ES. Curtis, Canyon de Chelly, Navajo Country, 1904 |
"Les Espagnols, à l'aide de
monstruosités sans exemples, en se couvrant d'une honte ineffaçable, n'ont pas
pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l'empêcher de partager
leurs droits ; les Américains des États-Unis ont atteint ce double
résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement,
philanthropiquement, sans répandre le sang, sans violer un seul des grands
principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en
respectant mieux les lois de l'humanité."
Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique
Aux États-Unis, l'emploi
du terme "génocide" appliqué aux peuples autochtones se répand à
partir de la seconde moitié du XXe siècle. Il renvoie à une
problématique particulière et paradoxale. Particularité : le génocide dont
il est ainsi question s'inscrit dans la longue durée, soit quatre siècles – Britanniques,
Français, Hollandais et autres Européens étant alors considérés comme les
précurseurs et initiateurs de la future politique indienne des États-Unis.
Paradoxe : le génocide ainsi dénoncé s'inscrit dans l'histoire d'un pays
démocratique, en fait le premier du genre et, depuis Tocqueville, "LA
référence". Loin de faire de cet usage une aporie, cette particularité et
ce paradoxe invitent plutôt à tenter de penser une "théorie du
génocide" en système démocratique, incluant le fait que les terres prises
aux Indiens furent longtemps travaillées par la main-d'œuvre gratuite, les
esclaves, surtout dans le sud. Je me contenterai ici de faire l'historique
récent de cet usage, de ses enjeux et de ses conséquences.
Paradoxe initial :
les États-Unis constituent le premier pays colonisé et sous-développé à avoir
arraché militairement et politiquement son indépendance à une grande puissance coloniale
européenne, la plus grande en fait. Cette rupture, qui fonde son origine,
établit un postulat, celui de l'anticolonialisme du nouvel État. En découlent
certains principes, incarnés en un État décentralisé, fondé sur la séparation
et l'équilibre des pouvoirs, le vote du budget par la représentation nationale,
le tout constituant et régissant une fédération. Le respect des États-membres
et des citoyens électeurs (blancs, masculins et de plus de 30 ans) implique que
leur liberté est la condition sine qua
non de ce projet.
La posture
anti-colonialiste du nouvel État-nation révolutionnaire a un corollaire :
filiation et légitimité doivent être fondées de façon irrécusable, sous peine
que le postulat de la liberté ne diffuse des forces centrifuges au sein de l'Union.
Pour continuer d'exister en ses États-membres, la fédération va donc s'étendre
(en priorité au nom de la liberté, celle des colons), expansion tour à tour
menée, contenue et encouragée de main fédéraliste. Il s'agit pour le nouvel
État de contrôler le risque, frôlé à répétition, soit de contrevenir au
principe de liberté soit de disparaître – La Guerre de Sécession règlera
une fois pour toutes ce "double bind",
au prix que l'on sait.
Autre paradoxe, logé
au cœur du précédent : ces nouveaux États-membres, désormais unis, sont
nés d'une étreinte fraternelle et mortelle entre les mondes indiens et
européens. Or l'État américain, tout protestant qu'il est et récusant le dogme
de Marie vierge, se veut né de lui-même. Pourtant, filiation et légitimité ne
sauraient découler de cette étreinte initiale et perpétuelle mais bientôt insupportable
en ceci qu'elle dément postulats, corollaires et principes, voire mythes
fondateurs. Pour ces révolutionnaires qui récusent l'héritage de la vieille
Europe et se veulent tout approprier, y compris l'origine de l'Histoire,
filiation et légitimité ne peuvent donc découler de l'Histoire. Celle-ci
commence avec la légalité nouvelle et les documents où elle est couchée. Avant
eux, pas d'Histoire sur ce continent, ou quasi.
