Le Manifeste du CVUH

lundi 31 mars 2008

L’historien dans l’espace public. L’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique par Sébastien Schick


L’ouvrage collectif L’historien dans l’espace public, publié sous la direction de Guy Zelis, nous invite à réfléchir sur la demande sociale nouvelle dont l’histoire semble être l’objet, et sur la place que doit prendre l’historien dans la société.
Dès son introduction, Guy Zelis nous explique pourquoi son livre méritait quelques lignes sur notre site : « la conception qu’on se fait du domaine d’activité de l’historien s’est considérablement élargie. L’histoire face à la demande sociale constitue l’objet de la réflexion proposée par ce volume ; elle ouvre sur la diffusion scientifique et la communication culturelle et sociale de l’histoire et sur le statut de l’historien comme expert dans la société actuelle. » (p 7). Ce type d’interrogation est fondamental pour les adhérents du CVUH qui, dans leur manifeste, expliquent pourquoi ils ne se considèrent pas comme « des experts qui détiennent la vérité sur le passé. », mais qui par leur engagement, interviennent évidemment dans l’espace public. Rester historien dans l’espace public, et non seulement dans les amphithéâtres ou les salles de classe, tel est bien l’enjeu. La « vigilance » n’est du reste pas absente de ce volume, où il est dit que toute intervention de l’historien doit être réfléchie. Il convient dès lors de s’interroger sur la légitimité de l’historien à intervenir dans l’espace public, sur « les diverses fonctions sociales de l’histoire et la place des historiens dans l’espace public » (p 8) et sur les différents « risques » qu’ils encourent alors, leurs travaux étant utilisés à des fins non scientifiques.

Le sous-titre, L’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, résume fidèlement les différents champs sur lesquels la problématique générale est « testée ». Celle-ci est en effet abordée, et c’est la spécificité de cet ouvrage, aux travers de sept contributions qui sont autant de cas spécifiques et concrets, des « expériences dans lesquelles des relations nouvelles mais complexes se sont instaurées entre la discipline de l’histoire et des processus de mémoire, des procédures de justice ou des interpellations du pouvoir politique. » (p 10) On ne saurait y trouver une réflexion « théorique » et synthétique qui aurait été fort précieuse : celui qui est en quête de réponses restera donc sans doute sur sa faim. Certes, l’objet du livre n’était pas de produire cette synthèse mais on peut tout de même en déplorer l’absence. Ce volume n’est donc peut-être pas à conseiller à ceux qui cherchent une introduction à ces questions ; ils pourront toutefois se référer à la bibliographie très complète présentée à la fin de l’ouvrage.


Mais cette approche par cas concrets constitue aussi son originalité. Enumérons les contributions : un article sur les liens entre histoire et mémoire dans le contexte de la Belgique de ces trente dernières années ; deux articles sur les liens entre Mémoire et Histoire dans des pays qui doivent composer avec une histoire récente complexe et conflictuelle, le Chili et l’Afrique du Sud ; un article sur le rôle de l’historien lors du Procès Papon, et deux autres sur le travail effectué par les historiens dans les affaires de la commission Lumumba en Belgique et de l’enquête sur la responsabilité néerlandaise dans le massacre de Srebrenica. Ces articles nous rappellent par les thèmes et les contextes qu’ils décrivent, que l’historien, qu’il le veuille ou non, est de plus en plus sollicité dans l’espace public : il s’agit bien d’une demande qui émane de la société ; les différents contextes mais la permanence des questions nous montrent qu’il y a sans doute là quelque chose d’essentiel à la discipline elle-même. Si l’article « Mémoire et histoire » de Xavier Mabille (p 13-23) ne nous apprend rien de très nouveau d’un point de vue théorique sur les rapports compliqués qu’entretiennent Histoire et Mémoire, la présentation de la spécificité du cas belge (qui « réside pour une part non négligeable dans le fait que les deux, voire les trois dernières décennies, sont celles du long - et lent- processus de transformations de l’Etat unitaire en Etat fédéral. ») nous permet de les éclairer sous un jour nouveau et de saisir concrètement, comment des enjeux mémoriels propres à la Belgique interviennent sur la façon dont on écrit l’histoire. En effet, certaines crises politiques telle que la « question royale » (le débat sur l’opportunité du retour du roi Léopold III et de la reprise de ses prérogatives après 1945) et celle qui s’ouvre avec l‘accession du Congo à l’indépendance, ont eu d’importantes conséquences sur l’écriture de « l’histoire du temps présent » : la première l’a d’abord compliquée, la seconde s’est au contraire révélée très féconde et a facilité le travail des historiens. Relations multiples donc, complexes, ambivalentes, spécifiques surtout à l’histoire du pays considéré. L’article « Histoire et politique : pression, dialogue, convergence ou indifférence ? » (p 109-127) de Chantal Kesteloot insiste également sur cette complexité des liens entre l’Histoire et le « monde extérieur », en l’occurrence le Politique. Là aussi, l’auteur replace la question de ces liens dans la spécificité belge en insistant sur la spécificité du « télescopage de la question nationale dans la mémoire de la guerre et l’importance de ces questions sur le plan politique et mémoriel » (p 113) depuis la fin des années 1970 en Belgique. Elle décrit le rôle capital qu’a eu le politique dans la création du Centre de Recherches et d’études Historiques de la Seconde Guerre mondiale, qui a permis de parler après 1969 de la période de l’occupation, ainsi que l’impact qu’a eu la montée de l’extrême droite sur le travail historique et sur l’implication de certains politiques. Elle montre aussi comment les oppositions entre flamands et wallons ont eu des répercutions sur l’écriture de cet épisode de l’histoire de la Belgique, « les héros des uns [n’étant] pas les héros des autres ». Autres pays, autres contextes, autres enjeux, mais les mêmes questions et les mêmes problématiques : il y a sans doute là de quoi nous conforter dans nos objets de réflexion.

