"Métronome" dans ses différentes versions (brochée,
brochée illustrée et télévisée)
Souvenez vous, c'était en septembre 2009. Lorànt Deutsh publiait sa première Histoire de France au rythme du métro parisien intitulée "Métronome". Porté par une critique unanime, le livre, devenu best-seller, s'est durablement installé dans les rayons histoire et sciences humaines des distributeurs.
Ainsi adoubé, les produits dérivés de l'exemplaire d'origine (version illustrée, documentaire pour France 5, site internet avec carte interactive) se sont multipliés. Miraculeusement, Lorànt Deutsh semble avoir réussi, là où les historiens échouent : rendre leur discipline populaire et accessible.
Mais quelle histoire nous donne-t-il à lire ?
Livre en main, William Blanc et Damien Boone nous proposent deux lectures critiques...
Métronome de Lorànt Deutsch.
Un défi lancé aux historiens.
Les historiens ne peuvent ignorer Métronome de Lorànt Deutsch. Vendu à plus d'un million et demi d'exemplaires, vu par 1,3 million de téléspectateurs lors de la seconde diffusion en prime time sur France 5 le 4 juin 2012, l'ouvrage est devenu un vrai phénomène social et même historiographique qu'il convient d'analyser, ne serait-ce que parce qu'il remet en cause, sur un ton très badin, les fondements mêmes de la discipline historique.
Les choix de Lorànt Deutsch
L'acteur, qui prétend remettre de l'ordre dans une histoire qu'il estime « déséquilibrée » [1], ne cesse par exemple d'étonner par ses choix. Dans le chapitre consacré au XXe siècle, alors qu'il décrit sur une page et demie la manifestation d'extrême droite du 6 février 1934 [2], il ne consacre ainsi que trois lignes à l'Occupation allemande en évitant soigneusement de parler de toute collaboration [3]. Pour le reste, le lecteur attentif redécouvre un récit héroïque comme pouvait le proposer Le Tour de la France par deux enfants. Les rois et les saints catholiques en sont les héros et le moteur. Paris, et a fortiori l'État, leur doit tout. Preuve en est des monuments qu'ils auraient laissés là comme autant de marques de la permanence de leur œuvre. Face à eux, un peuple informe, jamais individualisé (sauf par quelques rares tribuns toujours issus des classes aisées), s'opposant toujours sans que l'on sache trop pourquoi au « progrès » impulsé par les monarques, dont la caractéristique la plus saillante reste la violence aveugle qui l'aurait amené à détruire lors de la période révolutionnaire une partie de ce patrimoine qu'affectionne tant Lorànt Deutsch [4].
La différence de traitement est criante lorsqu'on analyse le traitement des mouvements populaires dans le Métronome. Alors que 8 pages sont consacrées à saint Denis, 13 à sainte Geneviève, 15 à Pépin le Bref, la Commune de Paris et ses 20 000 morts n'ont droit qu'à un petit paragraphe. Et en quelques lignes, pas question d'expliquer pourquoi le peuple parisien s'est soulevé en 1871. Tout au plus l'acteur parle-t-il d'une « fureur populaire » [5] venue d'on ne sait où et de soldats rompant les rangs, parce que « fatigués, démoralisés, déboussolés. » [6]. L'épisode de la Commune sera même ignoré lors de l'adaptation télévisuelle au profit d'un panégyrique de l'oeuvre d'Haussmann.
Pour comprendre la construction de ce récit, il suffit de prêter attention aux déclarations de l’acteur qui affiche bien haut ses convictions royalistes et catholiques ultra et milite pour un « nouveau Concordat ». Il affirme ainsi que « sans religion et sans foi, on se prive de quelque chose dont on va avoir besoin dans les années à venir » et que l'Histoire « de notre pays s’est arrêtée en 1793, à la mort de Louis XVI. Cet évènement a marqué la fin de notre civilisation. » [7] Autant de convictions, en fin de compte, qui le poussent à remettre au goût du jour un récit héroïque poussiéreux et figé, dédaigneux des débats et des avancées de la recherche historique. Mais jusqu'à quel point ?