Or il existe un
véritable obstacle à la fabrication de cette entreprise de filiation et de
légitimation. Ce sont les sociétés indiennes, détentrices de ces terres que les
nouveaux arrivés s'approprient au fur et à mesure de leur avancée sur le
continent. Ces Indiens/ces Autres étant néanmoins considérés par le nouvel
État-nation comme les propriétaires légaux de ces terres, ce dernier signe avec
eux des traités de transfert de titre de propriété, tout en déclarant par
ailleurs ces terres vides et vacantes – le fameux vacuum domicilium –, ou encore mal occupées, mal exploitées,
mal rentabilisées. Et donc destinées à ceux qui, agriculteurs, fermiers ou
ingénieurs, détiennent le savoir nécessaire à la mise en valeur de ces
territoires. Sur le terrain, ces Autres sont donc d’abord repoussés dans
l’Ailleurs (au-delà du Mississipi et ses terres sauvages, la soi-disant wilderness), puis mis en camp, déportés,
relégués sur des réserves sous contrôle.
Le discours et les
documents mettent en scène et cette appropriation et l'exclusion des
propriétaires légaux par ce transfert de droit qui n'abolit pas la propriété
théorique. D'où la nécessité de disqualifier et de marginaliser les sociétés
amérindiennes et leurs représentants politiques, acteurs et partenaires de
cette histoire, mais aussi résistants et combattants tenaces jusqu'en 1890,
date de la reddition ultime après un ultime massacre, celui de Wounded Knee. En
somme, dès l'origine de cette rencontre, les Indiens menacent la linéarité
impériale du projet et du discours fondateurs, vectorisés sur l'axe du progrès.
Au nom du Progrès en
effet, puis du progressisme, aussi appelés "civilisation", les
"pionniers" et les immigrants deviennent ces avaleurs des terres
qu'on leur a promises et qui sont cédées, ou pas, par les Indiens. Au fur et à
mesure de l'occupation, légale ou pas, celles-ci sont nationalisées, avec
modification ou effacement des noms propres, des toponymes, de la carte, du
calendrier, du paysage, des voies de circulation, des réseaux d'échanges, des
modes de production, de l'habitat. Avec la géographie, ses cartes et ses
nouveaux toponymes contribuent à effacer l'Histoire.
Ceci rappelé, qui
sont ces Autres ? Depuis la Conquête, leur origine est source de méditations,
querelles, fantasmes et débats scientifiques pleins de rebondissements.
En ce début de XXIe
siècle, les chercheurs sont en général d'accord pour dire que les actuels
autochtones du continent nord et sud américain y sont arrivés au cours du
pléistocène tardif, entre 50 000 et 40 000 ans avant notre ère (la datation
de la présence amérindienne sur le continent américain constituant une source de
querelles inépuisables). Via deux isthmes-ponts, cette migration de peuples
sibériens et mongoloïdes marginaux s'est faite par vagues successives, en
compagnie ou à la suite de troupeaux fabuleux, venus du nord de l'Asie et de
l’est de l'Inde.
Notons toutefois ici
un désaccord majeur avec ces conclusions : dans la foulée du Mouvement des
droits civiques, certains courants amérindiens ont rejeté comme une
affabulation aux visées idéologiques l'idée selon laquelle leur présence
résulterait d'une migration préhistorique. Selon eux, les Autochtones ont de
tout temps vécu sur le continent américain, ce qui ferait d'eux les premiers
Américains et des Américains absolus. Leurs arguments ne sont d'ailleurs pas
inintéressants.
Venons-en aux données
chiffrées, qui posent une autre question épineuse :
Combien étaient-ils
avant la Conquête, fixée plus ou moins arbitrairement à partir de 1492 ? Au-delà
de la validité scientifique de ce repère, si on met en regard les chiffres
(contestables et contestés) de la population autochtone de ce lointain passé avec
les données des recensements de la population amérindienne aux États-Unis au
cours des cent dernières années, on ne peut que se demander si les populations
autochtones des Amériques, et en particulier des États-Unis, ont été décimées
par la roue "inéluctable et impitoyable" de l'Histoire ou ont été
victimes de génocide.
