Cette article a été publié par le journal Libération (17/10/2018)
Derrière cette date se
cache l'existence affirmée et escamotée d'un peuple et d'une foule,
visibles et invisibles sur le sol français, que l'État a tenté d'effacer
et censurer.
Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux, dans la nuit du 17 octobre 1961.
Photo AFP
Tribune. 17 octobre 1961 : une
manifestation massive et pacifique d’Algériens sans armes a lieu dans
Paris, à l’appel du FLN. Sa répression systématique et violente a
entraîné sans doute plus d’une centaine de morts. Pourquoi le rappeler,
alors que la page de la guerre d’Algérie pourrait sembler se tourner ?
Le chef de l’État a reconnu la responsabilité de la France dans la
disparition et l’assassinat de Maurice Audin, après avoir qualifié la
colonisation de «crime contre l’humanité», lors d’une visite en
Algérie en tant que candidat. Il est question d’ouvrir plus largement
les archives, restées très surveillées (1). Des mesures de dédommagement
des harkis sont annoncées. Il serait question d’une «mémoire apaisée». Convié au banquet commun de la mémoire, chacun s’y retrouverait.
Sur le plan de la recherche historique, depuis le livre pionnier de
Jean-Luc Einaudi (2), c’est le moment de la mise à distance, du travail
d’histoire venant compléter le travail de mémoire. Une discussion
historiographique s’est pourtant développée sur les responsabilités du
caractère sanglant de l’événement : non seulement Maurice Papon et la
préfecture de police, mais son ministre, Roger Frey, et le Premier
ministre Michel Debré, en sont très nettement les auteurs. Côté
algérien, une certaine responsabilité de la Fédération de France du FLN,
dans les tensions précédant le 17 octobre. Ces avancées de la
recherche, issues de divers horizons, y compris non universitaires, sont
décisives tant elles mettent en évidence la responsabilité directe de
la tête de l’État (3).
Mais quelque chose résiste aux mémoires officielles, et ne s’inscrit
pas encore dans l’histoire collective, malgré la célébration de
l’événement en Algérie. Malgré la reconnaissance partielle de
l’événement par François Hollande en 2012. Malgré la présence d’une
plaque à peine visible, pont Saint-Michel, depuis 2001, apposée par
Bertrand Delanoë sur la margelle du quai, côté île de la Cité. On a beau
lire, suivre les traces du parcours des manifestants, de Nanterre et
Courbevoie à Paris, retrouver les lieux où l’on matraquait, où l’on
tirait, boulevard Bonne-Nouvelle, devant le Rex, boulevard Saint-Michel,
au pont de Neuilly, où l’on jetait des Algériens dans la Seine, où l’on
en parquait d’autres après les avoir fait monter de force dans des bus
de la RATP, quelque chose relève encore d’un déni.
Cela s’est passé dans l’espace public, mais n’a pu être vu, ou à
peine : cette action des forces de l’ordre au service d’un État, dans
une république à peine née, contre la présence d’un peuple. Contre ce
geste collectif que l’État a tenté d’effacer, avant même qu’il n’ait eu
lieu, si cela avait été possible, en arrêtant plus de 12 000
manifestants. Au point d’en faire transporter plusieurs centaines sur le
sol algérien pour les placer dans des centres de rétention et pour
certains les y envoyer à la mort. Un crime colonial, en pleine
décolonisation (4).
Derrière cette date se cache l’existence à la fois affirmée et tout
aussitôt violemment escamotée d’un peuple et d’une foule, visibles et
invisibles sur le sol français, en pleine guerre d’Algérie. Peuple à qui
on refusait encore l’indépendance, pourtant implicitement acceptée par
le pouvoir gaulliste qui s’apprêtait à négocier avec le FLN. Foule dont
la présence attestait déjà le phénomène de l’immigration algérienne,
dans les bidonvilles, à La Goutte d’or ou Belleville, en banlieue et
ailleurs ; présence aujourd’hui fantasmée en «grand remplacement», en «islamisation rampante de la France».
Une fois l’analyse faite des circonstances de l’événement, des
raisons objectivables et non objectivables du déclenchement de la
violence des forces de l’ordre ce jour-là, de l’échelle des
responsabilités, du chef de l’État aux simples policiers, il reste ce
surgissement intempestif, et violemment escamoté, à l’histoire longtemps
censurée (5). Il ne fallait pas que les Algériens, colonisés et
immigrés, soient acteurs et sujets de l’histoire, ou le deviennent. Le
17 octobre est le double moment d’un acte collectif constituant et de
son refoulement physique et symbolique.
(1) Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revient à la République, Le passager clandestin, 2015.
(2) Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris. 17 octobre 1961, 1991 (réédition Points Seuil, 2007).
(3) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, 1999 ; Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Taillandier, 2008 (traduction); Marie-Odile Terrenoire, Voyage intime au milieu de mémoires à vif. Le 17 octobre 1961, Recherches, 2017.
(4) Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau Monde, 2011.
(5) Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, préface de Gilles Manceron, suivi de La triple occultation d’un massacre, par Gilles Manceron, La Découverte, 2011.
Olivier Le Trocquer, pour le CVUH