Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je vous remercie de m’avoir invité à participer à la réflexion de votre commission sur les questions mémorielles. J’ai lu avec attention le questionnaire indicatif que vous m’avez adressé. Je ferai de mon mieux pour y répondre au cours de notre discussion. Mais dans cette courte introduction, j’ai voulu préciser, au préalable, dans quel sens j’utilisais les termes, « histoire », « mémoire », « lois mémorielles », etc. L’une des difficultés de ce débat, y compris chez les historiens, tient en effet au fait que nous ne donnons pas tous la même signification aux mots que nous employons.
Depuis 2005, je préside le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire. Ce comité regroupe des historiens, universitaires et enseignants du secondaire, qui ont jugé nécessaire de se mobiliser pour que la spécificité de leur fonction soit davantage respectée dans l’espace public. L’écho rencontré par notre démarche (le CVUH est aujourd’hui implanté dans la plupart des régions de France) prouve que nos préoccupations sont partagées par un grand nombre de collègues. Depuis quelques années, en effet, nous avons le sentiment que le métier d’historien n’est plus considéré comme un métier légitime, et que les valeurs qui le sous-tendent (l’esprit critique, la compréhension du passé, l’universalité de la raison) ne sont plus comprises et parfois ne sont même plus admises dans l’espace public. Les deux événements qui ont marqué à nos yeux le point de départ de cette dérive se sont produits au début de l’année 2005. Le premier, c’est la fameuse loi du 23 février 2005 dont l’article 4 stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Le second événement qui nous a fait réagir, c’est la menace de procès pour « négationnisme » intenté à l’un de nos collègues dont les écrits sur l’histoire de l’esclavage n’avaient pas plu à une association mémorielle.
Notre comité n’a pas été la seule organisation à avoir protesté très vivement contre ces pressions. L’immense majorité de la communauté des historiens a exprimé sa désapprobation. Néanmoins, comme vous le savez sans doute, des divergences sont apparues entre nous sur les solutions qu’il fallait adopter pour tenter de mettre un terme à ces dérives. Ce clivage a été illustré par les deux pétitions lancées à ce moment-là. La première, celle que notre comité a soutenue, demandait le retrait de la loi du 23 février 2005, parce qu’elle illustrait une intrusion directe du pouvoir politique dans l’enseignement de l’histoire, ce qui n’était pas le cas des précédentes lois mémorielles. La seconde pétition, intitulée « liberté pour l’histoire », revendiquait la suppression de toutes les lois mémorielles.
Ces divergences, que certains journaux ont appelé « la querelle des historiens », ont révélé au grand public une réalité qui relève de l’évidence pour tous les universitaires. On peut estimer à 50 000 le nombre des enseignants en histoire et à 1 200 le nombre des universitaires spécialisés dans cette discipline ; sans compter les chercheurs étrangers (notamment américains) qui, dans certains domaines, sont plus nombreux que les Français à étudier l’histoire de France. Notre milieu n’est donc pas plus homogène que le monde politique. Il abrite des enseignants et des chercheurs qui ont des conceptions différentes de leur métier, de la manière de le pratiquer et de ses finalités. L’aspect positif de cette polémique sur les questions mémorielles aura été de faire reconnaître ce pluralisme.
Je voudrais aborder maintenant les raisons qui peuvent expliquer nos divergences internes au sujet de ces questions. La première d’entre elle tient au fait que le mot « histoire » peut prendre des sens très différents selon les contextes et selon les interlocuteurs. Sans entrer dans les détails, je rappellerai que depuis le début du XIXe siècle, les discours sur le passé se répartissent en deux ensembles : l’histoire-science et l’histoire-mémoire. L’histoire-science cherche à comprendre et à expliquer le passé, alors que l’histoire-mémoire est tournée vers le jugement sur le passé.
En tant que citoyens, nous nous situons tous dans l’histoire-mémoire. Nous voulons entretenir le souvenir de nos proches et défendre la mémoire des groupes auxquels nous appartenons. Le fait de prendre ses distances à l’égard du passé pour tenter de l’expliquer n’est donc pas une démarche naturelle. C’est la raison pour laquelle les Etats-nations, inspirés par l’esprit des Lumières, ont commencé à rémunérer des enseignants-chercheurs ayant pour fonction de produire et de transmettre des connaissances sur le passé qui ne soient plus au service de tel ou tel groupe mémoriel.
En France, c’est la IIIe République qui a mis en œuvre les réformes démocratiques grâce auxquelles les historiens ont pu se constituer en communauté savante. Ces réformes ont renforcé les exigences en matière scientifique : les thèses sont devenues de plus en plus volumineuses, de plus en plus spécialisées, mobilisant une masse d’archives de plus en plus impressionnante.