Plusieurs écoles
s’affrontent. Selon l'analyse, maximaliste, de Dobyns (1976), la population
aborigène du Mexique avant la conquête espagnole se situait entre 30 et 37
millions d'habitants. Pour l'ensemble du continent nord-américain – jusqu'au
Nicaragua non compris selon les normes nord-américaines –, ils auraient
été 60 millions. Selon Driver (1975), ils auraient été 30 millions, dont trois
ou quatre aux actuels États-Unis. Chaunu (1977) quant à lui évalue la
population de l'ensemble du continent de 80 à 100 millions pour la première
moitié du XVIe siècle, loin des chiffres de Kroeber (1925) – 8,5
millions d'Autochtones pour les deux hémisphères, dont la moitié aux
États-Unis. En 1990, Thornton[1]
conclut à au moins 77 millions d'Amérindiens pour l'Amérique du Nord, dont au
moins sept millions pour les actuels États-Unis. Les variations locales et régionales, très importantes, compliquent ces
estimations, régulièrement révisées du fait de nouvelles découvertes
archéologiques et génétiques entre autres. Quant
aux Indiens des États-Unis, à ce jour nombre d'entre eux pensent qu'ils sont bien
originaires du continent (et non des migrants/immigrés venus d'Asie) et qu'avant
la Conquête, ils étaient bien plus nombreux que toutes les estimations qui ont
eu ou ont cours actuellement
Le premier
recensement du US Bureau of American
Ethnology date 1899 et dénombre 254 000 Indiens, soit le nadir de leur
histoire démographique. À peine trente ans plus tôt, le général Sheridan avait
déclaré que "The only good Indian I
ever saw is dead" (« Le seul bon Indien que j’ai vu est mort »),
corrigé en 1892 par le Captain Richard H. Pratt, qui lui préférait une
phrase non moins lapidaire : "Kill
the Indian in him and save the man." ("Tuer l'Indien et sauver
l'homme.")
En 1963, le US Bureau of Indian Affairs en recense
552 000. À partir de 1990, ce recensement est désormais du ressort du US Census Bureau qui aboutit au chiffre
de 2 millions d'Indiens et, en 2010, à 5,2 millions, soit 1,5% de la population
américaine. Plus des 2/3 d'entre eux vivent à ce jour dans les villes, les
autres dans les réserves. Ajoutons que les critères d'appartenance (et de
dénomination) ont beaucoup évolué depuis les années 1960, tout comme ceux des
communautés reconnues par les instances fédérales, soit aujourd'hui 566 nations
et une centaine de langues. Cette prodigieuse remontée des chiffres de la
population amérindienne s’explique par une reconstitution socio-économique des
communautés et des familles amérindiennes depuis les années 1960. Elle résulte
aussi du fait que le recensement autorise, depuis l’an 2000, l’auto-désignation
des origines des recensés, dont l’origine métisse. Ainsi, lors du recensement
de 2010, 5,2 millions d’individus se sont déclarés Indiens ou Inuits, dont 2,9
millions exclusivement autochtones.
Venons-en aux
récents usages du terme "génocide."
C'est dans la foulée du Mouvement pour
les droits civiques qu'apparaissent massivement les Indiens, – appelés Amérindiens,
Américains-Indiens, Autochtones, Indigènes, Premiers Américains. Militants
venus des villes et des réserves, ils appartiennent à diverses obédiences sui generis – traditionalistes,
fondamentalistes, membres du Red Power,
de l'American Indian Movement/AIM,
chrétiens divers, progressistes ; tous anti-colonialistes,
anti-impérialistes. Mais ils se démarquent des Afro-Américains du Movement en ceci qu'ils ne réclament
justement pas leur intégration, eux qu'on a forcés à "s'intégrer".