Ainsi, ce livre nous rappelle notamment par cette multiplication des contextes, que les liens entre l’histoire et l’espace public, ne prennent pas seulement la forme de l’instrumentalisation de la première par le second. La conclusion à laquelle arrive Philippe Raxhon à propos de la commission d’enquête qu’il a dirigée en 2000, et qui visait à déterminer les responsabilités du gouvernement belge dans la mort du dirigeant congolais Lumumba en 1961 est en cela intéressante : « l’aventure de la commission a démontré qu’une collaboration enrichissante était possible sur des sujets sensibles entre le monde politique et la communauté scientifique. » Chantal Kesteloot surenchérit à propos du traitement de la Seconde Guerre mondiale depuis une trentaine d’années en Belgique, dans l’espace publique et dans les travaux des historiens : « [Ces quelques pages] ont avant tout pour objet de montrer la complexité des rapports entre le monde politique et des historiens dans un pays aux identités fragmentées (…) il m’est apparu intéressant de montrer la complexité de ces rapports : sans manichéisme, ni manipulation directe… mais plutôt sous forme d’ingérences et d’interférences subtiles. Historiens et politiques n’apparaissant ni comme ennemis, ni comme alliés. » 



Surtout, par la présentation de cas précis soumis au jugement du lecteur, ce livre fournit de la « matière à penser ». Les trois contributions centrales (« L’historien dans le prétoire : le procès Papon » par Philippe Denis, « Historiens et commissions d’enquête parlementaire. Le cas belge : la commission Lumumba » de Philippe Raxhon, et « Une recherche historique entre science et politique. Le cas « Srebrenica » » de Johan Cornelis Hendrik Blom) ont en cela retenu notre attention. Leurs auteurs sont tous des historiens qui furent sollicités pour intervenir dans l’espace public : par la justice française, le Parlement belge, ou dans le cadre d’un rapport « d’experts », à la demande du gouvernement des Pays-Bas, afin d’analyser le rôle des soldats néerlandais, responsables pour les Nations Unies de la zone de sécurité de Srebrenica lors des massacres de 1995. Ils s’expliquent, se justifient, sont parfois conscients des limites et des dangers de ce que fut leur action, et ne prétendent pas forcément détenir la solution : ils nous invitent à réfléchir à des cas souvent « limites », et font apparaître par là le noeud même du problème. On s’interroge avec Marc Olivier Baruch : « il s’agit non seulement de se demander quelle légitimité revêt cette place de l’historien dans le prétoire, mais aussi dans quelle mesure elle signifie quelque chose de nouveau dans les usages sociaux de l’histoire et dans l’exercice du métier d’historien. » (p 57) « quelle est cette vérité sacramentelle que le témoin doit dire, et singulièrement ce témoin en lequel se mue l’historien lorsqu’il est appelé à la barre ? » (p 58). Ou avec Johan Cornelis Hendrik Blom on se demande comment l’historien peut mener une enquête historique sur des événements aussi récents et alors que « les attentes du politique, des médias et du public étaient chargées politiquement et moralement » (p 102). La conclusion des articles est nuancée, les auteurs ne sont pas toujours convaincus eux-mêmes de leur choix - comme Johan Cornelis Hendrik Blom qui dit avoir finalement « un doute quant au sens général de l’opération » (p 107) -, parfois ils sont bien plus sûrs de leur réponse - Philippe Raxhon énumère en conclusion les conditions qui permettent, selon lui, l’intervention sérieuse de l’historien dans le cadre d’une enquête parlementaire (production de rapports intermédiaires, séparation entre le rapport et ses conclusions historiques etc. ) alors que Marc Olivier Baruch déclare finalement que l’historien peut intervenir dans les procès pour crime contre l’humanité, « dans la mesure où c’est par l’inscription de l’individuel dans le collectif que se mesure la participation au crime » (p 64) - et l’on peut parfois être en désaccord avec ce qui fut leur décision ; ces textes ont toutefois le mérite de nourrir notre réflexion par des exemples concrets, dans des contextes très différents. 



Au final, cet ouvrage nous semble avoir le grand intérêt de poser dans toute leur concrète complexité des questions sur l’intervention de l’historien dans l’espace public dont le caractère essentiel est attesté par l’importance et l’actualité des expériences qui les ont suscitées. Parfois même, les questions relèvent de la discipline historique en général, sans même la considérer en lien avec l’espace public : quelle est la valeur du témoignage dans l’écriture de l’histoire, que signifie la « responsabilité » pour l’historien, de façon plus générale, quelle est cette vérité qu’il peut prétendre dire ? C’est là peut-être la meilleure preuve de la pertinence et de la portée de ces problématiques.