Mais dans le même temps, les réformes républicaines ont accordé une importance centrale à l’histoire-mémoire sur le plan civique. Les historiens ont été sollicités pour élaborer des programmes d’enseignement et pour participer à des commémorations officielles, dans le but de souder la communauté nationale autour d’une histoire commune. Une double mission a ainsi été assignée à l’enseignement de l’histoire : consolider la mémoire nationale, mais aussi transmettre aux élèves des connaissances et un esprit critique, pour qu’ils deviennent des citoyens autonomes.
En légitimant à la fois l’histoire-science et l’histoire-mémoire, la IIIe République a donc inauguré les problèmes que nous vivons aujourd’hui. Mémoire et histoire sont en effet deux façons complémentaires et contradictoires d’appréhender le passé. Il est donc normal, dans une démocratie, que ces deux discours entrent de temps à autre en conflit.
Le danger survient quand un déséquilibre se produit entre ces deux pôles. Pour les raisons que j’ai évoquées plus haut, l’histoire-mémoire est portée par des forces infiniment plus puissantes que l’histoire-science. Jusqu’ici, l’histoire scientifique n’a jamais été menacée de disparition, mais elle court toujours le risque d’être marginalisée de l’espace public. Ce risque est particulièrement fort d’une part, lorsque les historiens se replient dans leur tour d’ivoire en désertant le débat public et, d’autre part, quand les polémiques mémorielles font la une de l’actualité. Une situation de ce type a déjà eu lieu en France dans les années 1930. A tel point que Marc Bloch disait dans son Apologie pour l’histoire, ouvrage qu’il a écrit pendant la Résistance, que la « manie du jugement » avait tué jusqu’au goût d’expliquer.
Bien que le contexte soit aujourd’hui infiniment moins dramatique, nous vivons actuellement une situation du même genre. La principale différence par rapport aux années 1930 tient au fait que les querelles mémorielles sont désormais constamment alimentées par les médias. La mémoire est devenue un moyen d’attirer l’attention du public. C’est une ressource que mobilisent les élus, les militants, mais aussi les chanteurs, les footballeurs, les animateurs télé, etc. pour se faire connaître et reconnaître. Naturellement, le pouvoir médiatique plébiscite l’histoire-mémoire au détriment de l’histoire-science. L’histoire intéresse surtout les journalistes dans la mesure où elle est spectaculaire, où elle crée la polémique, quand il y a des coupables à dénoncer et des victimes à déplorer. Dans un tel monde, il n’y a pas de place pour la compréhension ou l’explication du passé. C’est pourquoi les jeunes historiens ont de plus en plus de mal à trouver un éditeur pour leur thèse. Pour les gens de ma génération qui ont eu la chance de publier leurs premiers livres à un moment où l’audimat n’avait pas encore imposé sa loi, il est très pénible de voir que les recherches de nos étudiants, souvent de très grande valeur, restent complètement ignorées du public.
C’est pourquoi dans le manifeste que notre Comité de vigilance a diffusé lors de sa création, nous avons insisté sur la nécessité de défendre notre métier contre l’emprise du pouvoir médiatique. Malheureusement, sur ce point nous n’avons guère été suivis.
L’action que nous avons lancée dès le printemps 2005 contre la loi du 23 février 2005 a eu davantage d’impact. Je tiens toutefois à préciser qu’à la différence des collègues qui ont signé la pétition « liberté pour l’histoire » nous n’avons jamais contesté l’idée que les parlementaires puissent légiférer sur le passé. Le Président de la République, Jacques Chirac, a dit à juste titre, lorsqu’il a lancé la procédure qui a abouti au déclassement de l’article 4 de cette loi, que « Dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle. Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. L’écriture de l’histoire, c’est l’affaire des historiens ».
Nous pensons pour notre part que si ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire, ce n’est pas non plus aux historiens de faire la loi. La mémoire collective est une affaire qui concerne l’ensemble des citoyens et leurs représentants. En tant que citoyens, nous pouvons nous-mêmes bien sûr intervenir sur les questions mémorielles. Mais le fait d’exercer le « métier d’historien » ne nous donne aucune compétence particulière pour dire ce que doit être la mémoire collective. Les problèmes scientifiques que nous nous posons (il suffit de lire les sujets de thèse qui sont donnés chaque année par nos collègues) n’ont, en effet, pratiquement rien à voir avec les polémiques d’actualité.
