L’ouvrage collectif L’historien dans l’espace public, publié sous la direction de Guy Zelis, nous invite à réfléchir sur la demande sociale nouvelle dont l’histoire semble être l’objet, et sur la place que doit prendre l’historien dans la société.
Dès son introduction, Guy Zelis nous explique pourquoi son livre méritait quelques lignes sur notre site : « la conception qu’on se fait du domaine d’activité de l’historien s’est considérablement élargie. L’histoire face à la demande sociale constitue l’objet de la réflexion proposée par ce volume ; elle ouvre sur la diffusion scientifique et la communication culturelle et sociale de l’histoire et sur le statut de l’historien comme expert dans la société actuelle. » (p 7). Ce type d’interrogation est fondamental pour les adhérents du CVUH qui, dans leur manifeste, expliquent pourquoi ils ne se considèrent pas comme « des experts qui détiennent la vérité sur le passé. », mais qui par leur engagement, interviennent évidemment dans l’espace public. Rester historien dans l’espace public, et non seulement dans les amphithéâtres ou les salles de classe, tel est bien l’enjeu. La « vigilance » n’est du reste pas absente de ce volume, où il est dit que toute intervention de l’historien doit être réfléchie. Il convient dès lors de s’interroger sur la légitimité de l’historien à intervenir dans l’espace public, sur « les diverses fonctions sociales de l’histoire et la place des historiens dans l’espace public » (p 8) et sur les différents « risques » qu’ils encourent alors, leurs travaux étant utilisés à des fins non scientifiques.
Le sous-titre, L’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, résume fidèlement les différents champs sur lesquels la problématique générale est « testée ». Celle-ci est en effet abordée, et c’est la spécificité de cet ouvrage, aux travers de sept contributions qui sont autant de cas spécifiques et concrets, des « expériences dans lesquelles des relations nouvelles mais complexes se sont instaurées entre la discipline de l’histoire et des processus de mémoire, des procédures de justice ou des interpellations du pouvoir politique. » (p 10) On ne saurait y trouver une réflexion « théorique » et synthétique qui aurait été fort précieuse : celui qui est en quête de réponses restera donc sans doute sur sa faim. Certes, l’objet du livre n’était pas de produire cette synthèse mais on peut tout de même en déplorer l’absence. Ce volume n’est donc peut-être pas à conseiller à ceux qui cherchent une introduction à ces questions ; ils pourront toutefois se référer à la bibliographie très complète présentée à la fin de l’ouvrage.
Mais cette approche par cas concrets constitue aussi son originalité. Enumérons les contributions : un article sur les liens entre histoire et mémoire dans le contexte de la Belgique de ces trente dernières années ; deux articles sur les liens entre Mémoire et Histoire dans des pays qui doivent composer avec une histoire récente complexe et conflictuelle, le Chili et l’Afrique du Sud ; un article sur le rôle de l’historien lors du Procès Papon, et deux autres sur le travail effectué par les historiens dans les affaires de la commission Lumumba en Belgique et de l’enquête sur la responsabilité néerlandaise dans le massacre de Srebrenica. Ces articles nous rappellent par les thèmes et les contextes qu’ils décrivent, que l’historien, qu’il le veuille ou non, est de plus en plus sollicité dans l’espace public : il s’agit bien d’une demande qui émane de la société ; les différents contextes mais la permanence des questions nous montrent qu’il y a sans doute là quelque chose d’essentiel à la discipline elle-même. Si l’article « Mémoire et histoire » de Xavier Mabille (p 13-23) ne nous apprend rien de très nouveau d’un point de vue théorique sur les rapports compliqués qu’entretiennent Histoire et Mémoire, la présentation de la spécificité du cas belge (qui « réside pour une part non négligeable dans le fait que les deux, voire les trois dernières décennies, sont celles du long - et lent- processus de transformations de l’Etat unitaire en Etat fédéral. ») nous permet de les éclairer sous un jour nouveau et de saisir concrètement, comment des enjeux mémoriels propres à la Belgique interviennent sur la façon dont on écrit l’histoire. En effet, certaines crises politiques telle que la « question royale » (le débat sur l’opportunité du retour du roi Léopold III et de la reprise de ses prérogatives après 1945) et celle qui s’ouvre avec l‘accession du Congo à l’indépendance, ont eu d’importantes conséquences sur l’écriture de « l’histoire du temps présent » : la première l’a d’abord compliquée, la seconde s’est au contraire révélée très féconde et a facilité le travail des historiens. Relations multiples donc, complexes, ambivalentes, spécifiques surtout à l’histoire du pays considéré. L’article « Histoire et politique : pression, dialogue, convergence ou indifférence ? » (p 109-127) de Chantal Kesteloot insiste également sur cette complexité des liens entre l’Histoire et le « monde extérieur », en l’occurrence le Politique. Là aussi, l’auteur replace la question de ces liens dans la spécificité belge en insistant sur la spécificité du « télescopage de la question nationale dans la mémoire de la guerre et l’importance de ces questions sur le plan politique et mémoriel » (p 113) depuis la fin des années 1970 en Belgique. Elle décrit le rôle capital qu’a eu le politique dans la création du Centre de Recherches et d’études Historiques de la Seconde Guerre mondiale, qui a permis de parler après 1969 de la période de l’occupation, ainsi que l’impact qu’a eu la montée de l’extrême droite sur le travail historique et sur l’implication de certains politiques. Elle montre aussi comment les oppositions entre flamands et wallons ont eu des répercutions sur l’écriture de cet épisode de l’histoire de la Belgique, « les héros des uns [n’étant] pas les héros des autres ». Autres pays, autres contextes, autres enjeux, mais les mêmes questions et les mêmes problématiques : il y a sans doute là de quoi nous conforter dans nos objets de réflexion.