Aux sources de la méthode Deutsch
Après analyse, il s'avère que Lorànt Deutsch va jusqu'à inventer des faits pour embellir son histoire. Le Louvre aurait été ainsi construit par le père de Clovis (preuve de la permanence de l'action royale), et les communards auraient tenté de détruire la colonne de Juillet en la bombardant depuis Montmartre (preuve de leur violence aveugle). Pinaillages, nous répondra-t-on ! Pas si l'on comprend que ce procédé interroge la limite de l'Histoire. S'il est entendu qu'elle ne peut (et ne doit) pas être l'apanage des seuls historiens, s'il est entendu qu'elle soit vulgarisée, il est essentiel qu'elle obéisse à certaines règles scientifiques, dont la lecture et la critique des sources (que Lorànt Deutsch ne cite presque jamais) restent la clef. Oublier ce principe, c'est laisser la porte ouverte à toutes les inventions, à toutes réécritures, même les plus nauséabondes. On nous objectera que Lorànt Deutsch se défend parfois d'écrire de l'Histoire. C'est oublier un peu vite qu'il prétend, en introduction de Métronome, le contraire (« L'Histoire est devenue mon métier » [8]), qu'il clame dans certaines interviews être soutenu par des historiens et que son livre est vendu, dans les librairies, au rayon histoire.
Ces erreurs ne constituent pas un simple oubli. Lorànt Deutsch oppose en effet très clairement son idéologie et le fait scientifique lors de son passage sur France Inter dans l'émission Les Affranchis du 18 avril 2012 : « L’idée n’était pas le fait, mais le fait ne doit pas l’emporter sur l’idée. Par moment, c’est l’idée qui est constitutive d’une réalité historique même si elle n’est pas inscrite dans le fait, elle est inscrite dans l’idée, c’est-à-dire qu’on voulait le faire, qu’on y pensait, c’était quelque chose de projeté. L’idéologie ne doit pas être détruite au nom du fait scientifique. » La dernière opposition est intéressante à plus d'un titre. L'acteur place autoritairement les historiens dans la position des défenseurs d'une science « froide », figée dans le rôle d'énonciateurs de faits imposés sans débat (alors que la science historique repose au contraire sur un débat aux règles acceptées par tous).
La construction d'une autorité
Pourtant, au contraire d'une science débattue publiquement, Métronome représente bien un point de vue imposé d'un haut et érigé en fait indiscutable parce qu'indiscuté, jusqu'à en faire un ouvrage de référence. Ignoré par la plupart des spécialistes de moins en moins enclins à verser (faute de temps, de volonté, d'accès aux médias) dans l'exercice difficile (et pourtant essentiel) de la vulgarisation, adoubé par des responsables politiques (Robert Hue, mais aussi Bertrand Delanoë qui lui a remis, le vendredi 4 juin 2010, la médaille vermeille de la ville de Paris pour son livre) et scolaires (Lorànt Deutsch est intervenu plusieurs fois devant des classes) et surtout encensé par la presse écrite et audiovisuelle qui n'hésite pas à le présenter comme un livre d'Histoire [9], Métronome est en passe de faire autorité pour ses millions de lecteurs, une autorité construite médiatiquement qu'il est de plus en plus difficile de remettre en cause depuis son adaptation télévisuelle en avril 2012 sur une chaîne de service public.