Ils exigent au contraire, en tant que nation, le retour à leur droit à
l'autodétermination garanti par les traités signés avec le gouvernement fédéral
pendant 150 ans, jamais dénoncés par ce dernier et toujours valides au regard
du droit international. Bafoués, ces documents ont en fait servi d'outils à la
Conquête et à sa traînée génocidaire qui s'est répandue d'est en ouest à coup
de massacres répétés, tous largement documentés bien qu'occultés ou ignorés.
Cette destruction physique
est allée de pair, ajoutent-ils, avec la destruction des substrats
sociaux-politiques. Les langues et rituels ont été interdits, la scolarisation obligatoire
d'enfants dans des internats situés à des centaines voire des milliers de
kilomètres, l'incitation à la conversion religieuse souvent imposée, les
structures politiques ont été détruites. En 1830, la déportation des Cinq
Tribus Civilisées, dont celle des Cherokee en particulier, en constitue une illustration
retentissante. Culture matérielle, sociale et spirituelle ont été laminées.
Coutumes, relations sociales et familiales ont été fracassées, avec
déstructuration des rapports – homme/femme, époux/épouse, parent/enfants.
La sédentarisation forcée a signifié un quasi enfermement sur des réserves
pauvrissimes, sans possibilité de chasser, de pêcher ou d’accomplir les
migrations saisonnières. Il s’en est suivi une paupérisation absolue, avec
misère psychique et dénuement physique, maladies et alcoolisme chroniques. On
parle alors d'ethnocide, de génocide culturel, de génocide. Qui en parle et comment ?
Ces dénonciations
émanent d’Indiens et d’Indiennes jeunes – acteurs sociaux, chômeurs,
détenteurs de "petits boulots", militants à plein temps. Ils recourent
aux affiches, inventives et saisissantes, aux articles, au teach in et au sit in,
aux manifestations, marches, occupations violentes et non-violentes mais
toujours spectaculaires, comme celle de l'île d'Alcatraz (1969), pénitencier
célèbre situé dans la Baie de San Francisco et qui est une terre indienne. Ces
manifestations s'accompagnent de systématiques retours sur le passé, lointain
ou proche, histoire orale mais aussi statistiques, chiffres et données à
l'appui. Sidérés, les citoyens et les media
américains découvrent de jeunes savants poing levé, en jeans et coiffes de
plumes, avec micros, porte-voix et parfois armes à feu.
On entend ces
accusations de génocide dans d'autres milieux autochtones, plus policés ceux-là
– intellectuels, juristes, artistes, journalistes, écrivains – d'où
une floraison de romans, d'essais, d'enquêtes, de films, de poèmes,
d'installations et d'expositions, tous inspirés par le constat de la
renaissance malgré le génocide – une résilience dont activistes et Indiens
de tout bord sont fiers. Ils constatent et déplorent que l'appropriation des
terres s’est prolongée (et continue de le faire) avec celle des richesses
qu’elles recèlent, renouvelables ou pas, minières en particulier (cuivre, uranium,
pétrole et gaz de schiste). Mais aussi avec le vol des enfants, l’éparpillement
des liens sociaux, la montée des pathologies, des violences sociales, des taux
de suicides, du sentiment d'impuissance face aux ravages de la pauvreté
chronique et discriminatoire.
