Rédactrice/teur : Laurence de Cock[1], Karim Hammou[2]
BlackM (crédit @lesInrocks) |
Tout commence par un concert gratuit, organisé à l’occasion des commémorations de la bataille de Verdun. Le spectacle devait être donné par une vedette du moment – Black M, rappeur aux 600 000 exemplaires vendus pour un album grand public, « Les yeux plus gros que le monde », dont la pochette fait un clin d’œil à Michael Jackson.
Populaire en France, les chansons de Black M le sont bel et
bien auprès de Français·e·s. Pourtant, entre intimidations racistes et lâchetés
politiques, un procès en extériorité à la communauté nationale aboutit à
l’annulation pure et simple de l’événement.
Un scénario bien rodé
Le coup d’envoi de l’affaire, lancé par les réseaux
d’extrême droite, reproduit fidèlement la trame des opérations de lobbying
imaginées contre le groupe Sniper, tout aussi populaire il y a quinze ans.
Première étape, une sélection unilatérale de paroles
décontextualisées, une dramatisation jouant d’une rhétorique de l’honneur
(national) et de l’injure faite aux (« vrais ») Français·e·s, et une
intense campagne médiatique, utilisant à la fois les réseaux sociaux, les
relais dans la presse traditionnelle, et les pressions par courriers, courriels
et appels téléphoniques pour provoquer l’emballement du débat public[3].
Deuxième étape, et c’est ce qui était nouveau lors de
l’affaire Sniper, ces groupes d’extrême droite trouvent un relais au sein de la
droite parlementaire et de la presse réactionnaire, voire au-delà. On observe
la multiplication de ces alliances depuis l’ascension politique de Nicolas
Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur[4].
Cette stigmatisation de propos dénoncés comme relevant d’une
« anti-France » marque une nouvelle ère d’exaltation du
« sentiment national » dont nous ne sommes toujours pas sortis[5].
Car derrière ces multiples croisades identitaires et
morales, on trouve un même objectif : désigner une partie de la population
française comme des parias, voire des traîtres·ses, et ainsi les exclure du
corps politique légitime. Depuis de longues années, le rap et ses artistes sont
devenus l’emblème de ces Français·e·s de seconde zone. Ironie de la
situation : au cœur des paroles de rap incriminées, on retrouve
systématiquement la dénonciation de cette citoyenneté à deux vitesses[6].
Or, désormais en France, cette revendication d’égalité politique est
insupportable aux yeux des gardien·ne·s de l’identité nationale.
Ecrans de fumées
Dans les œuvres artistiques ou les déclarations qui
circulent dans les espaces publics médiatiques, les propos contestables ou
contestés ne manquent pas. Le problème est de savoir quels propos
(paroles ?) entraînent quelles conséquences pour quels locuteurs ou
quelles locutrices[7]. Dans le cas
de Black M, comme de Sniper avant lui, les désignations infamantes sont
entérinées avec une légèreté déconcertante :
« homophobe » ! « antisémite » ! « raciste[8] » !
Homophobie ? L’accusation est justifiée par des paroles
prononcées en fait par d’autres
membres du groupe Sexion d’Assaut (Lefa, Maître Gim’s). On voit ainsi l’extrême
droite relayer de façon sélective l’indignation légitime de militant·e·s LGBT
dont la colère a pu tout aussi bien cibler des personnalités telles que
Brigitte Bardot, Johnny Hallyday ou encore Jean-Louis Murat, et les obliger à
revenir sur leurs propos ou à en assumer les conséquences[9].
Les accusations d’antisémitisme sont plus fantaisistes
encore. On relève la présence du terme « youpin » dans une chanson
récemment interprétée par le chanteur. En l’occurrence, l’auteur du terme est
Doc Gyneco, vingt ans plus tôt[10],
et non Black M. C’est un peu comme si l’on reprochait à Joeystarr, reprenant
« Le Métèque » de Moustaki, d’oser prononcer les mots de « juif
errant ».
Les accusations d’homophobie ou d’antisémitisme sont
d’autant plus absurdes qu’elles viennent de fractions du champ politique qui
n’ont pas manqué de s’illustrer dans ce registre. Que reste-t-il alors de ces
accusations ? Le nœud du problème : la critique de la France comme
institution étatique et la dénonciation des injustices vécues par la jeunesse
des classes populaires et les groupes racisés.