L'action des historiens de terrain et des éducateurs populaires, incitant plus à la réflexion et au débat qu'à la consommation d'images d'Épinal, s'en trouve mis à mal. Des années de travail patient, loin, très loin des cercles médiatiques dominants, sont parfois à reprendre à zéro face à cette offensive (dont Lorànt Deutsch n'est que l'exemple le plus connu. Nous pourrions, par exemple, parler des ouvrages de Franck Ferrand et de Dominique Casali) qui voudrait que l'Histoire se fige dans un réflexe identitaire crispé, où les Gaulois restent à jamais « nos » ancêtres, les saints « nos » saints (Lorànt Deutsch ne cesse d'employer le possessif en parlant d'eux) et les rois des héros. Un retour aux mythes inviolables chers à Barrès en contradiction avec la construction d'une société de citoyens libres.
Le Métronome. Une nouvelle histoire libérale ?
L'analyse ne serait pas complète sans envisager Métronome pour ce qu'il est : un produit de consommation de masse, décliné sur plusieurs supports (écrit, audiovisuel, multimédia) dans lequel deux grands groupes industriels (France Télévision et la RATP) ont investi massivement (plus d'un million d'euros pour la série télévisée Métronome) et dont ils espèrent des retombés en terme d'image et de profit. Certes, cela a un goût de déjà-vu si l'on regarde la querelle opposant Pierre Vidal-Naquet à Bernard Henri-Lévy entre une histoire de qualité et un faussaire médiatique [10]. Mais le contexte a bien changé. À une époque où des menaces fortes pèsent sur les services publics de l'éducation et de l'université [11], Métronome est symptomatique d'une histoire qui se voudrait immédiatement rentable, purement utilitaire et en fin de compte privatisée, où celui qui possède de moyens financiers conséquents et un capital social important (sous forme de réseaux médiatiques), impose son point de vue à l'ensemble du public. Dans cette Histoire, la forme, inspirée des techniques de communication moderne et du storytelling (impossible en effet de détacher Métronome du récit, sans cesse répété, de son « auteur », sorte de cancre devenu historien à la seule force de sa passion, un « bon » opposé - dans un réflexe à nouveau très barrésien - à des « méchants » que sont les professeurs et les chercheurs [12]), importe plus que le fond, au point de ruiner, comme l'expliquait Cornelius Castoriadis, un « espace public de pensée » [13].
Que faire maintenant ? Réagir, réagir encore, et prôner, au sein des médias, un sain retour à la controverse public [14], sans laquelle il ne peut exister de science en démocratie.
William
Blanc
Président
de l'association d'éducation populaire Goliard[s]
Doctorant
en histoire médiévale
Pour plus d'informations :
Une analyse de la vision de Lorànt Deutsch de la Révolution française : http://www.goliards.fr/goliardises-2/la-revolution-version-deutsch-ou-lhistoire-yop/
Une analyse générale du phénomène Métronome : http://www.histoire-pour-tous.fr/actualite/58-television/4102-pour-en-finir-avec-lorant-deutsch-et-le-metronome.html
William Blanc
Président de l'association d'éducation populaire Goliard[s]
Doctorant en histoire médiévale.
Notes :
1. Propos de L. Deutsch in Olivier Bailly, « Entretien avec Lorànt Deutsch : l'histoire sur toute la ligne », Nouvel Observateur, le 3 décembre 2009.
2. DEUTSCH Lorànt, Métronome [version non-illustrée], Paris, Michel Lafon, 2011, p. 363-364.
3. Idem, p. 361.
4. Idem, p. 49, 53, 98, 108, 128, 139 et 323-337.
5. Idem, p. 353.
6. Ibidem.
7. Interview de Lorànt Deutsch au Figaro le 5 mars 2011.
8. Métronome, op. cit., p. 10.
9. « Certes il a écrit son texte, mais il n’a pas inventé l’histoire. Il l’incarne avec justesse. C’est autant le bouquin d’un dévoreur d’histoire que celui d’un piéton parisien. », nous explique Olivier Bailly, loc. cit. Sa consoeur, Odile Quirot, nous explique que le Métronome est « un pavé d'une science impressionnante. » et que, si Lorànt Deutsch a d'abord lu des romans historiques, « il s'est plongé plus tard dans Michelet et Braudel. » Odile Quirot, « Lorànt Deutsch, le titi parisien », Le Nouvel Observateur, 6 novembre 2009. L'allusion à Braudel est évidemment faite pour donner une caution scientifique à l'ouvrage.