Ces accusations,
utilisées entre autres à des fins pédagogiques, sont bientôt reprises par des
non Amérindiens, en général des universitaires et des chercheurs – historiens,
ethnologues, juristes, ethnopsychiatres. Ils modifient leur cursus, créent par
exemple des American Indian Studies
dans certaines universités (Berkeley entre autres), où enfin des Amérindiens enseignent
et étudient, qui prennent parfois en main une partie de ces centres d'études où
ils créent radios et journaux. Avec l'anti-western Little Big Man (1970), le réalisateur Arthur Penn fait
implicitement converger la dénonciation du massacre des Indiens avec celle du massacre
du peuple vietnamien – les crimes de masse perpétrés par l'armée
américaine étant à l’époque présents dans tous les esprits. Ce parallèle est
partagé par des centaines de milliers d'opposants à la guerre du Viêt Nam – anti-impérialistes,
pacifistes, gauchistes, chrétiens, mouvement des femmes. Toujours en 1970
paraît le livre de Dee Brown, Bury My
Heart at Wounded Knee, qui décrit les effets
génocidaires et ethnocidaires de la Conquête de l'Ouest. La particularité de ce
travail tient à ce qu'il s'appuie sur de multiples sources amérindiennes, orales et écrites. Le succès fut
foudroyant. À Paris à la même époque (1970), avec son livre La Paix blanche, Robert Jaulin dénonce
l'ethnocide et change le cours des études d'anthropologie en France. Aux
États-Unis, l'ethno-histoire est devenue depuis des années une discipline à
part entière.
On le voit, cet
usage polymorphe de la catégorie du génocide traduit petit à petit une lente modification
de la problématique et de la méthodologie, savante ou pas, en matière
d'histoire des Indiens et d'histoire américaine. Il s'agit désormais de prendre
en compte le point de vue des Autochtones comme acteurs de leur histoire et de
celle des États-Unis, et non comme simples "vaincus". Et de croiser
les sources euro-américaines avec les sources autochtones, orales, écrites et
matérielles.
Cette révision de
l'histoire américaine monte encore en puissance avec les commémorations, en
1992, du Cinquième centenaire de la "découverte" du continent
américain. Cet anniversaire, baptisé Columbus
Day et fixé au 12 octobre par Franklin Delano Roosevelt, les Amérindiens
des États-Unis le qualifient plus volontiers de "catastrophe" et de
"jour de deuil". D'autres dénoncent l'histoire telle qu'elle est
toujours enseignée dans les écoles et à l'université, y voyant une entreprise
de falsification destinée à parachever le génocide par un génocide culturel. Et
ils ne sont pas les seuls, loin de là.
Ainsi
l'historien Howard Zinn (décédé 2010) écrivait-il, par exemple :
« Souligner l'héroïsme de Colomb et
autres navigateurs ou voyageurs et le faire au détriment du génocide qu'ils ont
perpétré ne correspond pas à une nécessité technique. C'est un choix
idéologique. »
Lors de ce 500e
anniversaire mondialement célébré, la résolution du Conseil exécutif de
l'UNESCO choisit de parler prudemment, quant à elle, d’une "première prise
de contact de deux mondes, de processus historique…" Depuis 1982, un
"Groupe de Travail des Nations Unies sur les populations autochtones"
se réunissait deux fois par an à Genève. Ce Groupe de Travail avait été mis en
place à la suite de l'occupation (1977) des locaux des Nations Unies par des
militants amérindiens venus des États-Unis – avocats, hommes de religion,
étudiants, enseignants, responsables divers. Dans cette arène internationale,
qui a fini par les accueillir au sein de la Sous-Commission des Droits de
l'Homme, ils se sont mis au travail, c’est-à-dire à la rédaction d'un document
qui établirait les droits des peuples autochtones (et non plus des populations)
et les devoirs des États dont ces peuples sont citoyens – ou pas.
Ainsi est née la Charte
des Droits des Peuples autochtones, formulée en termes à la fois clairs et diplomatiques
et adoptée quinze ans plus tard, en 2007.
Il faut souligner
ici l'intelligence politique de ceux qui ont porté sur la scène internationale
une donnée de l'histoire nord-américaine que les USA et le Canada considéraient
comme une affaire passée et révolue. Non seulement elle se révèle n'être ni
passée ni révolue, mais elle acquiert une présence de plus en plus audible et
une visibilité de plus en plus éclatante.