Sébastien Schick


Guy Zelis (sous la dir.), L’historien dans l’espace public. L’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, Labor, 2005, 176 pages.

dimanche 30 mars 2008

Assemblée générale du CVUH samedi 29 mars à l’EHESS


Ordre du jour de l’Assemblée générale du CVUH [Compte rendu à venir] :

1) L’association CVUH
- Bilan moral (Gérard Noiriel)
- Bilan financier (Thomas Loué)
- Renouvellement des membres du bureau et CA
. Vacance d’une vice-présidence
. Renouvellement des membres du bureau
. renouvellement des membres du CA
- bilan nouvelles inscriptions et nombre d’adhérents
- Le fonctionnement de l’association
. les réunions mensuelles
. les prises de décision collectives
- Fonctionnement de la liste de diffusion :
. rappel sur l’objet de la liste de diffusion
. Modalités d’inscription
. possibilité d’ouverture de deux listes distinctes : diffusion/discussion
- Fonctionnement et bilan annuel de fréquentation du site CVUH (Guillaume Garel)
. Question de la datation des textes
. Nouvelle rubrique : "Vie de l’association"
. Comité de lecture
. Proposition de textes
2) Bilan des actions de l’année 2007- début 2008
- Les journées d’étude/colloque :
. Journée "République/Révolution" fevrier 2007
. Fabrique scolaire de l’histoire ? octobre 2007
. Colloque SNES/CVUH : Enseignement des questions socialement vives en histoire, mars 08
- Les conférences du CVUH :
Annie Collovald (février 07), Michèle Riot Sarcey (mars 07),Gérard Noiriel (mai 07) , Gérard Noiriel (janv 08), Laurent Douzou (fev 08), Françoise Micheau (mars 08), Michelle Zancarini Fournel (mai prochain)
Bilan de fréquentation, modalités de communication.
- Débats public/interventions médiatiques :
"Affaire Môquet"
Blois (oct2007) : débat sur les usages publics de l’histoire
Communiqué de presse sur l’enseignement de la Shoah (fev 08)
Nantes (mars 08) : débat sur les usages publics de l’histoire
- Publications, collection Passé/Présent (agone)
"Qu’est-ce que l’identité nationale" ; promotion et échos du livre "Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France", parution, diffusion, promotion
3) En projet / En débat
- Ecriture d’un texte collectif CVUH qui rappellerait la vocation pluridimensionnelle du CVUH, et pas seulement son rôle de succursale des discours et effets d’annonce sarkoziens
- Processus éditorial avec Agone, réunion prévue avec l’éditeur, date à définir
. Point sur la nature et les modalités du partenaria
. Publication des actes de "la fabrique scolaire de l’histoire" dans la collection P§P
- Edition "usages et mésusages de l’histoire" sur Mediapart
- Prochaines journées d’étude :
. journée sur les enjeux mémoriels en Europe : novembre 2008 . Medias/Histoire ; journalistes/historiens : qui s’en charge ? quand ? . Autres suggestions ?
- Essaimage et "internationalisation" du CVUH : les propositions "régionales", des CVUH étrangers (Suisse, Italie...)

Le Bureau

vendredi 28 mars 2008

Penser l’histoire au futur antérieur, l’exemple de l’utopie par Michèle Riot-Sarcey