10. Voir pour cette controverse passionnante, le site suivant : http://www.pierre-vidal-naquet.net/spip.php?article49.
11. Voir par exemple ce texte du collectif Sauvons l'université, « Quelle Europe pour l’université ? » : http://blogs.mediapart.fr/edition/observatoire-des-reformes-des-systemes-de-formation-enseignement-et-recherche/article-89.
12. « Ce n’est pas l’école qui a amené Lorànt Deutsch à l’histoire, mais Paris. C’est en déambulant dans la ville qu’il s’est pris de passion pour elle. Il avait à peine quinze ans. » Olivier Bailly, loc. cit. Sur le storytelling, voir SALMON Christian, « Une machine à fabriquer des histoires », Le Monde diplomatique, novembre 2006 (voir en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2006/11/SALMON/14124. Du même auteur, Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
13. Voilà ce qu'écrivait Cornelius Castoriadis en défense de Pierre Vidal-Naquet : « Plus insidieuse, l’imposture publicitaire n’est pas, à la longue, moins dangereuse que l’imposture totalitaire. Par des moyens différents, l’une et l’autre détruisent l’existence d’un espace public de pensée, de confrontation, de critique réciproque. La distance entre les deux, du reste, n’est pas si grande, et les procédés utilisés sont souvent les mêmes. » Cornelius Castoriadis, « L’industrie du vide », Le Nouvel Observateur, 9 juillet 1979. Ce texte, essentiel, est disponible à l'adresse suivante : http://www.pierre-vidal-naquet.net/spip.php?article49 et a été reproduit dans CASTORIADIS Cornelius, Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, pages 32 à 40.
14. Sur l'importance des controverses en sciences « dures » et « molles », voir LATOUR Bruno, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques, Paris, la Découverte, 2010, notamment p 151 à 183.
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"Lorànt Deutsh est entré dans l'Histoire" - métro parisien. [@GregSoussan] |
"Métronome" Grand format dans le métro parisien. |
Métronome, l'histoire de Lorànt Deutsch.
Lorànt Deutsch, dans son ouvrage "Métronome", relaie une vision de l'histoire à partir des mêmes principes à l'aune desquels a été « inventée » la nation au XIXe siècle, c'est à dire via la construction d'un imaginaire national sous forme romancée. Cependant, là où l'histoire du XIXe faisait des Gaulois ou des révolutionnaires des figures centrales, Deutsch s'attache davantage à des repères religieux et royaux. L'ouvrage et son adaptation en série télévisée révèlent une vision de l'histoire partiale et dépourvue d'ambition scientifique, mais commercialement efficace.
Dans la lignée des polémiques qui ont accompagné la sortie du livre de Lorànt Deutsch, Métronome, et la diffusion de son adaptation télévisée sur France 5, l'article publié fin mai par rue89 et les réactions de riverains qu'il a suscitées réveillent de vieux débats sur ce qu'est l'histoire, la manière dont elle est construite, et les usages que l'on en fait. Il lui est reproché de se revendiquer historien sans appliquer les préceptes de la discipline qu'il prétend pratiquer. Si l'opération de sélection des faits à laquelle il se livre n'est pas en soi contestable, l'histoire étant avant tout un travail de sélection, ce qui pose problème d'un point de vue scientifique est que cette sélection est parfois entachée d'erreurs factuelles et, surtout, elle semble reposer sur les propres convictions idéologiques de l'auteur : au final, la lecture et le visionnage de Lorànt Deutsch, en reprenant leur mode de construction mais à rebours de l'idéologie des manuels scolaires rédigés sous la Troisième République, donnent le sentiment que l'histoire de France suivait une direction cohérente jusqu'à la période révolutionnaire.