Le fantasme d’un Eux diabolisé, la croisade pour un Nous homogène
Les accusations d’antisémitisme, homophobie et sexisme
venaient déjà soutenir la dénonciation de Sniper ou le discrédit visant La
Rumeur dans les années 2000, conduite en premier lieu pour contrecarrer leur
critique de l’Etat français et de ses institutions, notamment policières.
Un levier nouveau contribue à affûter l’hostilité contre
Black M : l’islam. Ce sont les paroles suivantes qui sont invoquées de
façon récurrente pour susciter l’indignation :
« J'me sens coupable / Quand j'vois tout ce
que vous a fait c’pays d’kouffars ».
L’usage du terme arabe désignant les non-musulman·ne·s comme
des infidèles (« kouffar ») offre prise à de multiples extrapolations
islamophobes, à l’image de cet article du Figaro, qui réduit le mot à
« un terme péjoratif […] utilisé notamment par les djihadistes pour
désigner les Occidentaux[11] ».
Ailleurs, tout en mesure, on évoque Daech[12].
Difficile d’être plus efficace en matière de diabolisation, dans le contexte de
la France post-13 novembre. Mais cette obsession pour le terme religieux
occulte opportunément les mots qui le précèdent – « ce que vous a fait ce
pays » – des mots qui pointent la question des injustices perçues dans la
vie des parents du narrateur.
Autrement dit, toute expression de dissensus, toute critique
de l’Etat ou de la France comme symbole, toute remise en cause du racisme subi
et des discriminations vécues est ravalée au rang d’affront. Qu’attend-on de
ces citoyens sous conditions ? Une reconnaissance éternelle et une tête
basse – le succès sportif, artistique ou politique ravivant, à minima, un
« goût amer[13] » pour
ceux et celles qui prétendent posséder un monopole sur la République. On
retrouve l’idée que certain·e·s, présumé·e·s par essence étranger·e·s à la
communauté politique, devraient vivre avec une épée de Damoclès spécifique[14].
Cette logique introduit (ou reconduit) précisément une coupure au sein de la
communauté politique nationale, et perpétue une citoyenneté à deux vitesses.
Histoire partagée ou mémoire imposée
L’autre sous-texte de cette affaire tient bien-sûr au
caractère symbolique de Verdun. Lieu d’une bataille emblématique de la Première
Guerre Mondiale, Verdun incarne dans la mémoire collective majoritaire l’idée
du consensus autour du sacrifice patriotique. Sa commémoration, dans le cadre
du centenaire s’insère donc dans une scénographie de la communion nationale et
patriotique. Le choix du maire de Verdun apparaît donc à certain·e·s comme
quasiment blasphématoire : comment confier cette célébration à un artiste
qui affiche librement ses critiques de la France ? Surtout, comment oser
confier cela à une peau noire sans masque blanc ? Qu’importe que Black M
soit français, qu’importe qu’il soit petit-fils de tirailleurs sénégalais,
comme il l’a d’ailleurs rappelé lors de sa mise en cause[15].
Black M invitait, par son concert, à un temps de rencontre
et d’amusement populaires[16].
Mais on ne rit pas à Verdun, on ne danse pas à Verdun[17].
Qu’y fait-on alors ? D’après ces gardien·ne·s de la réaction et du
conservatisme patriotique et moral, on y honore des morts dont ils et elles
confisquent la parole. Ces dernier·e·s ont tôt fait d’oublier plusieurs
choses : la première est celle de l’amour de la musique populaire des
jeunes morts au front, et c’eût été un bien bel hommage que d’honorer
l’impertinence d’une jeunesse fauchée trop tôt ; la seconde est
l’hétérogénéité des trajectoires qui ont conduit certains à mourir à Verdun,
hétérogénéité sociale, linguistique, mais aussi diversité de leurs espoirs, de
leur peur de mourir, diversité de leur rapport au national enfin, car tous ces
jeunes soldats n’étaient pas des fervents patriotes, beaucoup étaient là par
contraintes, rêvant d’une jeunesse autrement plus enchanteresse que la boue des
tranchées[18].
Enfin, ces garant·e·s d’une France éternelle et blanche oublient volontairement
les régiments coloniaux, dont « beaucoup étaient volontaires comme
d’autres étaient enrôlés de force[19] »,
ils et elles oublient les femmes des soldats inconnus[20],
ils oublient les mutins fusillés, celles et ceux qui de 1914 à nos jours
défendent une vision de la première guerre mondiale comme boucherie sur l’autel
du capitalisme et de l’impérialisme européen. « Anti-colonial #Jean Jaurès[21] ».
