(1) Ce texte est une version modifiée de l’article « Écrire une histoire
du devoir de mémoire », paru dans la revue Le Débat (170), mai-aout 2012, p. 175-185.
Écrire aujourd’hui une histoire du devoir de mémoire revient à questionner la production et la circulation
d’une nouvelle formule, entrée en France dans le vocabulaire courant, comme
dans le langage officiel, depuis les années 1990[2].
Un tel projet scientifique suppose de prendre au sérieux cette formule, devenue
un lieu commun largement décrié, en interrogeant ses fonctions sociales de
manière à en faire un véritable objet d’histoire.
Partons du champ disciplinaire auquel se
rattache cet objet. La discipline historique s’est trouvée concernée de très
près par l’expression devoir de mémoire.
L’aspect le plus visible de cette relation a constitué une dispute, au sens
étymologique du terme, engageant nombre d’historiens qui ont, à cette occasion,
débattu publiquement de leur rôle social, de leur identité comme de
l’épistémologie de leur discipline. L’objet d’étude mobilisé n’est donc pas
neutre, loin s’en faut, dans le milieu même où il est étudié.
Dans un souci de distinction, de multiples
historiens ont pris position contre l’expression devoir de mémoire au cours de ces quinze dernières années :
d’Henry Rousso qui fustige dès 1994 une « injonction à la mode[3] »
à Annette Wieviorka, récemment, pour qui cette expression « ne recouvre
rien du tout, car la mémoire n’est pas un devoir[4] ».
Elle est utilisée aussi bien comme une contre-référence qui permet aux
historiens d’affirmer la vocation scientifique de leur identité professionnelle.
L’action juridique d’associations menée à l’encontre d’historiens pour
contestation de crimes contre l’humanité, tels Bernard Lewis en 1993 au sujet
du génocide arménien ou Olivier Pétré-Grenouilleau en 2005 pour les traites
négrières, n’a fait que renforcer ce positionnement désormais pourvu d’une
expression officielle, avec la création de l’association Liberté pour
l’histoire en décembre 2005[5].
Ce lourd « héritage », pour entreprendre une recherche en histoire
sur le devoir de mémoire, nécessite
une clarification vis-à-vis de son affiliation disciplinaire.
Le problème n’est pas d’opposer ou
d’adhérer, mais de considérer les débats publics autour du « devoir de
mémoire », comme eux-mêmes objet de recherche. Il ne s’agit pas d’entrer
dans une nouvelle discussion sur les méfaits d’une telle injonction pour la
société en général, et pour la pratique historienne en particulier qui se serait
retrouver « court-circuitée » par l’imposition d’une telle notion.
C’est le risque que Paul Ricœur entrevoyait dans l’impératif
ainsi formulé, qu’il considérait par ailleurs à la fois comme souhaitable, en
tant que porteur d’un « projet de justice », et « lourd
d’équivoque[6] ». Une telle recherche ne peut donc relever d’un
« devoir d’histoire », expression antonyme apparue sous la plume d’historiens
à partir de la seconde moitié des années 1990, et ce en réaction contre les
usages alors de plus en plus institutionnels et médiatiques du devoir de mémoire. L’historien
Antoine Prost, par exemple, concluait ainsi ses Leçons sur l’histoire en 1996 : « On fait valoir sans
cesse le devoir de mémoire : mais rappeler un événement ne sert à rien,
même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas […]. Si nous
voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons
d’abord un devoir d’histoire[7]. » La démarche ne
s’inscrit pas non plus dans le prolongement d’une réflexion épistémologique centrée
sur la distinction nécessaire entre histoire et mémoire qui a largement dominé
la discipline historique depuis trente ans[8].
Écrire une histoire du devoir de mémoire
conduit en revanche à relever les pratiques sociales et « une
utilisation stratégique[9] »
de la mémoire par des historiens, sur une période qui
a vu celles-ci considérablement évoluer[10],
en partie induites justement par le contexte social d’un
« moment-mémoire ». Or, fait a
priori paradoxal dans le cadre de cette distinction entre histoire et
mémoire de plus en plus revendiquée par les historiens eux-mêmes, leurs travaux
se sont développés également dans des dispositifs institutionnels créés en
fonction du devoir de mémoire : musées, mémoriaux, commissions (commissions
Rémond ou Mattéoli par exemple), commémorations, procès pour crimes contre
l’humanité (Touvier en 1994, Papon en 1998). Les historiens ont été aussi des
acteurs sociaux engagés, à titre d’experts, dans des processus de valorisation,
d’essentialisation et d’institutionnalisation de la mémoire depuis une
trentaine d’années. Retracer l’histoire des usages de cette expression invite
ainsi à « en finir avec une certaine naïveté du
moment-mémoire », comme le suggérait la sociologue Marie-Claire Lavabre
dès 1994[11].
