napoléon III. J’avais cru au contraire que depuis bien des années une tentative efficace, tenace, ciblée, répétée, multiple, avait au contraire réhabilité fortement le personnage, et cela par les plus grandes instances républicaines, voire le n° 2 de la République, en son temps. Victimisez, victimisez, il en restera toujours quelque chose de la méchante histoire républicaine qui voulut mettre au pilori l’homme du coup d’Etat du 2 décembre…
Le procédé est intéressant qui consiste à affirmer une contre-vérité pour mieux la démonter par la suite. La posture est donnée pour l’ensemble de la page. Il s’agit au fond, de hisser le président actuel au niveau du passé. C’est là qu’est la vigilance nécessaire. Ce n’est pas tant sur la transformation des faits que porte l’étonnement du lecteur avisé, Pierre Milza est, à n’en pas douter, un excellent connaisseur des événements qui jalonnent la vie de Napoléon III, mais dans la volonté de faire du présent l’égal d’un passé réhabilité, en une confusion temporelle qui brouille toute forme de construction de temporalité séquencée.
L’entretien se poursuit sur les trois ressemblances entre les deux hommes : « Hyperactivisme, industrialisme, populisme ! » (sic !!).
Au fond, Pierre Milza est trop intelligent pour se prêter au jeu de façon aussi simpliste, car toute sa rhétorique à bien le lire, démonte au fur et à mesure ce qui est annoncé : l’historien sait bien que ces trois points de ressemblance sont fort critiquables. Il le dit entre les lignes, mais tant pis, le mal de la simplification à outrance est fait, et le lecteur, qui n’est pas forcément un historien professionnel, retiendra ses trois points de convergence. Hyperactivisme ! oh ! quel point de ressemblance ! On n’avait pas perçu que les présidents précédents étaient des rêveurs vaguement velléitaires, un peu désinvoltes… « industrialiste » ? On n’avait encore moins remarqué la volonté du président à défendre un processus d’industrialisation visant à enrayer de façon fort efficace délocalisations et fermetures d’usines, au-delà des prises de position quasi officielles pour ne pas paraître trop en décalage avec l’opinion. Populiste ? Pierre Milza n’a pas trop de mal à démonter de l’intérieur la question, quoique… Le problème est biaisé, car lorsque le président actuel fait porter un effort consenti par tous les citoyens sur les plus démunis, l’empereur visait à améliorer non le statut des plus faibles, mais à dégager dans la classe ouvrière une élite du travail, une aristocratie des mains. Le procédé est complètement différent. Finalement, Pierre Milza remarque bien que leur politique est complètement diverse avec une volonté d’affrontement systématique de la part du président actuel contre les syndicats et la gauche, politique plus nuancée, paradoxalement de la part de l’Empereur. Encore ne faudrait-il pas exagérer le gauchisme du neveu impérial et ne pas tordre le bâton de l’histoire d’un autre côté, en faisant croire que « celui qui invente le droit de grève en France c’est Napoléon III ». Hélas 1864 est avant 1884, et que l’on nous explique l’utilité d’un droit de grève sans celui de réunion, sous la forme des syndicats, voté en 1884. En terme d’invention il n’a pas fallu attendre 1864 pour que certains cessent le travail afin d’améliorer leur sort. Le fait existe bien avant la révolution, mais la période 1789-1791 va le reposer avec une acuité toute nouvelle, puisque les Constituants sont sommés de mettre en adéquation les droits de l’homme avec les droits sociaux. Steven Kaplan a récemment montré l’importance des tensions dans le Paris du début de l’année 1791 et le bras de fer qui va se jouer entre ouvrier et patrons qui aboutira finalement aux lois d’Allarde et Le Chapelier interdisant le droit de réunion et de grève. Napoléon III n’a rien inventé. Il a rétabli un droit de grève, conquis dans les faits, qui avait été transformé en non-droit de grève par la première assemblée révolutionnaire, Il y a une nuance importante car elle dit bien la posture d’une historiographie, qui attribue toujours aux grands hommes la bonne marche de la société et ses avancées, comme si le paysage mental des tensions et des luttes engagées ne comptaient pas.
Les trois dernières questions de plus en plus faibles, sur la politique extérieure (finalement les deux hommes n’ont pas de point commun), sur leurs épouses (l’un s’est marié avec une espagnole, l’autre avec une italienne, le saviez vous ?) et sur la fête (les deux aiment le luxe, on ne l’avait pas remarqué), montrent et c’est fort savoureux, un Pierre Milza de plus en plus gêné manifestement et chaque fois soulignant, de fait et en fait, toutes les différences entre les deux personnages, au fond rendus à leur particularité historique, ce qui les rend encore plus intéressants tous deux à étudier pour eux-mêmes. Mais qui aura perçu cette ruse de Pierre Milza se tirant comme il le pouvait de ce jeu infantilisant des 3… ressemblances ?
Au fond, ce n’est pas tant la réhabilitation de Napoléon III qui est dérangeante, quoiqu’elle soit construite toujours selon le même modèle : « je vais vous raconter l’histoire d’un homme que personne n’aime et qui a fait beaucoup de bien à la France… ». Ce n’est pas tant la volonté de trouver des figures tutélaires positives et historiques au président actuel, « à chacun… ses idées » dit-on dans le sud de la France…
Non, ce qui est dérangeant c’est la régression historiographique induite non plus par la seule illusion biographique mais désormais de façon quasi systématique par ce que j’appellerais la double illusion biographique. Par de là les mises en garde de Pierre Bourdieu, on a l’impression que, désormais, l’illusion de la reconstruction d’un parcours existentiel ne se joue pas du personnage historique au biographé lui-même mais de celui dont on écrit le récit de vie à un Autre, forcément dans le présent, comme si une vie en annonçait une autre. Effet pervers du service après vente éditorial : « à qui ressemble dans l’actualité votre personnage, vous savez c’est pour le dossier de presse ? » ou bien régression grave des historiens, incapables de concevoir un matérialisme temporel, libéré de toute effet de prédiction, d’ « astrologisme » masqué où le passé annoncerait le futur, caché sous un vernis scientifique bien-sûr ? La question demeure.
Les historiens qui s’intéressent aux destins des personnes en histoire, qui s’intéressent aux manières historiques d’écrire des biographies doivent penser sérieusement cette forme néfaste de la double illusion biographique, une des causes du discrédit profond et mérité de la science historique ainsi galvaudée dans les médias. Comme cet entretien à propos d’une pseudo ressemblance entre Napoléon III et Nicolas Sarkozy le prouve.
Pierre Serna
Professeur paris I , directeur de l’Institut d’Histoire de la révolution française
Professeur paris I , directeur de l’Institut d’Histoire de la révolution française