Malgré la mort annoncée des utopies, en dépit du triomphe du libéralisme, à l’écart des cultures dominantes, hors du monde des représentations marchandes, l’esprit utopique perdure. Presque en silence, il s’est installé dans la pénombre de la réflexion critique. Et pourtant, la chute du mur de Berlin, en 1989 — immédiatement suivie d’un discours de vérité sur la fin de l’histoire —, semblait avoir enfoui l’esprit utopique sous les décombres du communisme défait, sans espoir de retour. Face à de telles certitudes, il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer une ouverture vers un autre monde. D’autant que l’utopie, comme pensée du possible, n’a jamais acquis la place historique dont elle fut créditée par tous les porteurs de projets. Inventif, rationnel ou délirant, et toujours foisonnant, l’imaginaire utopique reste en décalage avec une réalité dont il conteste la viabilité pour le bonheur des hommes. Écartée de l’histoire du récit linéaire, l’utopie ne s’installe dans le réel que revêtue des habits du totalitarisme. Son existence, comme moteur de l’histoire, n’a jamais été reconnue. En effet, la pensée du devenir humain précède l’histoire des idées et ne participe aux événements que dans une position d’incitation ou d’attente ; elle n’intervient dans l’évolution historique que par la pensée en actes. Son avènement n’est pas identifiable au factuel, il est une incise dans l’esprit des individus qui stimule leurs espérances. Comme l’a très bien compris Ernst Bloch, l’utopie figure le Principe Espérance (1)à partir duquel les expériences individuelles se déploient et deviennent intelligibles, à condition de penser l’événement dans son mouvement : une constellation que les hommes éclairent au fur et à mesure des enjeux du moment. À la manière et différemment de Gilles Deleuze : « l’utopie n’est pas un bon concept, parce que même quand elle s’oppose à l’Histoire, elle s’y réfère et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’histoire et y retombe mais n’en est pas » (2). Cependant, les hommes et les femmes, habités par l’espoir, vivent l’utopie dans une histoire réelle ; ils en sont les acteurs dans une temporalité qui échappe aux interprétations immédiates et dominantes rythmant généralement l’écriture de l’histoire. Ainsi l’utopie est-elle analysée en tant que programme, projet ou doctrine émanant d’esprits plus ou moins rêveurs plus ou moins autoritaires, mais rarement la pensée utopique est vue comme porteur d’espoirs collectifs. Au mieux ces espoirs sont assimilés aux illusions dont les âmes crédules se dotent en s’égarant dans les sentiers détournés de la voie du progrès. La seule utopie qui advienne sur la scène de l’histoire est le totalitarisme dont le libéralisme a salué la défaite en proclamant son triomphe dès 1989, dans ce geste symbolique de l’effondrement du mur de Berlin.
En ce sens le communisme est l’utopie par excellence, car non seulement elle représenterait l’illusion destructrice, mais n’entrerait dans l’histoire qu’à travers sa caricature despotique. Il est alors aisé de décliner l’utopie dans les formes achevées du récit fictionnel où le moindre geste des individus est conçu comme une déclinaison de l’organisation harmonieuse sans nécessité de penser la liberté individuelle devenue inutile au bonheur de la communauté. De Platon à Cabet, de Thomas More à Fourier, de Campanella à Lénine, l’horizon de la doctrine est clos. C’est tout juste si la projection de l’imaginaire individuel peut pratiquer une incise dans ce bel ordonnancement. Dans cette vision totalitaire de l’utopie, l’ordre règne, ici et ailleurs, dans la réalité historique comme dans l’idéal doctrinaire.
Dans cette fonction de l’utopie, les observateurs autorisés ont tout simplement oublié l’inscription dans l’histoire des espoirs d’individus qui s’inspirent, s’approprient ou détournent la doctrine au profit d’une critique radicale du présent dont ils voudraient s’échapper. Les perspectives offertes pour repenser les rapports sociaux sont à la mesure du mal-être des individus. Mise au service de la critique, l’utopie permet non seulement d’inventer un autre monde mais de bouleverser ou de subvertir l’ordre existant. C’est d’ailleurs ainsi que sont vues les utopies de la première moitié du XIXe siècle, particulièrement l’utopie communiste des années 1840. rendue responsables des désordres révolutionnaires. « Ce qu’ils veulent, c’est le partage des terres, la communauté des biens, l’abolition des lois qui gênent l’essor des penchants vicieux. Mais ce sont là des idées chimériques (…). Sans doute elles peuvent servir de prétexte à la violente rupture des liens sociaux, au triomphe de la barbarie sur la civilisation. Quant à l’application de ces doctrines, ce serait la même folie que si l’on essayait d’établir, entre les hommes l’égalité des forces physiques, et de niveler les intelligences ». (3)
En ce sens l’utopie déborde la doctrine et s’apparente davantage à l’hétérotopie. Elle s’écarte du sens de l’histoire, mais en construit le mouvement, en étant le moteur des tensions qui sont, précisément, la marque de fabrique de l’histoire. Penser l’utopie dans l’histoire signifie restituer le lien entre idéal et réel, non de manière statique mais comme forme d’action critique. « Les utopies consolent (…). Les hétérotopies inquiètent (…). Les utopies permettent les fables et les discours ; elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimensions fondamentale de la fabula ; les hétérotopies (…) dessèchent le propos, arrêtent les mots sur eux-mêmes, contestent dès sa racine, toute possibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes et frappent de stérilité le lyrisme des phrases » (4). De ce point de vue, la République démocratique et sociale de 1848, directement issue de la vision des communistes des années 1840, appartient au monde de l’utopie. Hors du genre littéraire qui généralement la définit, l’utopie en mouvement est un acteur essentiel de l’histoire. Elle n’en est pourtant pas le sujet car on lui dénie la capacité de dépasser les limites des mots qui la disent en fonction d’une effectuation toujours pensée à partir de l’événement advenu.

Par définition l’utopie est intempestive, ce qui signifie qu’elle n’a pas sa place dans l’ordre existant, quel qu’il soit, fût-il Bolchevik. C’est pourquoi sa lecture ne peut-être que discontinue. Elle se situe dans un entre deux mondes : l’un qui se défait et l’autre qui se construit dans une conflictualité permanente, telle est la place inconfortable du réel de l’utopie


Michèle Riot-Sarcey
Professeure à Paris VIII




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Notes :


(1Le Principe espérance, trad. de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, 1976. 3 tomes.
(2) Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Editons de Minuit, 1991/2005, p. 106
(3) Rapport de M. Jay, présenté à l’Académie Française, le 20 avril 1841, sur l’ouvrage de Louis Reybaud, Etudes sur les Réformateurs, septième édition 1864, Reprints, Art et Culture, Paris, 1978, p. 14
(4) Michel Foucault, Les Mots et les Choses, préface, Paris, Gallimard, 1969, p. 9

samedi 22 mars 2008

Nicolas Sarkozy, nouvel Instituteur National d’une école policée par Laurence De Cock