Au cours de quinze
années de négociations laborieuses et acharnées, le Groupe de Travail s'est
élargi à des centaines de représentants d'autres peuples autochtones – venus
désormais du Japon, de l'Inde, d'Afrique du Nord et sub-sahélienne, de
Nouvelle-Zélande, d'Australie et dont tous, à bas bruit, parlent du génocide
dont ils ont été victimes. En 1995, dans le but de consolider et d'accélérer
l'élaboration de la Charte, l'UNESCO déclare la décennie à venir "Décennie
des Peuples autochtones" et le mois de novembre "Mois des Peuples
autochtones". Ces Déclarations vont entraîner congrès, études, échanges,
voyages, de l'argent, des textes officiels et officieux. Ainsi la politique
amérindienne des USA fut-elle placée sous les projecteurs et les luttes des
Autochtones sur une rampe de plus en plus porteuse.
Si débats et
querelles concernant la question du génocide en Terre indienne ont atteint le
niveau des institutions internationales, c’est que les enjeux sont cruciaux.
Rappelons ici
d'abord que la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 n'a été
ratifiée par les États-Unis que le 25 novembre 1988, avec deux "réserves"
et quatre "déclarations interprétatives" (la France avait signé en 1950,
la Fédération de Russie en 1954, la Grande Bretagne 1970). Ces atermoiements
américains seraient liés, selon diverses interprétations, à la crainte d'une
poursuite juridique pour cause de passé indien, de guerre du Viêt-Nam et de
droit à l'IVG.
Quant à la Déclaration des droits des peuples
autochtones (2007), son article 7 rappelle :
"Les peuples autochtones ont le droit, à titre
collectif, de vivre dans la liberté, la paix et la sécurité en tant que peuples
distincts et ne font l’objet d’aucun acte de génocide ou autre acte de
violence, y compris le transfert forcé d’enfants autochtones d’un groupe à un
autre."
Si elle n'a été ratifiée par les États-Unis et le Canada
qu'en 2010, c’est pour cause d'enjeux
à la fois matériels et symboliques. Comme l'écrit Jacques Sémelin, l'accusation
de génocide fait bouclier et épée. En ce début de XXIe siècle, ces
usages amérindiens traduisent une stratégie à la fois de repli et d'attaque et
si un spectre hante toujours l'Amérique, c'est bien celui des Autochtones.
Désormais ceux-ci sont de retour et se battent avec les armes des vainqueurs
pour défendre leurs droits dont, prioritairement, celui à l'autodétermination
et à leurs terres. Manière de rappeler qu’appropriation des terres et génocide
sont allés de pair aux Amériques.
Il s'agit donc d'obtenir devant
les cours de justice américaines l'application des traités, avec
indemnisations, restitutions de terres et de sommes d'argent dues mais jamais
versées aux intéressés, car volées ou détournées par les bureaucraties gestionnaires.
Il s'agit également de contraindre la Cour suprême américaine à dire le droit,
avec modifications de certaines lois et adoption de nouvelles lois par le
Congrès (à ce jour : droits des détenus amérindiens, restitution d'objets
sacrés et de restes humains aux nations concernées, protection des femmes en
cas de viol sur la réserve par des non-Indiens, pour ne citer que quelques
exemples). Avec ce combat, il s'agit, plus concrètement encore, d'accéder à la
production et au marché – du travail, de l'art, de la politique, des
affaires. Il s'agit enfin d'obtenir des instances internationales qu'elles
disent cet autre droit dont relèvent les nations amérindiennes.
Pour mener ce combat sur tant
de fronts, les Amérindiens doivent parallèlement se donner les moyens qui
permettent d'adosser ce dépassement du « génocide culturel » à une
reconstruction de la culture et une réinvention de la tradition, d'ailleurs en
plein renouveau.
On peut mesurer ce travail de
reconstruction à la collecte
systématisée de la mémoire des Anciens, interrogés et enregistrés, y compris
dans leur langue, de nouveau enseignée avant extinction. La restitution
d'objets sacrés et de restes humains stockés dans des musées et autres lieux
subventionnés par les institutions fédérales en est une autre manifestation,
tout comme le recours aux experts autochtones pour analyser et présenter les
artefacts des musées. La spectaculaire construction du National Museum of the American Indian à Washington, ouvert en
2004, en est la manifestation la plus notable. Toutes ces entreprises vont de
pair avec l'institutionnalisation de
négociations paritaires en matière politique, sociale et de développement.
