L’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch revient sur la polémique
suscitée par les images du livre « Sexe, race et colonies ». Un procès
qui, selon elle, détourne du vrai sujet.
La réception du gros ouvrage (4 kg) Sexe, race et colonies, qui vient de sortir aux éditions La Découverte, provoque des réactions contrastées voire
virulentes. En qualité d’historienne engagée – qualificatif qui n’est
pas synonyme de militante –, je pense que l’un des principaux devoirs de
l’historien est de privilégier le savoir,
et tout le savoir. D’où la nécessité d’aborder quelque question que ce
soit de façon sinon frontale du moins dégagée autant que possible de
tout affect. Cela implique de lutter
contre les non-dits, les réticences d’ordre extra-scientifique, les
préjugés de toute sorte, bref d’une façon générale les tabous de
l’histoire ou réputés tels.
Le sexe aux colonies a fait partie de ces « tabous ». Tabou n’implique pas ignorance. On a étudié les signares, les ménagères, les concubines, les esclaves. Néanmoins c'est l'historienne américaine Ann Stoler qui a, la première, mis en lumière une évidence : le regard égrillard
de l’homme blanc, la sexualité, voire la pornographie n’ont pas été un
corollaire marginal de la colonisation : c’en est un élément
constituant.
L’ouvrage s’en veut la démonstration visuelle. On l’a écrit, on l’a
peu montré, et jamais de façon systématique. D’aucuns, choqués par la
crudité des images, ont réagi.
Ne pas s’en tenir au premier degré
Quelques journalistes pourtant sérieux s’en sont offusqués avant d’avoir vu le livre, d’autres l’ont fait sans l’avoir lu.
Ce n’est pas admissible. Certes, il faut tenir compte des réactions,
mais peut-être seulement si elles émanent de femmes noires – les sujets
apparemment objectivés de l’ouvrage. Je suis réservée sur les réactions
gênées, voire scandalisées de critiques blancs.
Car c’est au public blanc que s’adresse le livre, qui exige de ne pas s’en tenir au premier degré. Le propos n’est pas de se régaler de la vue du corps de femmes noires, il est de démontrer
le caractère massif, pendant des siècles, de l’utilisation de ces corps
par le regard et les actes des hommes (voire des femmes) blancs.
Ce processus a commencé dès les premiers contacts, au tout début de
l’esclavage de couleur, de la traite des unes par les autres. Le
documentaire Les Routes de l’esclavage, diffusé le 1er mai 2018 sur Arte et auquel j’ai participé, a entrepris de le visualiser sans complexe.
Les images apparaissent avec la traite arabo-berbère, elles se
démultiplient avec la traite atlantique. Quoi de plus convaincant que de
le montrer ? Comme l’explique l’historien Jean‑Claude Schmitt, « l’image a été un élément clé de l’expansion européenne ».
C’est le sujet de cet ouvrage. Les auteurs ont visualisé 70 000
images pendant quatre ans. Ils en ont sélectionné 1 200. Certaines
étaient connues, ne serait-ce qu’au travers des cartes postales qui
circulaient dès les années 1900 et de publications antérieures. La
plupart sont inédites, oubliées, ou dissimulées. La masse confirme la
thèse du livre : l’usage sexuel et la manipulation coloniale des femmes
ont été aussi abondants que permanents. Le fait même que certaines aient
été « fabriquées » est une preuve de la sexualisation coloniale.
Savoir visuel
La virulence des critiques répond à la violence sexuelle coloniale. On a opposé ce corpus à Shoah, ce monument de Claude Lanzmann (1985), qui évoque tout en ne montrant rien. La comparaison est doublement inacceptable. Shoah repose sur un savoir visuel préalable qui permet à l’imaginaire de se représenter
l’inacceptable. Qui plus est, ce « savoir visuel » a été fabriqué, car
il n’existe guère d’images des camps d’extermination en action, les
cendres étant englouties dans les fours crématoires.
Les amas de cadavres squelettiques photographiés par les Britanniques et les Américains
ne sont pas les restes des juifs et des Tziganes gazés à Auschwitz,
mais les victimes du typhus dans les camps de déportation (et non
d’extermination) abandonnés par les nazis, notamment Bergen-Belsen. Néanmoins, sans ce travail visuel préalable, Shoah serait incompréhensible pour le public non concerné ou non spécialiste.
Le savoir visuel réalisé ici est authentique. Il affirme que tous les
colonisateurs – administrateurs, commerçants, voyageurs, explorateurs,
voire missionnaires – pouvaient (même s’ils ne l’ont pas tous fait) se livrer sur les femmes africaines à ce qui leur était interdit en métropole. Après avoir vu, on ne peut plus faire comme si on ne savait pas. Ces images sont dérangeantes par ce qu’elles font voir qu’il devient impossible de ne pas voir. Je me méfie des réactions effarouchées de lecteurs qui préfèrent se voiler la face plutôt que d’affronter une réalité déstabilisante.
J’aurai une réserve ; celle d’une historienne blanche. Car la
réaction affective, viscérale, de femmes noires est réelle.