Ainsi, ce livre nous rappelle notamment par cette multiplication des contextes, que les liens entre l’histoire et l’espace public, ne prennent pas seulement la forme de l’instrumentalisation de la première par le second. La conclusion à laquelle arrive Philippe Raxhon à propos de la commission d’enquête qu’il a dirigée en 2000, et qui visait à déterminer les responsabilités du gouvernement belge dans la mort du dirigeant congolais Lumumba en 1961 est en cela intéressante : « l’aventure de la commission a démontré qu’une collaboration enrichissante était possible sur des sujets sensibles entre le monde politique et la communauté scientifique. » Chantal Kesteloot surenchérit à propos du traitement de la Seconde Guerre mondiale depuis une trentaine d’années en Belgique, dans l’espace publique et dans les travaux des historiens : « [Ces quelques pages] ont avant tout pour objet de montrer la complexité des rapports entre le monde politique et des historiens dans un pays aux identités fragmentées (…) il m’est apparu intéressant de montrer la complexité de ces rapports : sans manichéisme, ni manipulation directe… mais plutôt sous forme d’ingérences et d’interférences subtiles. Historiens et politiques n’apparaissant ni comme ennemis, ni comme alliés. »
Surtout, par la présentation de cas précis soumis au jugement du lecteur, ce livre fournit de la « matière à penser ». Les trois contributions centrales (« L’historien dans le prétoire : le procès Papon » par Philippe Denis, « Historiens et commissions d’enquête parlementaire. Le cas belge : la commission Lumumba » de Philippe Raxhon, et « Une recherche historique entre science et politique. Le cas « Srebrenica » » de Johan Cornelis Hendrik Blom) ont en cela retenu notre attention. Leurs auteurs sont tous des historiens qui furent sollicités pour intervenir dans l’espace public : par la justice française, le Parlement belge, ou dans le cadre d’un rapport « d’experts », à la demande du gouvernement des Pays-Bas, afin d’analyser le rôle des soldats néerlandais, responsables pour les Nations Unies de la zone de sécurité de Srebrenica lors des massacres de 1995. Ils s’expliquent, se justifient, sont parfois conscients des limites et des dangers de ce que fut leur action, et ne prétendent pas forcément détenir la solution : ils nous invitent à réfléchir à des cas souvent « limites », et font apparaître par là le noeud même du problème. On s’interroge avec Marc Olivier Baruch : « il s’agit non seulement de se demander quelle légitimité revêt cette place de l’historien dans le prétoire, mais aussi dans quelle mesure elle signifie quelque chose de nouveau dans les usages sociaux de l’histoire et dans l’exercice du métier d’historien. » (p 57) « quelle est cette vérité sacramentelle que le témoin doit dire, et singulièrement ce témoin en lequel se mue l’historien lorsqu’il est appelé à la barre ? » (p 58). Ou avec Johan Cornelis Hendrik Blom on se demande comment l’historien peut mener une enquête historique sur des événements aussi récents et alors que « les attentes du politique, des médias et du public étaient chargées politiquement et moralement » (p 102). La conclusion des articles est nuancée, les auteurs ne sont pas toujours convaincus eux-mêmes de leur choix - comme Johan Cornelis Hendrik Blom qui dit avoir finalement « un doute quant au sens général de l’opération » (p 107) -, parfois ils sont bien plus sûrs de leur réponse - Philippe Raxhon énumère en conclusion les conditions qui permettent, selon lui, l’intervention sérieuse de l’historien dans le cadre d’une enquête parlementaire (production de rapports intermédiaires, séparation entre le rapport et ses conclusions historiques etc. ) alors que Marc Olivier Baruch déclare finalement que l’historien peut intervenir dans les procès pour crime contre l’humanité, « dans la mesure où c’est par l’inscription de l’individuel dans le collectif que se mesure la participation au crime » (p 64) - et l’on peut parfois être en désaccord avec ce qui fut leur décision ; ces textes ont toutefois le mérite de nourrir notre réflexion par des exemples concrets, dans des contextes très différents.
Au final, cet ouvrage nous semble avoir le grand intérêt de poser dans toute leur concrète complexité des questions sur l’intervention de l’historien dans l’espace public dont le caractère essentiel est attesté par l’importance et l’actualité des expériences qui les ont suscitées. Parfois même, les questions relèvent de la discipline historique en général, sans même la considérer en lien avec l’espace public : quelle est la valeur du témoignage dans l’écriture de l’histoire, que signifie la « responsabilité » pour l’historien, de façon plus générale, quelle est cette vérité qu’il peut prétendre dire ? C’est là peut-être la meilleure preuve de la pertinence et de la portée de ces problématiques.
Sébastien Schick
Guy Zelis (sous la dir.), L’historien dans l’espace public. L’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, Labor, 2005, 176 pages.