Un constat s’impose, après ces morts
tragiques des 7, 8 et 9 janvier : la violence insoutenable dans bien des
pays est entrée dans Paris. Malgré l’immense réaction populaire en faveur de la
liberté d’expression, la faille ouverte, invisible jusqu’alors, est à présent
béante et ne semble pas prête de se refermer. Mais le CAC 40 se maintient et le
marché vit.
Il ne s’agit plus désormais de panser
les plaies, ni d’imaginer que la répression puisse calmer les esprits. Ce qui
nous importe avant tout, c’est de comprendre pourquoi, l’invocation des valeurs
abstraites, universelles, laisse de glace une partie de la population qui ne se
sent pas concernée par l’appel au nom de « l’unité nationale ». Tandis
que certains craignent pour leur vie, d’autres disent vouloir quitter la
France.
Les difficultés de l’école semblent
révéler la profondeur du mal être d’élèves qui refusent d’obéir aux consignes
de rendre hommage aux victimes assassinées. Les mots ne font plus sens et le
discours officiel se heurte au mur des malentendus.
De nombreuses questions surgissent
au sein de cette République qui, en principe, devrait nous rassembler. Plus
personne ne connaît l’histoire conflictuelle dont est issue la « chose
publique » censée nous appartenir.
La Liberté, si souvent invoquée,
ne saurait se réduire à la liberté d’expression. On est libre quand on est en
pouvoir d’exister matériellement, intellectuellement et politiquement. Mais libre,
qui l’est ? Dans un monde où la reconnaissance sociale passe par la
quantité d’argent accumulée à n’importe quel prix, où l’ambition personnelle prime
sur la nécessité du vivre ensemble.
Quant à la démocratie, jamais réellement
appliquée, on a oublié qu’elle signifiait, à l’origine de sa mise en œuvre, la
souveraineté populaire, c’est-à-dire la souveraineté de tous et de chacun, sans
distinction de race, de sexe et de religion comme l’affirmait il y a bien
longtemps Condorcet. Réduite à une forme de démocratie parlementaire sélective,
tout juste représentative, elle se résume le plus souvent à une délégation de
pouvoir.
La crise que nous vivons
aujourd’hui, et qui ne cesse de s’étendre, nous plonge brusquement dans une
réalité contournée par la plupart des partis politiques qui sont obsédés par
les échéances électorales. Rien ou presque n’a été fait depuis l’alerte des
émeutes de banlieues de 2005. L’ascension du Front National symbolise l’échec
des autorités à résoudre les problèmes que cette violence, sans mots, avait dévoilés.
Et pourtant, qu’on le souhaite ou
non, il nous faut affronter, aujourd’hui, une double fracture : celle du
repli conservateur, intolérant, tétanisé par la peur de l’Autre et celle du
retrait dans une communauté fictive où la religion est censée représenter le
refuge identitaire.
Parmi les multiples oublis et
autres impensés, qu’il serait nécessaire de faire émerger dans le débat
démocratique, tentons de saisir, dans l’immensité des questions restées en
suspens, quelques-unes qui, faute d’avoir été débattues, dans l’espace public
et au sein du milieu scolaire[1],
sont remplacées par des rumeurs reprises d’informations inventées, tronquées ou
déformées.
En tout premier lieu, la longue
histoire de la République devrait être repensée avec la reconnaissance des
multiples affrontements à l’issue desquels des catégories entières furent mises
à l’écart.
On a oublié que son apprentissage
et sa mise en œuvre laissa de côté les femmes, les étrangers, et une grande
partie des ouvriers à l’origine des révolutions du XIXe siècle de 1830 à la
Commune de Paris ; tous luttaient alors pour une république vraie,
démocratique et sociale. C’est-à-dire pour la concrétisation des principes, liberté, égalité, fraternité.
On a oublié que dans le même
temps, et au nom de la République, l’Empire colonial se constituait sur le mode
de penser des occidentaux dont la supériorité
était affirmée.
On a oublié que l’immigration
passée et présente était, qu’on le veuille ou non, porteuse de ce passé et de sa
mémoire. Or, malgré ses efforts, la nation républicaine, reste attachée à son
passé à travers ses symboles dont le Panthéon représente la quintessence. Nous
devrions écouter davantage le rappeur Youssoupha et son slogan « aux Immigrés
la patrie non reconnaissante »
On a oublié que des représentants
de la République, en donnant les pleins pouvoirs à Pétain, ont permis à la
nation française de basculer dans l’antisémitisme officiel, héritier d’une
longue lignée de penseurs qui se répandirent impunément en invectives à l’égard
de l’autre, le juif. Qu’on se souvienne des insultes infligées à Léon Blum.
Notre République, ne l’oublions pas, a donné l’exemple d’un rejet inadmissible
et donc inavouable.
On a oublié les multiples propos du
précédent chef de l’Etat stigmatisant la population immigrée à travers cette
injonction : « la France tu l’aimes ou tu la quittes » ; il
feignait d’ignorer comment la France, elle-même, avait enfoui sa haine de
l’autre dans les caves de l’histoire. Entre autres exemples : l’enseignement
de la guerre d’Algérie se réduisit longtemps à la restitution des
« événements » sans mention de guerre encore moins de tortures et
nous apprîmes, par ce même chef d’Etat, que l’Afrique, n’avait pas d’histoire !
On a oublié que la transmission
de la laïcité et des principes universaux supposait la restitution des conflits
et des enjeux dans lesquels les vainqueurs, héritiers des conquérants d’antan
et des esclavagistes d’hier, n’étaient pas toujours les représentants des
valeurs dont ils se réclamaient. Ce retour vers le passé est d’autant plus
nécessaire qu’il nous faut, au présent, revendiquer la liberté de penser et de critiquer
les dogmes qui réduisent les individus à des instruments aux mains d’idéologues.
En l’absence d’enseignement d’une
véritable posture intellectuelle critique, la seule à même de permettre la
reconnaissance et l’intelligibilité d’un passé
conflictuel, comment s’étonner des difficultés que rencontrent les enseignants
en abordant des sujets considérés désormais sensibles comme la shoah ou la
domination des hommes et l’assujettissement des femmes dans les pratiques
familiales et religieuses ? Sujets d’actualité pourtant si nous voulons
lutter contre ce nouveau fléau qui, au nom de l’Islam, sème la mort dans
différents pays, aujourd’hui même.
Comment s’étonner de cette
résistance souvent sans paroles, quand dire « je » est devenu
impossible et que seul le nous, même fictif, permet de croire qu’on
existe ? Comment limiter les échecs scolaires quand, dans certaines écoles
des « quartiers », le « nous » communautaire domine et, de
ce fait, laisse croire à l’abandon de la République.
Malgré cela il nous importe, de
dire et de nommer les choses : distinguer les dogmes des croyances et
soumettre à la critique des Lumières les doctrines et les pratiques aliénantes.
En un mot, faire que chacun, d’où qu’il vienne, puisse se réapproprier la
liberté au sens où l’entendait Sartre. « Que puis-je faire de ce que les
autres ont fait de moi ? ».
Michèle Riot-Sarcey, historienne ; Kamel Chabane,
professeur d’histoire géographie.
*Ce texte est paru une 1ère fois dans le quotidien l'Humanité le 26 janvier 2015.
[1] Parmi d’autres exceptions notons le travail
remarquable effectué par les enseignants du collectif Aggiornamento animé par
Laurence de Cock.
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