Dans Le Monde du dimanche 24 octobre 2010 une jeune et brillante collègue philosophe, Cynthia Fleury, professeur à l’IEP et dans d’autres grandes écoles, après avoir fustigé comme il se doit le gouvernement et son autisme congénital, en vient à réfléchir sur la réforme de la République et le danger inhérent dans lequel elle se trouve. Le constat se fonde en faisant référence à Pierre Rosanvallon, et à sa conception du régime républicain.
Cynthia Fleury elle-même en vient à donner une définition de la République comme un mode fonctionnement par assentiment du plus grand nombre, par construction lente du consensus et surtout par la compréhension les uns des autres, dans le compromis sans cesse rejoué.
Afin de développer ce dernier argument la jeune professeure de philosophie explique que la république est impossible dans le mépris partagé : le blocage selon elle des institutions viendrait d’un mépris commun, égal entre les acteurs syndicaux, ne saisissant pas les impératifs d’une technicité de la gouvernementalité pour reprendre un terme de Foucault et un mépris aussi égal des dirigeants sur le monde des syndiqués ou des citoyens indociles ;
Ce premier constat ne peut que laisser dubitatif et appelle une remarque. L’historien du XVIIIe siècle habitué à travailler sur la cascade des mépris qui constitue le tissus social de la société d’Ancien Régime puis l’historien des élites issues de la Révolution et du Consulat, ancêtres des noblesses d’Etat, celui qui a étudié les élites d’Ancien Régime et de la République et les modes de distinction dans les systèmes politiques récents peut apporter un bémol à ce constat qui se veut modéré, impartial, juste et philosophique.
Le mépris est le résultat d’une situation de domination objective de telle sorte qu’il n’y a pas de mépris réciproque, né au même moment de part et d’autre d’une frontière politique ou sociale.
Il y a un mépris d’abord, le plus souvent ce sont les élites qui le produisent car elles ont les moyens faciles de disqualifier les autres, ceux qui ont moins accès au moyens d’information et de diffusion des modes de pensée dominants ; puis il y a en réaction, un contre-mépris c’est vrai, mais qui vient dans un second temps et dont l’efficacité est moindre. En clair il ne saurait être question d’un constat de crise où les responsabilités seraient partagées en un égal mépris de part et d’autre.
L’historien peut dire à la philosophe que cela ne fonctionne pas comme cela et que l’antécédence du mépris des gouvernants pour les gouvernés produit toujours des dégâts lourds de conséquences sociales. Dans le cas présent la moquerie incessante sur les grèves invisibles, sur la pauvreté intellectuelle des syndicats et leur incapacité à mobiliser a fini par créer un front de refus dont il faut bien comprendre l’origine et le mépris constitutif pour comprendre sa force.
Comment sortir de cette Situation ? Cynthia Fleury propose une solution : établir un nouveau serment du jeu de paume. L’historien de la Révolution ne peut que se sentir flatté, l’année 1789 sert encore à quelque chose et semble offrir une matrice de relance du processus républicain, et interpellé en même temps, pourquoi précisément Le Jeu de Paume, pourquoi cet événement dans l’année 1789 ?
Quelques pages plus loin du même journal ! un début de réponse peut être esquissé. Dans une tribune intitulée « Perplexe Albion » sur le calme stoïque des anglais au moment d’accepter la rigueur nécessaire, face à l’énervement répété des français égoïstes au moment de refuser les justes réformes, un chroniqueur anglais interrogé explique que les mouvements actuels ne sont pas si étonnants de la part d’un peuple qui a pris la Bastille pour délivrer sept personnes…
Passe sur la vérité historique et les conditions précises de la prise de la forteresse-prison, ce qui demeure Outre Manche est éclairant de l’autre article : ce n’est même plus la Terreur qui terrorise ce n’est même plus la Vendée qui vandalise, c’est la Bastille elle-même qui est érigée en renversement complet, injustifiée, incroyable, complètement disproportionné.
Ce glissement sur l’inacceptable de la révolution de 1793 à 1789 a quelque chose de fort intéressant pour l’historien, sensible aux usages de l’histoire et à ses manipulations.
Il indique à quel niveau de régression politique et contestataire nous en sommes réduits, mais il indique aussi une vérité profonde (il y a toujours du vrai dans les utilisations, ce n’est pas l’utilisation de l’histoire qui pose problème, c’est le résultat de cet usage), cette vérité profonde que les contemporains ont tous compris : la Bastille était bien plus qu’une manifestation elle était plus qu’une révolte, elle était une, la Révolution.
Du coup, on comprend bien pourquoi la jeune philosophe républicaine mais consensuelle, modérée mais ferme dans la critique contre le système Sarkozy, voit dans la scène du serment du Jeu de Paume un moment fédérateur, non violent, un moment de calme où les députés réunis se prêtent un serment à renouveler de nos jours pour relancer le pacte républicain…
Fort bien.