Le ministère de l’éducation soumet, en ce moment même, les nouveaux programmes de l’école primaire à la consultation (1). A travers ce projet, la Présidence poursuit son lent travail d’investigation de l’école comme lieu de fabrication d’une adhésion aux valeurs du système sarkozien. Le ton avait été donné dès les discours électoraux : fervent admirateur de l’école de Jules Ferry (dont le nom apparaît 58 fois dans les discours de 2007), Nicolas Sarkozy se pose comme l’héritier du fondateur de l’école de la IIIème république. Il faut rappeler d’emblée que l’histoire scolaire en France est indissociable du projet républicain depuis la fin du XIXème siècle. Elle est donc, dans son essence même, chargée d’une mission civique et politique au sens où elle postule que la connaissance du passé configure l’agir politique de demain. Conjuguée à la mise en place d’une « instruction morale et civique » à l’école, l’histoire scolaire participait alors à l’entreprise de « fabrication des républicains » dans une France encore morcelée en terroirs, ou « petites patries ». Le roman national qui fait son apparition, principalement sous la plume d’Ernest Lavisse, mobilisait l’ensemble des grandes figures historiques susceptibles de provoquer chez les enfants une identification héroïque et une matrice culturelle suffisamment efficaces pour ancrer un sentiment national et patriotique : « A l’enseignement de l’histoire incombe le glorieux devoir de faire aimer et comprendre la patrie… Nos ancêtres les Gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroy de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes… si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales, s’il ne sait pas que nos ancêtres ont combattu sur mille champs de bataille pour de nobles causes, s’il n’a point appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie (…) s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau, l’instituteur aura perdu son temps. (2) »
Depuis un siècle, les programmes scolaires tentent de combiner, autant que faire se peut, les avancées historiographiques ou épistémologiques de la recherche historique aux enjeux politiques et sociaux du moment. Et c’est peut-être justement à l’école primaire que cette ligne est la plus visible. Ainsi, les actuels programmes Joutard (2002), tout en reconnaissant les vertus pédagogiques d’une histoire par les grands témoins, les chargent d’une fonction beaucoup plus en phase avec l’historiographie contemporaine. Ces derniers ne sont en effet pas appréhendés comme des figures emblématiques, mais sont présentés aux élèves à la fois « comme des témoins privilégiés de leur époque et comme des individus au parcours singulier dont on peut mettre en valeur la personnalité ou l’exemplarité de comportement sur la plan des valeurs ». Dans ce « panthéon culturel », le personnage historique est un héros qui donne corps et chair au récit. Il peut être extra-national ( Martin Luther King, Shakespeare, Gandhi, Armstrong…) mais, surtout, il vient s’associer dans la trame narrative à des « groupes sociaux significatifs » qui compensent la simple héroïsation par un environnement historique qui permet une appréhension plus panoramique de l’événement. Ainsi les programmes demandent-ils d’insister sur le rôle des femmes dans la vie publique ou sur le « rôle des groupes plus anonymes ». Dans cette « mini société » que constitue l’école, les moments de « vivre ensemble » (expression préférée par les programmes à celle d’ « éducation civique ») sont centrés sur une pédagogie de débat susceptible de sensibiliser les enfants « à l’aventure d’un espace commun à tous les hommes ». On notera ici le souci de contribuer à l’édification d’une citoyenneté de type critique, au sens où les enfants font simultanément l’expérience d’un passé vécu par des acteurs sociaux, et d’un présent dans lequel ils apprennent à mobiliser leurs propres outils d’analyse et d’expression ; dit autrement, l’école travaille à l’apprentissage de la responsabilité.
Quel projet scolaire Nicolas sarkozy propose-t-il aujourd’hui ? Dans une logique totalement inverse et résolument conservatrice, les nouvelles prescriptions font fi de toute réflexion sur la complexité du moment historique pour recentrer les compétences de l’élève sur la mécanique de la mémorisation. Il s’agit, dès le CE1 d’identifier les principales périodes de l’histoire, de mémoriser quelques repères chronologiques pour les situer les uns par rapport aux autres « en connaissant une ou deux de leurs caractéristiques majeures ». Même la linéarité du récit se voit ici amputée puisque est proposée aux élèves une sorte de scansion quasi automatique dates/personnages avec un simple exercice de mise en ordre. Les personnages héroïques restent, mais redeviennent de simples « jalons d’une histoire nationale ». La vision du passé, réduite à son minimum évènementiel se dessèche et se teinte à nouveau d’ethnocentrisme. C’est une histoire déshydratée qui est proposée aux enfants. Ernest Lavisse n’avait pas osé aller aussi loin : « On ne sait pas mieux son histoire pour avoir rangé dans sa tête un magasin de faits et de dates que sa langue pour appliquer, en tout cas difficile, la règles des participes » (3) Cette régression se double en outre d’un retour de l’ « Instruction morale et civique ». On notera dans les textes la réapparition, dès l’école maternelle, de la notion de politesse qui devient le fil rouge de l’apprentissage de la citoyenneté. A sept ans, tous les élèves de France apprendront à reconnaître l’hymne national et à se lever dès les premières notes. Les règles de civilité et le comportement « conforme à la morale » forment désormais le socle de la vie collective.