Dans le même sens, cette entreprise conduit à relever « l’ambivalence
constitutive[12] » du
métier d’historien : transmettre des connaissances, mais aussi construire
un rapport spécifique au présent et au passé.
Pour autant, il ne saurait être question d’occuper
une position surplombante vis-à-vis d’historiens qui, par définition, vivent et
pensent leur objet de recherche dans un cadre social donné. Personne ne peut prétendre
échapper à un champ d’intelligibilité du passé nécessairement corrélé à un
présent agissant sur lui, son activité étant aussi le « symptôme d’une
activité subie[13] ». Ainsi,
et à rebours d’une position défensive à l’égard de la mémoire tendant à constituer
progressivement le socle identitaire des historiens depuis une quinzaine
d’années[14],
cette évidence permet de préciser la manière dont il convient d’aborder la
mémoire, à savoir dans la polysémie et l’historicité de sa terminologie.
Le terme même de mémoire a une histoire dans le discours social qui est
indispensable de retracer, du moins dans sa période la plus récente. Ce terme est
devenu, par ses multiples usages métaphoriques, une notion particulièrement
vague recouvrant des faits extrêmement divers[15].
Surtout, l’investissement de différents acteurs scientifiques, politiques,
médiatiques, culturels pour ce terme s’est produit au même moment, soit au
tournant des années 1970-1980. Mémoire a ainsi occupé une nouvelle
fonction sociale au cours des années 1980 qui tendrait à le situer dans un
véritable « horizon d’attente[16] »,
à l’échelle à la fois individuelle et collective. C’est là le paradoxe apparent
de cette nouvelle forme de notre rapport au passé, qui s’est inscrite notamment
dans ce mot de mémoire. Le « moment-mémoire[17] » ne signifie donc pas
seulement la prééminence d’une notion, mais également le pouvoir d’un mot,
l’usage qui en est fait jusqu’à aujourd’hui signalant avant tout un « usage
de son pouvoir, de sa puissance d’action, de sa performativité[18] ».
Ce mot a donc progressivement constitué une « formation discursive[19] »
qui a vu la production de multiples énoncés autour de lui. Citons quelques
exemples de ces figures innombrables surgies au cours
de cette décennie et appelées à connaître des fortunes diverses :
« lieux de mémoire[20] »,
« chemins de la mémoire », « politique de mémoire »,
« ministère de la mémoire », « défense de la mémoire »,
« procès de la mémoire », « assassins de la mémoire », etc.
La formule devoir de mémoire
s’inscrit donc dans cette longue liste qui traduit, de la part des
contemporains, un nouveau rapport au passé. Ce déplacement sémantique témoigne
en l’accentuant du caractère essentialisant que la mémoire commence à revêtir
au cours de cette période, et qui l’érige en une entité intrinsèque, au même
titre que la liberté ou l’égalité, par exemple.
Or, les travaux des sciences sociales et
des neurosciences sur la mémoire viennent contredire et déconstruire ce
caractère essentialisant véhiculé par le discours social, et repris la plupart
du temps par les historiens. Que ce soit en sociologie, en anthropologie, en
psychologie ou en neurosciences, ces recherches actuelles constituent un apport
précieux pour les historiens travaillant sur la mémoire. Dans les pays anglo-saxons et en
Allemagne, les Memory Studies en
plein essor privilégient justement une approche transdisciplinaire de la
mémoire. Cette école s’est institutionnalisée depuis peu avec la création de
différents centres de recherche travaillant spécifiquement sur cet objet :
l’Interdisciplinary Memory Group à la New School for Social Research de
New-York, le Center for Interdisciplinary Memory Research dirigé par le psychosociologue
Harald Welzer à l’institut d’Essen, ou le Center of Memory Studies fondé par le
sociologue Andrew Hoskins à l’Université de Warwick[21]. Or, même si chaque discipline énonce des définitions de
la mémoire propres à son champ conceptuel, toutes mettent en exergue le rôle
fondamental de l’environnement social dans les mécanismes mémoriels, tant
individuels que collectifs. Ce point de convergence démontre une fois encore,
après les travaux de Maurice Halbwachs dans la première moitié du XXe
siècle[22],
que la mémoire n’est pas une faculté obéissant à ses lois invariables. Elle est
bien au contraire une construction qui s’élabore conjointement par « effet
du passé et effet du présent[23] »
dans « l’interpénétration des consciences »[24].
La complexité du fonctionnement de la mémoire, individuelle ou collective,
nécessite donc de renoncer à ses usages métaphoriques, et sollicite
immanquablement les différents champs disciplinaires qui la prennent pour
objet.