L'histoire, un travail de sélection
Parmi les reproches fréquemment adressés à Lorànt Deutsch figure celui d'une vision partielle de l'histoire. En fait, c'est la nature même de la démarche historique qui appelle des choix : il s'agit de rendre visible le passé. Mais comment ? Les ancêtres n'ont pas rédigé de testament indiquant ce qu'ils souhaitaient transmettre aux générations suivantes... Et quels ancêtres choisir ? Il ne s'agit donc pas d'inventorier un héritage, mais plutôt de l'inventer. Si Fénelon souhaitait que le « bon historien » ne fût « d'aucun temps ni d'aucun pays », cette exigence est aujourd'hui reconnue comme illusoire : c'est inversement à partir de son temps et de son pays que l'historien travaille et donne une unité rétrospective à ce qui n'a jamais existé que sous la forme d'une diversité confuse ; ainsi, le passé peut constamment être redécouvert ou relu à l'aune de valeurs différentes. L'objectivité de l'historien consiste davantage à exposer ses principes de recherche et d'interprétation (définir précisément son matériau, critique des documents, compréhension des faits) qu'à se prétendre « neutre ». L'historien est ainsi l'interprète du passé : pour imager le propos, l'histoire serait une toile d'araignée dont les points d'intersections sont des documents et les fils l'imagination historique de l'historien. C'est précisément là que le bât blesse pour Lorànt Deutsch.
« L'invention » de la France
Entre le travail propre des historiens et ce que la majeure partie de la population en sait par le biais des manuels auxquels elle est familiarisée durant sa scolarité, il existe de nombreuses étapes. En France, le cadre réglementaire du contenu des manuels scolaires a un cheminement complexe, et vient en partie expliquer la façon dont Lorànt Deutsch romance le Métronome : c'est sous la Restauration que ce contenu devient un enjeu de débat : il s'agit de souligner que le présent s'ancre dans la continuité historique et doit se lire comme un aboutissement. Le but est de construire une histoire commune à tous les Français, quelles que soient leurs origines. A travers l'école, pensée comme un puissant instrument d'intégration nationale, les écoliers, durant les décennies suivantes et particulièrement sous la Troisième République, apprennent une histoire fondée sur des faits saillants et sur les figures de ceux qui ont eu « une influence sur les destinées des peuples ou sur la marche générale de l'histoire », comme le mentionne la circulaire du ministre Fortoul en 1852. Ainsi, dans le contexte post-révolutionnaire et au cœur du mouvement européen de création des identités nationales au XIXe siècle, l'histoire a une fonction éminemment politique : des chercheurs tels que Benedict Anderson ou Anne-Marie Thiesse ont souligné le caractère construit des nations et des identités nationales, à contre-courant de l'idée selon laquelle l'appartenance à une nation se baserait sur une filiation issue de grands ancêtres et que l’existence des nations remonterait à la nuit des temps [1].
Sous l'Ancien Régime, on avait vu apparaître Clovis comme héros dans l'historiographie : il était considéré comme le fondateur de la royauté française et, à ce titre, représentant de l'affirmation de la vraie naissance de la France (avec un roi digne de ce nom). Les Francs étaient célébrés pour leur bravoure, leur noblesse morale... et aussi parce que de l'invasion des Francs date la division entre nobles et roturiers. D'où leur opposition politique aux Gaulois, qui vont être brandis en 1789 comme les vrais ancêtres des Français, les références institutionnelles ayant changé à la Révolution : les Gaulois contre les Francs, c'est le peuple, nouvellement promu, contre les nobles, nouvellement déchus. Sous l'action des historiens libéraux du XIXe siècle, les Gaulois vont peu a peu vaincre les Troyens, les Celtes et surtout les Francs, leurs concurrents frontaux dans le concours du « meilleur ancêtre » et du « meilleur représentant de l'identité nationale », la Troisième République étant l'apogée des usages du « mythe » gaulois, à travers des ouvrages tels que Le tour de la France par deux enfants d'Augustine Fouillée et L’histoire de France d’Ernest Lavisse. Ces événements sont ainsi relus et réinterprétés comme événements fondateurs dans le cadre d’un projet politique qui leur est postérieur de plusieurs siècles : la République [2].