Est-ce à dire que l’on cherche ici à transformer nos petits écoliers en simples automates dénués de sensibilité aux hauts faits de l’histoire ou aux valeurs républicaines ? Bien au contraire, la place laissée vacante par l’absence de toute réflexion critique sera immédiatement investie par une pédagogie des affects. Celle initiée chez les grands lycéens par la lecture de la lettre de Guy Môquet ; celle récemment préconisée à travers l’indécente proposition présidentielle de faire parrainer un enfant juif déporté, par un élève de CM2 ; une initiative heureusement avortée, mais qui en dit long sur le projet éducatif de ceux qui nous gouvernent. Suspendre un enfant dans l’émotion empêche précisément toute intelligibilité des faits et toute possible construction d’outils de débat. C’est le sens même de l’école et de sa fonction civique qui est menacé. A une citoyenneté critique nécessaire à tout fonctionnement démocratique, on préfère le principe de l’adhésion aveugle qui prive le futur adulte de l’accès à une véritable conscience politique.


Laurence De Cock


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Notes :

(2) Ernest Lavisse, 15 juillet 1891, discours d’inauguration d’une école à Nouvion en Thiérache.
(3) « L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationale », Revue des deux mondes, 15 février 1882, p. 888.

Deux ou trois choses que l’Histoire des arts à l’école primaire suppose… par Vincent Chambarlhac