Ainsi ce combat, toujours à reprendre,
a-t-il permis d'obtenir une reconnaissance politique à la fois collective – les
Autochtones – et particulière – telle nation. Et d'affirmer par là
même une identité à la fois pan-indienne et indienne.
Pour finir, et pour commencer,
les Amérindiens attendent de ce long processus la guérison du traumatisme et
des maux –"healing process". La Conférence annuelle des chefs indiens
à la Maison Blanche, inaugurée par le président Obama, et l'instauration de du White House Native Nations Council font
partie de ce processus de réconciliation, sinon encore de vérité.
Parallèlement, la presse amérindienne (papier, radio, blogs,
sites internet) annonce toute forme de manifestations et autres modes de dénonciation
du "génocide" organisées en Pays Indien ou dans les villes.
Ainsi Steven
Newcomb, de la nation Shawnee Lenape, co-directeur du Indigenous Law Institute, écrivait-il le 3 août 2013, à propos de
la Bulle du Pape Alexandre VI de 1493 puis du Requerimiento promulgué par la
cour d'Espagne en 1513 :
"Résultat : un génocide sanglant perpétré contre des nations et
des peuples originellement libres et indépendants, des millions d'êtres humains
assassinés et des millions d'autres contraints à la soumission." Indian Country Today, 3 août 2013[2]
Teresa Abrahamson-Richards
(Spokane), doctorante à l'École de santé publique de la Washington University
expliquait dans Indian Country Today
du 17 novembre 2013 :
« Depuis des siècles, nous entraînons notre mémoire
à se souvenir des histoires, des traditions, des traités et du génocide. Alors
rien de plus facile pour nous que de nous rappeler ce qui s'est passé depuis 50
ans. »[3]
Et à l'occasion du Colombus Day du 14
Octobre 2013, Indian
Country Today rapportait : "Génocide sur le campus : à New York, des étudiants commémorent
Columbus Day par un Die in."
Ce jour-là en effet,
une soixantaine d'étudiants de Columbia University avaient organisé des
"die in": une trentaine de corps mimant la mort gisaient là.
L'opération s'était répétée quatre fois dans la journée. Le but était double :
illustrer le génocide fêté ce jour-là par le peuple américain, ainsi que ses
conséquences, toujours d'actualité. « Démontrer l'impact de la
colonisation sur les peuples autochtones. »
Autre exemple,
rapporté le 22 avril 2013 cette fois par Truthout journal alternatif d'investigation et non-amérindien,
publié en ligne :
« Mardi 9 avril 2013, des
Lakotas, Anciens et militants, ainsi que des participants non autochtones ont
défilé dans les rues de Manhattan pour se rendre au siège des Nations Unies où ils
ont tenté de remettre une pétition au Secrétaire général. Cette pétition
s'intitule : "Complainte du génocide du Peuple Lakota fondée sur la
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948". »[4]
Certaines maisons
d'édition amérindiennes publient des enquêtes réalisées par des associations
autochtones à propos de la situation contemporaine des Indiens des villes et
des réserves, et de leur histoire. Ainsi de cet ouvrage canadien intitulé
Hidden No Longer:
Genocide in Canada, Past and present,
2012.
Fin d'une dissimulation : Le génocide au Canada, passé et présent
3e réédition de :
Fin d'une dissimulation, L'holocauste canadien.
Hidden no Longer: The
Canadian Holocaust, 2010
Résultant l'un et l'autre de l'enquête :
Dissimulé par l'Histoire, L'holocauste canadien,
l'histoire non dite du génocide des Peuples autochtones par l'église et l'état
au Canada.