La scène semble idyllique donc, et susceptible de constituer une nouvelle matrice pour un contrat républicain renouvelé, à inventer (sic) dont on imagine qu’il est d’autant plus fort que l’on vient de choisir symboliquement cette scène immortalisé par David du serment réconciliateur.
A cela près deux remarques.
1. Alors que l’entretien se construit sur l’idée que la République est le gouvernement partagé et celui de l’attention portée à tous les citoyens éclairés, ces mêmes hommes qui prêtent serment en ce 20 juin 1789, forment déjà une élite qui n’est sûrement pas le peuple à ce moment là, et prennent bien soin de s’en distinguer. Trois jours auparavant Mirabeau a perdu une belle bataille de symboles contre Sieyès, ce dernier bataillant pour que cette assemblée se nommât Assemblée Nationale, là où le tribun aixois demandait qu’elle s’appelât Assemblée du Peuple. Exit le peuple, les représentants sont ceux de la nation et comptent bien le demeurer. Choisir comme symbole du pacte républicain cette assemblée de l’élite du Tiers-Etat n’est pas le meilleur gage de démocratisation de la vie politique.
2. Si l’on suit bien la philosophe Cynthia Fleury, le symbole de ce serment est son côté posé, presque calme, serein, exit la violence, populaire bien sûr, exit la violence de l’arbitraire du pouvoir évidemment, la dense tranquillité, pour ne pas écrier la force tranquille (!) de la scène en impose et semble un programme en soi d’une politique apaisée, espoir d’un pacte républicain à re-proposer, ni « populiste » de gauche, ni « conservateur » de droite (re-sic), où alors ? En un centre sûrement, immense et flou, légèrement à gauche, posture d’intellectuel oblige, mais fédérateur en diable imagine-t-on sans peine…
Est-ce vraiment le cas, est-ce vraiment ce qui s’est passé ce jour là et dans cette ambiance là, en ce 20 juin 1789 ?
Là encore une nuance de taille s’impose qui nécessite de rappeler quelques banalités. Ces hommes, en cette fin de juin 1789, sont pressés par le pouvoir du roi. Ils se réfugient dans cette salle du jeu de paume et jurent de ne se séparer que lorsque la France aura une constitution. Cette élite du tiers Etat est en rupture de ban, dans l’illégalité ; ce sont des hors-la-loi passibles d’être arrêtés et de subir une tentative de coup d’Etat qui ne manquera pas de se produire trois jours plus tard, le 23 juin, lors de la fameuse séance royale.
On ne saurait être plus clair. Ces hommes, et ce fut leur immense courage, leur brave témérité, entrent délibérément en Révolution, désobéissent au pouvoir, refusent l’autorité du roi, font la grève des Etats généraux littéralement, manifestent publiquement dans Versailles, la cité royale, leur désaccord total avec la politique de réformes du roi. Pire ils font le serment de ne se séparer qu’après la victoire… en se jurant de faire comme les insurgent américains « vivre libre avec une constitution, ou mourir ».
Personnellement, on l’aura peut-être compris, cela ne me gène strictement pas et je suis admirateur du courage et de la force subversive de cette scène fondatrice, et la prends volontiers comme pacte fondateur d’une nouvelle république s’il le faut.
Simplement, je ne souhaiterais pas que la force et la violence de la scène soient édulcorées et présentées comme la matrice d’une nouvelle fondation à inventer, dont l’objectif serait la recherche d’un consensus entre tous, dans la discussion pacifiée, comme cela est présenté dans cet entretien.
Il y a des moments où il faut lutter et les hommes qui font ce serment en ce 20 juin le savent bien, et sont résolus à affronter le pouvoir en place.
Le Serment du Jeu de Paume fut un acte de bravoure, de combat, de rébellion, de révolte, une journée révolutionnaire. L’équivalent d’un refus catégorique des réformes du pouvoir, l’égal d’une manifestation monstre.
Qu’on le prenne comme exemple de la radicalisation à poursuivre contre un pouvoir qui nie les formes les plus élémentaires de la démocratie, et comme journée de référence pour la lutte, et l’on sera plus près de la non-manipulation de l’histoire.
Mais qu’on édulcore à ce point le Serment du jeu de Paume au point d’en faire un bon think thank pour faire semblant de jouer à la démocratie participative, comme nouveau souffle pour la deuxième gauche : il y a une limite qu’il serait bon de ne pas franchir.
Un temps la Révolution fut niée, puis critiquée, ensuite ignorée, au fond c’était mieux que de nous la présenter comme un jus au goût sirupeux.
A tout prendre on préfère le regard inquiet du chroniqueur anglais, devant l’incroyable action desfrogs attaquant une prison pour libérer 7 personnes, y en eût-il eu une seule que cela en aurait valu la peine, simplement ce n’était pas le but de l’assaut…
Entre se faire craindre et se faire déguster de façon sucrée, mieux vaut la première alternative.
Non merci pas de ce jeu de Paume, trop mielleux… pas assez naturel…trop trafiqué…
Pierre Serna