Le projet de nouveaux programmes pour l’Ecole primaire, soumis à consultation (20 février 2008) place sous les feux de la rampe l’introduction d’une démarche nouvelle, l’histoire des arts. Par son pluriel, elle semble se démarquer de l’histoire de l’art, discipline canonique inextricablement liée au système des beaux arts ; pour autant, son institutionnalisation présage peut-être à sa fondation comme discipline d’enseignement. L’Histoire des arts, telle qu’elle semble se définir à partir des textes soumis à consultation, ne surgit pas du néant institutionnel. La démarche procède certes du contexte politique, des promesses de campagne – qui témoignaient par ailleurs d’une sidérante méconnaissance des réalités des dispositifs divers de l’art à l’Ecole -, mais elle s’inscrit aussi dans l’horizon de l’option Histoire des arts, enseignée en lycée comme spécialité de la filière littéraire depuis 1991, reconnue comme enseignement pour une part des CPGE (1). On le pressent, l’Histoire des arts telle que déclinée pour l’enseignement primaire annonce pour une grande part ce qu’il en sera en collège. Pour le lycée, rien ne filtre encore, mais tout donne à penser, par la centralité de l’histoire des arts comme point commun de disciplines affines (l’histoire / géographie, les enseignements artistiques, les langues au collège), un redécoupage global. Les propositions pour l’Ecole primaire relèvent d’un dispositif plus ample, dans lequel l’histoire a largement partie liée (ne serait-ce qu’au titre des 25% du volume horaire annuel en collège laissé à l’histoire des arts dans le cadre de l’enseignement d’histoire / géographie).
Ce sont donc deux ou trois choses que l’Histoire des arts suppose, et qu’implique l’effet de seuil franchi d’une option à sa généralisation. Les réflexions qui suivent sont évidemment transitoires, les hypothèses formulées pouvant rapidement se révéler caduques ou au contraire vérifiées, au rythme galopant des déclarations d’intention, des textes prescripteurs. Certes, ces réflexions émanent d’un observateur étranger à l’enseignement primaire. Elles témoignent donc d’une observation décalée, mais en quelque sorte « participante », par mon statut de professeur d’Histoire / géographie et d’Histoire des arts en lycée.
UNE APPROCHE TRAVERSIERE…
Les recommandations pour les cycle I et II évoquent une initiation à l’Histoire des arts. Reprenant les topiques des différents Bulletins Officiels qui jalonnèrent la discipline en lycée, le texte définit de manière allusive l’histoire des arts par une approche sensible et un contact direct avec les œuvres, à partir notamment des différentes pratiques artistiques (Musique et Arts plastiques (2) sont ici particulièrement sollicitées). L’intégration à la vie collective suppose aussi que l’école fasse une place plus importante aux arts, qui donnent des références communes et stimulent la sensibilité et l’imagination, écrit-on page 1. D’emblée domine la perspective patrimoniale, seule à même de permettre des références et une culture commune. A la fin du cycle I, est attendu de l’élève qu’il sache observer et décrire des oeuvres du patrimoine, construire des collections (d’objets à valeur esthétique et affective). Cette sensibilité, qu’exige là le rapport à l’art, se complète au cycle II d’un contact direct avec les œuvres dans la perspective d’une première initiation à l’histoire des arts. Le même horizon d’attente domine au cycle III. Transparaît ici la rencontre du Ministère de la culture (3) et de l’Education nationale, la note patrimoniale glissant rapidement, et de proche en proche, sur une finalité civique. Somme toute, former des citoyens éduque au patrimoine national. L’argument de l’approche sensible implique également la proximité puisque, selon la proximité géographique, des monuments, des musées, des ateliers d’art ou des spectacles d’art vivant pourront être découverts (p 12, cycle II). La mélodie séduit certes, mais elle recèle deux logiques. L’une est celle – plus explicite en lycée - du partenariat avec les institutions, et les intervenants artistiques. Louable en soi, ce partenariat modifie pour partie le rôle du professeur (des Ecoles) dans l’économie de son enseignement, poussant à son paroxysme un décloisonnement de plus en plus fréquent dans les établissements primaires de grandes et moyennes tailles. C’est là l’un des aspects de la « logique entrepreneuriale » qui modifie en profondeur le rôle de l’enseignant. La seconde logique que taît le texte est alors d’ordre géographique : quid de l’absence d’institutions artistiques de proximité, comme de compétences en ce domaine ? Taillé pour une cote urbaine, le programme ignore les spécificités de l’enseignement en milieu rural, d’autant plus prégnantes que l’on se situe dans le premier degré... Le programme laisse ouvert également la question des moyens mis à disposition qui, nonobstant le lyrisme des envolées du Ministère de la culture sur le partenariat et l’ouverture des institutions de son ressort, sont à la seule charge des collectivités locales. L’argument d’un patrimoine dilaté à l’extrême depuis Malraux et Lang permet de masquer -sinon d’effacer- ce reproche fondé sur une lecture sociale des attendus du programme. Puisque tout est finalement patrimoine…
Dispositif d’initiation, l’Histoire des arts évite en cycle II la question sociale –posée par son inscription dans un territoire- par l’argument des ressources locales au risque, d’ailleurs, de sa fragmentation et d’un rapport à l’Art donc uniquement conduit sous les auspices du locale. Les attendus, pour la fin du cycle II resserrent cette lecture puisque l’élève saura :
• distinguer les grandes catégories de la création artistique (musique, danse, théâtre, cinéma, dessin, peinture, sculpture)
• fournir une définition très simple de différents métiers artistiques (par exemple compositeur, réalisateur, comédien, musicien, danseur).
Une première définition s’est ainsi esquissée, englobant nombre de domaines artistiques, corrélés à une approche « typologique » du champ artistique dans l’éventail de ses métiers. Le cycle III décale cette lecture de manière beaucoup plus prescriptive. L’Histoire des arts a là partie liée avec la culture humaniste, notion forte dans l’économie du socle commun (4).
L’HISTOIRE DES ARTS ET LA CULTURE HUMANISTE.
Absente des attentes des programmes de cycle I et II, la culture humaniste devient cardinale en cycle III, configurant des rapports étroits entre l’approche historique, géographique et l’histoire des arts. « La culture humaniste des élèves dans ses dimensions historiques, géographiques, artistiques et civiques se nourrit aussi des premiers éléments d’une initiation à l’histoire des arts » écrit-on p. 13 pour introduire les programmes. La finalité civique associée à la notion de culture humaniste (5) se double, on le voit, d’un réglage chronologique de l’Histoire des arts sur les programmes d’histoire (sinon de géographie). Tous deux donnent des repères. Une liste y pourvoie dans lequel l’enseignement peut puiser, au gré de sa liberté pédagogique et des ressources locales (6). Toute liste confinant à un inventaire à la Prévert dont ne ressortent, à la lecture, que les manques ; je ne discuterai pas les hommes et les œuvres ici retenus, notant cependant – au titre de la période contemporaine - l’absence de toute référence cinématographique… Importe dans cette liste, le lien établi avec les programmes d’histoire qui, dans l’après-coup, parait plus complexe que le seul fil rouge chronologique – et patrimonial. Les attendus du programme précisent :
« L’histoire des arts porte à la connaissance des élèves des oeuvres de référence qui appartiennent au patrimoine ou à l’art contemporain ; ces oeuvres leur sont présentées en relation avec une époque, une aire géographique (sur la base des repères chronologiques et spatiaux acquis en histoire et en géographie), une forme d’expression (dessin, peinture, sculpture, architecture, arts appliqués, musique), et le cas échéant une technique (huile sur toile, gravure...), un artisanat ou une activité créatrice vivante. Cet enseignement aide les élèves à se situer parmi les productions artistiques de l’humanité et les différentes cultures considérées dans le temps et dans l’espace. Confrontés à des oeuvres diverses, ils découvrent les richesses, la permanence et l’universalité de la création artistique ».

L’Histoire des arts décale la problématique des programmes d’Histoire / géographie qui, s’ils courent de la préhistoire à nos jours, se règlent sur une focale bien souvent nationale. Les repères donnés pour le programme d’histoire constituent des « jalons de l’histoire nationale » qui « forment la base d’une culture commune » et s’articulent « avec ceux de l’histoire des arts ». L’Histoire des arts arrive ici en complément et permet aux élèves de se situer en rapport du récit national. Elle est alors la discipline d’une altérité historique et géographique rabattue sur le plan artistique (culturel). A tout le moins, l’initiation à l’histoire des arts est le lieu d’une approche davantage ancrée dans des problématiques multiculturelles, une forme de compensation symbolique d’un retour à l’ethnocentrisme.