Hidden from History, the Canadian Holocaust, The untold story of the
Genocide of Aboriginal Peoples by Church and State in Canada,
Enquête
de la Truth Commission in Genocide in Canada, Vancouver, 2001
Part 1 Summary of the
evidence of Intentional Genocide
Part 2 The crime continues
–Ongoing Genocide[5]
Autre occurrence,
plus politique et unique en son genre. Le 24 novembre dernier, la Nation ojibwe
de White Earth, située dans le nord-ouest du Minnesota (20 000 habitants,
six réserves), a adopté une nouvelle constitution, intitulée A Native Democratic constitution, qui
précise :
"La constitution, conçue par la
nation White Earth, victime comme les autres Amérindiens de génocide, est un
acte de résistance à la constitution fédérale américaine et à son exécutif, une
structure nécessaire et une manifestation de la politique autochtone."
***
Les résultats de ces débats, de
ces luttes et de ces législations récentes à propos du génocide sont
ambivalents, avec certes des avancées spectaculaires mais aussi avec la
réactivation et la multiplication de divisions au sein des nations autochtones
en raison des choix cruciaux auxquels elles sont de nouveau confrontées – tant
en matière de développement politique qu’économique. Pour ne prendre qu'un
exemple : dans le Dakota du nord, la production de pétrole et de gaz à
partir de fracturation hydraulique sur la réserve lakota a entraîné pollution et destruction de l'environnement,
bouleversement et divisions au sein des relations internes et de voisinage,
violences et meurtres, prostitution, expulsions et mafiaisation. Mais
ces situations ont aussi suscité des collaborations inédites et parfois très riches
entre diverses nations autochtones ainsi qu'entre (nations) autochtones et non
autochtones, en particulier dans les champs universitaire, artistique,
institutionnel et de l'écologie.
Si les Amérindiens sont, en
majorité, encore dans les marges de la société américaine, ce long processus de
lutte pour en sortir, dont le recours à la dénonciation du génocide comme épée
virtuelle, a ouvert la voie, bon gré mal gré, à des réparations, des
restitutions, des modifications et des améliorations.
Nelcya DELANOË
Professeure émérite, Paris
Ouest-Nanterre-La Défense
Auteure de
L'entaille
rouge, terres indiennes et démocratie américaine, 1776-1996,
Paris, Albin Michel, 1996.
Voix
indiennes, Voix américaines, Les deux visions de la Conquête du Nouveau Monde,
avec Joëlle Rostkowski, Paris, Albin Michel, 2003.
La
présence indienne aux Etats-Unis, Anthologie d’un défi à l’oubli, avec
Joëlle Rostkowski, Paris, L’Harmattan, 2015.
REFERENCES:
Pierre Chaunu,
L'Amérique et les Amériques de la
préhistoire à nos jours, Paris, Armand Colin, 1964.
Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, PUF, 1969.
L'Expansion européenne du XIIIe
et XVe siècles, Paris, PUF, 1969.
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Marseille, Agone, 2003).
[1] L’auteur analyse, tableaux
récapitulatifs à l'appui, les compilations des voyageurs, observateurs,
anthropologues, historiens et démographes qui ont travaillé la question des
débuts de la Conquête à presque la fin du XXe siècle.
[2] « The
result was a bloody genocide being committed against originally free and
independent nations and peoples, and millions were killed, and millions more
forced under domination. »
[3] “We’ve
honed our historical memory working for centuries to make sure that stories,
traditions, treaty promises, and genocide aren’t forgotten. Remembering events
from the past 50 years is no problem. »
[4] On
Tuesday, April 9, Lakota elders, activists and non indigenous supporters
marched through the streets of Manhattan to the United Nations, where they
attempted to present a petition to UN Secretary General Ban Ki-Moon. Entitled
the Official Lakota Oyate Complaint of Genocide Based on the 1948 Convention on
the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide, the petition listed the
numerous injustices faced by the Lakota people. (Oyate is a Sioux word for
"people" or "nation.")