Ce long détour par la façon dont l'histoire est construite et la construction de l'identité nationale vise à illustrer l'idée que Lorànt Deutsch procède de façon similaire dans son Métronome. Il considère en effet que les événements forment un ensemble orienté et signifiant, à l'aune de grandes figures qui auraient impulsé ce mouvement. À la différence près que les héros de l'auteur ne sont pas ceux qui sont traditionnellement identifiés comme tels. Ainsi, de nombreux blogueurs y ont remarqué l'omniprésence des rois, chefs et saints, considérés comme les figures centrales voire les moteurs de l'histoire de France. A l'inverse, les mouvements qui tentent de subvertir l'ordre établi - comme la Révolution de 1789 - sont associés à la « fureur populaire », à la « foule en colère » [3] , soit une vision homogénéisante proche de la psychologie des foules incontrôlables chère à Gustave Le Bon. D'autres sont expédiés en quelques lignes, comme la Commune de Paris. De ce point de vue, la fonction matricielle de l'histoire, en tant que fondement du sentiment d'appartenance nationale, n'a pas disparu : on retrouve aisément une lecture du passé qui repose sur des jalons biographiques (les grands personnages) et des événements emblématiques véhiculant une version héroïsée d'un récit constitutif de la grandeur nationale. Le Métronome est donc aussi une contribution à l'édification d'un imaginaire national : l'existence d'un héritage commun, mythe nécessaire à une forme de cohésion nationale, n'est finalement pas contestée quelles que soient les options politiques de ceux qui l'érigent : c'est sa composition qui varie.
Lorànt Deutsch, historien d'une cause
L'ouvrage de Lorànt Deutsch est en effet fortement marqué du sceau des convictions idéologiques de son auteur. Royaliste (« de gauche ») assumé, il déclarait récemment : « pour moi, l'histoire de notre pays s'est arrêtée en 1793, à la mort de Louis XVI. Cet événement a marqué la fin de notre civilisation, on a coupé la tête à nos racines [sic] et depuis, on les cherche » (Le Figaro, mars 2011). A la lecture, on constate assez facilement, par la mise en exergue des saints et des rois notamment, que Lorànt Deutsch plaque une sorte de grille d'intelligibilité sur le passé pour essayer de le comprendre, à l'aune de convictions royalistes et catholiques. Sa déclaration au Figaro trahit une conception selon laquelle l'histoire de l'homme aurait une origine, un développement et se dirigerait vers un but qu'il faudra atteindre, à savoir « un concordat », selon le même entretien.
Se projeter dans l'histoire ne signifie pas y transposer arbitrairement son regard, ses jugements et ses passions. Or Lorànt Deutsch procède à une mise en ordre des événements qui correspond à l'image qu'il voudrait que la société laisse d'elle-même à travers l'héroïsation systématique des mêmes fonctions. Là où le Métronome tend à s'imposer comme une référence historique dans son domaine aux yeux du grand public, son contenu informe moins sur la nature de l'objet analysé que sur le parti pris de son auteur.
