Après deux décennies
d’apaisement, le Brexit, et en particulier la question de la frontière
irlandaise, menace de raviver les tensions qui ont si longtemps marqué les
relations entre la Grande-Bretagne et l’Irlande.
Parmi les incertitudes qui
planent ces jours-ci sur la ratification britannique de l’accord de retrait de
l’Union européenne, la possible défection du Parti unioniste démocrate (DUP)
pourrait peser lourd. Le DUP, première formation politique à l’Assemblée
d’Irlande du Nord, compte aussi dix députés à la Chambre des Communes. Depuis
2017, ces derniers ont négocié une alliance parlementaire de circonstance avec
le parti conservateur, nécessaire à Theresa May pour se maintenir au pouvoir.
Le DUP, très à droite sur l’échiquier britannique, est le seul parti
nord-irlandais à avoir appelé à voter en faveur du Brexit en 2016, quand la
province s’est prononcée à près de 56 % pour rester dans l’UE. Il menace
aujourd’hui de voter contre le « traité de retrait » au motif que
celui-ci accorderait un statut spécial à l’Ulster : la province resterait
au sein de l’union douanière, à titre temporaire. Ceci afin d’éviter le
rétablissement de la frontière entre les deux Irlande, susceptible de mettre en
péril le processus de paix dont on a célébré le vingtième anniversaire au
printemps dernier. « No specific
arrangments », martèle depuis quelques jours le DUP, au nom de
l’identité britannique de la province et de la sauvegarde de l’intégrité du
Royaume-Uni.
L’argument avancé mérite un éclairage
sur le passé pour être correctement évalué. En 1921, après la guerre
d’indépendance, l’île d’Irlande est divisée en deux entités politiques distinctes :
la plus grande s’émancipe de la tutelle britannique pour former l’État Libre (devenu
République d’Irlande en 1949) tandis que les six comtés du nord-est restent au
sein du Royaume-Uni, conformément au vœu de la majorité de ses habitants. Dès
lors, sur ce petit territoire qui
dispose d’institutions autonomes (un exécutif et un Parlement) se met en
place un « État protestant », unioniste, doté de pouvoirs coercitifs
spéciaux, qui organise la subordination légale d’un tiers de sa population. Les
catholiques/républicains (favorables à la réunification de l’île) subissent des discriminations à
l’emploi et au logement, tandis que les pratiques électorales et le découpage
inique des circonscriptions (gerrymandering)
contreviennent aux règles les plus élémentaires de la démocratie politique.
Le rejet de ce système aboutit à la formation d’un mouvement de contestation pacifique pour la reconnaissance
des droits civiques des catholiques. Sa violente répression en 1968-69 est à
l’origine de la guerre civile qui dévaste la société nord-irlandaise pendant
trois décennies. En 1971, au cœur des « Troubles », le pasteur
fondamentaliste Ian Paisley fonde le DUP qui regroupe les plus intransigeants
parmi les unionistes nord-irlandais. Ces années sont ponctuées par les combats
de rues, les attentats commis par les paramilitaires des deux camps, les lois
d’exception et les internements sans jugement, les brutalités policières et les
« bavures » militaires, jusqu’à la signature de l’accord de Belfast, le
10 avril 1998, qui marque la fin de ce conflit au lourd bilan humain
(3 500 morts). Depuis, la frontière physique a disparu et la paix, sans
véritable réconciliation, est respectée. Les institutions provinciales,
suspendues en 1972, ont été réinventées. Elles reposent sur le principe du
partage du pouvoir et de la cogestion – un gouvernement « mixte »
et une Assemblée nord-irlandaise démocratiquement élus – créant ainsi une
situation unique en Europe, où la coopération et le dialogue sont renforcés
entre Belfast, Londres et Dublin.
Ainsi, depuis sa création par les ancêtres politiques du DUP,
l’Irlande du Nord a toujours connu une trajectoire à part au sein du
Royaume-Uni. Longtemps, l’histoire a d’ailleurs été mobilisée par les
unionistes pour souligner la spécificité de ce territoire et justifier leur
domination. Depuis les années 1970,
le parti fondé par Paisley a largement contribué à maintenir en place le statut
spécial de l’Ulster. Aujourd’hui,
alors que les institutions de la province sont paralysées depuis bientôt deux
ans – la formation du prochain exécutif
« mixte » achoppe notamment sur la question du statut de la langue
gaélique – il est assez incongru de constater que le DUP a choisi
d’oublier le passé. En Irlande du Nord, l’avenir, envisagé
comme possiblement partagé, reste décidément très incertain.
Laurent Colantonio, pour le CVUH