La municipalité de Verdun aurait pu réfléchir à une
scénographie moins focalisée sur la communication et le spectacle ; mais
au-delà de cette critique, l’affaire révèle une logique politique et mémorielle
beaucoup plus lourde et inquiétante. Outre qu’elle rejoint la sinistre cohorte
des concessions faites à l’extrême droite, cette photo de famille monochrome et
jaunie par le temps témoigne d’une mémoire tronquée et confisquée par une
identité nationale rance. Au mépris de l’histoire, au mépris du présent, tout
cela révèle une nouvelle fois le rejet radical ou le déni, de certain·e·s vis à
vis des mémoires plurielles, aussi douloureuses qu’héroïques, qui travaillent
les sociétés d’aujourd’hui.
[1] Professeure
d'histoire-géographie, chercheuse en sciences de l'éducation, membre du collectif
aggiornamento hist-geo et du CVUH.
[2] Chargé de
recherche au CNRS, animateur du carnet de recherche Sur un son rap et
auteur d’Une histoire du rap en France, La Découverte, 2014.
[3]
http://www.zinfos974.com/Black-M-a-Verdun-L-extreme-droite-revoltee_a101001.html
[4] Karim
Hammou, « La pénalisation politique du rap en France »,
http://lmsi.net/La-penalisation-politique-du-rap
[5]
http://lmsi.net/Cinq-belles-reponses-a-une-vilaine
[6] Voir les
procès intentés à Sniper, La Rumeur, Youssoupha, Mr R., ZEP, etc. :
http://lmsi.net/Solidarite-avec-La-Rumeur ;
http://lmsi.net/Un-billet-pour-les-faire-taire ;
http://lmsi.net/Rap-de-fils-d-immigres ;
http://lmsi.net/Du-droit-de-niquer-la-France
[7] Pensons par
exemple aux propos récents tenus
par Laurence Rossignol, ministre des Familles ; de l’Enfance et des Droits
des femmes : http://lmsi.net/Laurence-Rossignol-la-negresse
[8]
http://www.lexpress.fr/culture/musique/centenaire-de-verdun-le-concert-de-black-m-ne-plait-pas-a-l-extreme-droite_1790923.html
[9] La mise en
cause du groupe, à l’époque, avait conduit à une situation inédite pour un
groupe de rap : une médiation du CRAN et du comité IDAHO, sans convaincre
l’ensemble des associations militants pour la défense des droits LGBT, avait
permis un travail pédagogique contre l’homophobie inédit dans une telle
situation. Voir
http://www.idahofrance.org/presse-idaho-france_lire_o_161_200_17.html?PHPSESSID=49b5f049c723d2764f977e44b51bb007 ;
http://federation-lgbt.org/ActualiteModule,103,fr/l-accord-sexion-d-assaut---idaho-et-cra
cn-ne-regle-rien,236,fr.html?id=189
[10] Doc Gyneco,
« Dans ma rue », 1996.
[11]
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/05/13/01016-20160513ARTFIG00116-centenaire-de-verdun-le-concert-du-rappeur-black-m-annule.php
[12]
http://www.marianne.net/invitation-du-rappeur-black-m-defaite-morale-verdun-100242780.html
[13]
https://blogs.mediapart.fr/guillaume-weill-raynal/blog/090516/finkielkraut-nouvelle-sortie-de-route
[14] Qu’elle se
nomme déchéance de nationalité pour les bi-nationaux ou contrôles d’identités
spécifiques pour les musulmans.
[15]
https://www.facebook.com/Blackmesrimesofficiel/posts/10156931447670319:0
[16]
http://www.estrepublicain.fr/edition-de-verdun/2016/05/09/black-m-se-confie-avant-son-concert-a-verdun-le-29-mai
[17]
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/05/11/31001-20160511ARTFIG00111-concert-de-rap-aux-ceremonies-de-verdun-la-france-humiliee.php
[18] Voir les
travaux des historiens André Loez, Nicolas Offenstadt, Frédéric rousseau, ou
Rémy Cazals.
[19] Lino,
« La Marseillaise », 2012.
[20]
http://fresques.ina.fr/elles-centrepompidou/fiche-media/ArtFem00101/depot-d-une-gerbe-a-la-femme-du-soldat-inconnu.html
[21] Médine, « Speaker
Corner », 2015.