On passera sur les erreurs factuelles, sur le manque de sources, de bibliographie et d'analyse critique des documents, d'autres s'en sont fort bien chargés (ici, là, ou encore là). La méthode retenue laisse penser que le moteur de l'histoire est divin et donc transcendant : il n'y a aucune place laissée au hasard des circonstances, puisque cela manifesterait l'impuissance ou l'imperfection divines. Lorànt Deutsch tente de découvrir le sens que Dieu a donné aux événements du serrurier Biscornet à Notre-Dame, qui « signe un pacte avec le Diable », sa tâche étant impossible « sans aide surnaturelle » [4], à Martin de Tours sauvant un lépreux [5] , en passant par l'évêque Marcel tuant « un authentique dragon » [6] , on se demande bien quels faits peuvent étayer ces hypothèses. Sans parler du miracle de Saint Denis qui, bien qu'on eût tranché sa tête au mont des martyrs (Montmartre), parvint ensuite à marcher six kilomètres en la prenant sous le bras avant de s'effondrer sur le lieu de sa sépulture [7] (sans préciser que cette légende n'est issue que de la représentation iconographique des martyrs décapités)... S'en remettre à des explications irrationnelles quand on manque d'explication concrète suggère l'orientation globale d'une temporalité trouvant son point de départ dans la Création.
La pédagogie du sentiment d'appartenance passe, aussi bien dans l'ouvrage écrit que dans le documentaire télévisé, par l'emploi répétitif des possessifs de la première personne du pluriel (« nous » et « notre ») quand il est question du christianisme et de ses martyrs, comme si ce sentiment d'identité à ces figures était collectif et partagé. Le corollaire de cette valorisation des chefs et des figures religieuses et la quasi-absence des classes populaires, groupes sociaux divers qui sont tout autant constitutifs d'une histoire qui ne serait pas vue « d'en haut ». Les faits s'imposent implicitement, ils ne sont pas le fait d'hommes et de femmes autrement désignés que sous forme globalisante. Encore une fois, quand la politique s'incarne, c'est autour d'individus majeurs (Les rois puis De Gaulle deviennent la France).
En relayant une vision de l'histoire avant tout marquée par l'action des Saints et autres Rois, Deutsch plaque sur les faits ses propres orientations en suggérant l'ancienneté d'une détermination politique avant tout marquée par l'influence de la chrétienté, et en passant sous silence des faits majeurs, rappelant la façon dont l'histoire fut construite au XIXe siècle et au début du XXe siècle, à l'époque où elle était moins une discipline scientifique qu’une entreprise de construction d’une mémoire nationale, comme nous l'indiquions plus haut. La coupure de 1789 est presque niée, et on croirait presque à une filiation entre mérovingiens et républicains, comme pour mieux rappeler l'antériorité des racines de la France éternelle. Il est dès lors assez farfelu de voir resurgir un modèle dont les évolutions historiographiques ont entraîné de vives critiques envers une histoire enfermée dans un roman national où les dimensions compréhensive, comparatiste et critique sont totalement absentes.
Que fait le service public ?
Ces remarques étant faites, on ne sait pas grand chose de la réception qui est faite par les lecteurs et téléspectateurs de Lorànt Deutsch. Après tout, on peut penser que ceux-ci ne sont pas tous des spécialistes de l'histoire et peuvent dès lors trouver matière à s'instruire en retenant quelques informations ça et là sans forcément saisir ou être influencés par l'idéologie sous-tendue dans le livre et le documentaire. Si l'opération permet à ceux qui ne l'auraient pas fait en d'autres circonstances d'aborder un pan de l'histoire qui leur était méconnu, on ne saurait la disqualifier. Cependant, afin de prévenir toute interprétation partiale de l'histoire, il serait bon que le financeur de l'adaptation télévisée, à savoir le service public (à hauteur d'un million d'euro quand même), s'interroge sur la position et la légitimité des intervenants auxquels il fait appel. On ne peut retirer à Lorànt Deutsch sa passion pour l'histoire, mais elle ne constitue en aucun cas un gage des fondements, historiques ou mythiques, de ses arguments. En fait, il ne semble plus nécessaire de disposer d'un capital proprement scientifique pour se retrouver bombardé présentateur d'une émission d'histoire sur France 5. Dans la tension entre ce qu’est la discipline historique, qui nécessite du temps, et la façon dont elle est relayée dans les médias, dans le but de séduire un public beaucoup plus large que le seul auditoire intéressé par l'histoire, France Télévisions s'en remet à un dispositif mettant en scène une histoire distrayante, qui parle à tous, présentée par un animateur sympathique et connu du grand public, agissant sous la contrainte économique et symbolique du média qui doit « faire de l'audience », et a pour ce faire une certaine conception stratégique : la notoriété acquise par Lorànt Deutsch via ses activités originelles (acteur) et son intérêt revendiqué pour l'histoire semblent contribuer à un travail de sélection purement médiatique des commentateurs. « Bien passer » à la télévision permet de court-circuiter les instances de consécration traditionnelles : laboratoires de recherche, professeurs, instances universitaires.