Affirmer que notre liberté serait mise en danger par la multiplication des lois sur le passé, c’est oublier que l’histoire, et surtout l’histoire contemporaine, a toujours été, indirectement, sous la dépendance de la mémoire. Un grand nombre de nouveaux domaines de la recherche historique, je pense à l’histoire du mouvement ouvrier, l’histoire des femmes, l’histoire de la Shoah, l’histoire de l’immigration, ont été au départ développés par des groupes mémoriels. Les historiens qui sont devenus spécialistes de ces questions, étaient souvent eux-mêmes au départ engagés dans ces enjeux de mémoire, pour des raisons liées à leur propre histoire personnelle.
L’objectivité de l’historien est donc relative, car l’histoire s’écrit toujours à partir d’un point de vue particulier. Il est préférable, selon nous, de le reconnaître, plutôt que de faire croire à une objectivité qui n’est le plus souvent qu’une subjectivité qui s’ignore. Mais cela n’empêche nullement qu’un véritable historien doit nécessairement respecter les trois grandes règles de son métier : la pertinence du questionnement scientifique, le refus des jugements de valeur et la confrontation des sources.
Etant donné que nous-mêmes, en tant qu’historiens, sommes influencés par ces mouvements mémoriels, il nous paraît donc normal que les élus y soient eux aussi sensibles. Que des lois aient été votées pour interdire la propagande des négationnistes, pour reconnaître publiquement les souffrances du peuple arménien ou pour accorder enfin à l’esclavage une véritable place dans la recherche et l’enseignement de l’histoire, nous semble donc légitime. Nous ne voyons pas en quoi notre liberté serait menacée par ces dispositions. On constate d’ailleurs que ceux qui voulaient intenter un procès pour négationnisme à notre collègue de Nantes se sont rapidement rétractés devant le tollé de toute une profession.
La raison pour laquelle nous nous sommes opposés à la loi du 23 février 2005 tient au fait que son article 4 remettait en cause l’autonomie de notre profession. Cet article disait en effet : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Le mot « positif » est un jugement de valeur qui impose l’histoire-mémoire au détriment de l’histoire-science, alors que le rôle des enseignants est de faire comprendre et d’expliquer le passé et non de le juger. Par cet article 4, l’Etat contribuait ainsi à introduire les querelles mémorielles dans les salles de classes.
Je précise, pour que les choses soient claires, que l’analyse critique que nous mettons en œuvre dans nos recherches est une démarche à caractère rationnel, qui est nécessaire si l’on veut expliquer les phénomènes historiques. Comme la montré notamment Marc Bloch, la réflexion critique est une dimension fondamentale du travail de l’historien. Cela n’a rien à voir avec le fait d’aimer ou de détester la France.
Pour conclure cette introduction, je voudrais dire un mot sur mon expérience concernant l’histoire et la mémoire de l’immigration. Je pense que nous aurons l’occasion d’y revenir dans la discussion. Depuis les années 1980, je me suis beaucoup investi en effet pour que l’Etat français reconnaisse le rôle fondamental joué par l’immigration dans l’histoire contemporaine de la France. J’ai participé à plusieurs commissions sur l’enseignement de cette histoire et j’ai été parmi les fondateurs de la CNHI. Néanmoins, j’ai toujours été très prudent avec cette notion de « devoir de mémoire ». J’ai rencontré en effet dans mes recherches et dans mes activités civiques sur cette question beaucoup de personnes, issues de l’immigration, qui ne tenaient nullement à ce que cette partie de leur passé soit exhibée publiquement. En Lorraine, dans les milieux ouvriers que j’ai beaucoup fréquentés, un grand nombre de personnes d’origine italienne, polonaise ou algérienne se définissaient avant tout comme sidérurgistes lorrains et célébrait la mémoire du mouvement ouvrier (le premier mai, la Commune de paris etc.) et non pas la mémoire de leur groupe d’origine.
Chaque être humain est formé d’un grand nombre de facteurs identitaires, et se situe au croisement de plusieurs histoires. J’ai conçu mon engagement en faveur de la mémoire de l’immigration comme un moyen d’élargir l’éventail des choix possibles en matière de mémoire, une liberté supplémentaire accordée aux citoyens et non pas comme une sorte d’assignation mémorielle. Le devoir de mémoire ne doit pas, en effet, occulter le droit à l’oubli.
Voilà ce que je voulais dire dans cet exposé liminaire. Je vous remercie de votre attention.
Gérard Noiriel
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L’audition du 30 mai est en ligne sur le site de La Chaîne parlementaire :