L’« insensibilité affective » devient difficile sinon impossible. La
chercheuse sait que c’est vrai. La femme a du mal à faire la distinction
entre la maltraitance des colonisées et sa propre personne. Elle voit
son image : que faire ?
Entendre l’avis des Africaines d’Afrique
Expliquer. Inlassablement expliquer
que le fait de se voir « noire » sur l’image est le fruit du racisme de
couleur instauré depuis des siècles à la faveur de l’esclavage
atlantique. Des siècles de dépréciation lui ont fait intégrer
la réalité du racisme de couleur. C’est, il me semble, une réaction
plus française qu’africaine. En France, les femmes noires font
globalement partie d’une minorité menacée, donc fragile.
En Afrique, des collègues africains consultés ne sont pas aussi
choqués que leurs partenaires français. Alain Mabanckou l’a également
exprimé à Blois lors d’une table ronde. Ce que montre le livre est vrai,
et ils l’ont toujours su. Alors ? Alors, avant de parler à leur place ou en leur nom, il faut d’abord entendre l’avis et les réactions des Africaines d’Afrique.
C’est ici que l’intelligence des textes qui accompagnent les images
apparaît fondamentale. Comme le souligne Jean‑François Dortier dans un numéro de la revue Les Grands Dossiers des sciences humaines édité à l’occasion des Rendez-vous de l’histoire de Blois, « le pouvoir des images n’existe pas sans un texte et un contexte qui l’accompagnent ».
Le nombre de critiques qui n’ont pas lu, ou si peu, les textes paraît
considérable. Les vingt textes de fond ont été pensés, discutés et
écrits par les cinq éditeurs du volume. Ils traitent de ces questions
fondamentales en faisant le partage entre le savoir historique et
l’usage que l’on peut en faire. Qui a pris le temps de les lire avec attention ?
Du paradis terrestre au paradis sexuel
Les auteurs ont procédé au travail chronologique de l’historien, distinguant les phases de la représentation : la première, à partir des XVe et XVIe siècles,
révèle, de la part des graveurs et peintres concernés, un mélange
détonnant de fascination – pour ces corps étrangers au monde occidental
de l’époque – et de domination (présente quelle que soit la période) ;
fascination non dépourvue d’obscénité, surtout à partir des XVIIe et XVIIIe siècles,
pour ces sociétés qui s’autorisaient des « femmes nues » alors que le
puritanisme occidental allait s’accentuer une fois passés les « excès »
de la Renaissance.
La rupture remonte au début du XIXe siècle : c’est la fin du « paradis terrestre », qui va se transmuter en paradis sexuel pour les hommes blancs, dont les épouses, en Europe, sont dorénavant « corsetées au propre comme au figuré »,
tandis que se généralise l’idée de la sexualité irrépressible de
l’homme. Les espaces sexuels sont rejetés vers les colonies. C’est
l’épanouissement de la pornographie coloniale, la seule tolérée et même
magnifiée en Occident.
La centaine de notices complémentaires rédigées par 97 spécialistes
internationaux apporte des mises au point n’éludant aucun problème,
pédérastie incluse (volontairement sans illustration). On peut ne pas être d’accord. Encore faut-il le démontrer plutôt que de se livrer de façon plutôt répétitive à des attaques ad hominem visant une équipe de chercheurs de qualité.
Un ciment de l’entreprise coloniale
L’image et le texte sont inséparables, c’est une exigence historienne. Or beaucoup de lecteurs ne savent pas interpréter les images. Une table ronde à Blois [lors de l’édition 2018 des Rendez-vous de l’histoire dont le thème était « La puissance des images »]
était consacrée au retard en France du décryptage de l’image comme
source des non-dits contemporains. Ces images assumées par les
colonisateurs y compris dans leur esthétisme sont aujourd’hui
condamnables. Mais les textes font éviter l’anachronisme.
On dira que c’est un vœu pieux, car il existe encore, hélas, nombre
de racistes qui pourraient ainsi se « rincer l’œil ». Mais au moins le
livre peut-il montrer
à tous les autres, qui ne le savaient guère (à l’exception de quelques
spécialistes), à quel point les abus sexuels ne furent pas des accidents
épisodiques ou marginaux, mais qu’ils constituèrent un des ciments
constitutionnels de l’entreprise coloniale.
Le sujet traité n’est pas la femme noire ou orientale, mais l’idée
que s’en faisaient et que s’en font encore certains Blancs. Les auteurs
n’auraient-ils pas suffisamment souligné leur propos dans le titre ?
Encore faut-il tenir compte des exigences de l’édition : faire vendre. On pense ainsi au titre accrocheur de la sérieuse revue L’Histoire en octobre 2018 : « Le Moyen Age a tout osé : l’obscène et le sacré », le thème et ses images n’occupant que 10 % du numéro.
Le thème du livre n’est pas la sexualité de la femme « exotique » mais l’obscénité du colonisateur blanc.
Catherine Coquery-Vidrovitch est membre du CVUH et professeure émérite d’histoire africaine à l’université Paris-Diderot (USPC). Elle a publié en mai 2018 Les Routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècle chez Albin Michel/Arte Editions.