Il est à noter que France Télévisions n'en est pas à son coup d'essai en la matière : entre la minimisation des faits de collaboration de Renault, la révision historique du procès de Nuremberg (que rue89 avait déjà soulignée), et les multiples invitations, dans diverses émissions, d'« experts » - sous entendu : neutres et dépourvus de tout intérêt personnel -, en fait des personnalités qui n'ont aucune reconnaissance dans les champs académique et universitaire, alors que c'est précisément par les titres auxquels ces champs donnent droit qu'ils se présentent et sont présentés, le groupe audiovisuel prend de nombreuses libertés avec l'histoire. Avec les critères d'audience, soit l'alignement sur les canons économiques des chaînes privées, comme seule et systématique justification des approximations historiques, le service public audiovisuel semble bel et bien faillir à ses missions d'information et d'éducation.
Il n'est bien sûr pas question de mettre en question la légitimité de Lorànt Deutsch à parler d'histoire ; il s'agit de situer le personnage et de comprendre quel sens de l'histoire il véhicule, au delà des mystifications selon lesquelles Métronome ferait autorité dans les milieux historiens. Au vu du succès des entreprises de Lorànt Deutsch, l'enjeu éducatif et civique semble de taille. La vigilance s'impose donc chez les lecteurs et téléspectateurs : le Métronome est l'histoire de Lorànt Deutsch.
Damien Boone
Doctorant en science politique
(CERAPS-Lille2)
Notes :
[1] Sur ce point, voir : ANDERSON Benedict, L'imaginaire
national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris,
La Découverte, 1996 (traduit de Imagined Communities: Reflections on the
Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1991) et THIESSE
Anne-Marie, La création des identités
nationales, Paris, Seuil, 1999.
[2] CITRON Suzanne, Le mythe national,
l'histoire de France en question, Paris, Les Editions ouvrières/ Etudes et
documentation internationale, 1987.
[3] Épisode 2 de l'adaptation télévisée du Métronome
(réal F. Hourlier). « Le
quartier [du Faubourg Saint-Antoine] est parcouru […] par des essaims de harangères [sic] redoutées
pour leur violence et leur vulgarité… Cette population miséreuse, qui
appartient au paysage quotidien du faubourg tout en venant de l’extérieur, se
montre toujours prompte à exprimer sa colère ! C’est elle qui
[…] entraîne les artisans sur la
route dangereuse de la protestation et de la rébellion »
lit-on également dans la première version de Métronome (Paris, Michel
Lafon, 2009, p. 327). On peut lire l'excellente critique de William Blanc
à ce sujet à cette adresse :
http://www.goliards.fr/goliardises-2/la-revolution-version-deutsch-ou-lhistoire-yop/
[4] Épisode 1 de l'adaptation télévisée du Métronome (réal F.
Hourlier).
[5] DEUTSCH Lorànt, Métronome illustré, Paris, Michel Lafon,
2009, p. 43.
[6] Idem, p. 57.
[7] Idem, p. 33. On
peut aussi lire p. 39 : « et le miracle eut lieu : saint
Denis pris sa tête sous le bras pour une longue marche... »