Tel quel, ce programme qui marque l’introduction de l’histoire des arts – comme initiation - pour l’ensemble d’une classe d’âge vaut pour ce qu’il suppose comme horizon d’attente. Ses attendus prêtent moins le flanc à la critique que les dernières avanies (ou bruits) autour des programmes d’histoire (et notamment les inquiétudes sur la question de l’esclavage). L’ensemble est plus consensuel. Mais si l’on entend ce texte pour prospectif, il annonce alors les redécoupages et la redéfinition à venir pour le Secondaire de l’enseignement d’Histoire, radicalisant par l’Histoire des arts une coupure entre ce qui relève de l’Histoire (singulièrement le politique, le national avec quelques occurrences socio-économique) et le domaine culturel et patrimonial. Ici, l’approche tirée vers une sociologie des arts (du point de vue de l’enseignant d’histoire / géo), et une analyse en rapport surtout structurée par la préhension des pratiques artistiques (7), tend à une patrimonialisation lisse des objets et des œuvres, à untableau des différentes cultures, souvent occidentales d’ailleurs à suivre les repères artistiques proposés (8). Il y a là sans doute une redéfinition de l’enseignement de l’histoire, une tension entre ce qui relève historiquement de sa légitimité – son rôle civique et la production d’un récit national articulé, pour le XXe siècle notamment, par le balancement entre l’histoire nationale et la construction européenne - et ce qui participerait de l’histoire des arts, domaine d’une culture humaniste à enseigner, celle-ci se distinguant de la finalité civique par son ouverture sur l’Autre. Ainsi la tension séculaire du métier d’enseignant d’histoire entre son identité de praticien (au moins dans le cadre de ses études) et son rôle social (civique) se complète d’un tiers. Est-ce l’amorce d’une redéfinition qui distendrait encore davantage les liens de l’Histoire enseignée avec l’Histoire discipline de recherche (9) ? Dans ce mouvement, mais c’est là l’affaire de l’Institution, quid de la formation des enseignants qui auront à prendre en charge cette inflexion, quid également des effets sur les concours ? On le sait, l’histoire des arts fait l’objet d’une certification supplémentaire dans le Secondaire, la démarche allant sans doute se généraliser par le volontarisme ministériel, qu’en sera-t-il des besoins des équipes, des établissements, pour que les rencontres sensibles avec des œuvres ne restent pas seulement sensibles, circonscrites au registre émotionnel lu par d’aucuns comme le régime actuel d’historicité (10) ?


Vincent Chambarlhac, enseignant d’histoire des arts, professeur du secondaire associé à l’ UMR Education & Politiques (INRP-Lyon2) - Universalisme et pluralité culturelle (groupe de recherche sur l’enseignement des questions controversées).



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Notes :


(1www2.educnet.education.fr/histoiredesarts/ L’histoire de cette discipline nouvelle reste à faire.
(2) Le terme « arts plastiques » voisine pour le cycle III avec celui plus en vogue d’art visuel.
(3) Pour qui la conservation, et le rayonnement du patrimoine français, constitue une mission comme la démocratisation du rapport à l’art.
(4) Elaboré en 2006, le socle commun des connaissances et des compétences va organiser les nouveaux programmes de collège.
(5) « La culture humaniste ouvre l’esprit des élèves à la diversité et à l’évolution des civilisations, des parties du monde, des sociétés, des religions et des arts ; elle leur permet d’acquérir des repères temporels, spatiaux, culturels et civiques. Avec la fréquentation des oeuvres littéraires, elle contribue donc à la formation de la personne et du citoyen. L’histoire et la géographie donnent des repères communs, temporels et spatiaux, pour commencer à comprendre l’unité et la complexité du monde. Elles développent chez les élèves curiosité, sens de l’observation et esprit critique. Les pratiques artistiques individuelles ou collectives développent le sens esthétique, elles favorisent l’expression, la création réfléchie, la maîtrise du geste et l’acquisition de méthodes de travail et de techniques. Elles sont éclairées, dans le cadre de l’histoire des arts, par une rencontre sensible et raisonnée avec des oeuvres considérées dans un cadre chronologique » p 17.
(6) « Des oeuvres de référence sont énumérées ci-dessous. Le maître puisera dans ces listes à sa convenance ou il les complètera dans le même esprit, notamment en fonction des ressources documentaires, et de la proximité de son école avec des monuments, musées, ateliers d’art ou salles de concert », p 19.
(7) « Les pratiques artistiques… sont éclairées dans le cadre d’histoire des arts par un rencontre sensible… », p 17.
(8) L’Autre au sens extra-occidental du terme survient dans le domaine des Arts appliqués (une soie d’Asie ou d’Europe), de la musique (Musiques traditionnelles d’Afrique et d’Asie).
(9) Sur certains chantiers, la distorsion est déjà forte. Ainsi du cas de la Grande Guerre qui voit, dans le secondaire, le triomphe de la notion de culture de guerre subsumant toute interrogation d’ordre social, ou politique, pourtant présente dans l’historiographie. Celle-ci paraît beaucoup plus nuancée. Cf.http://www.crid1418.org/espace_scie...
(10) Christophe Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Demopolis, 2008.

lundi 17 mars 2008

Le « dernier poilu », une nouvelle icône ? par Nicolas Offenstadt


L’annonce de la mort de Lazare Ponticelli le 12 mars 2008 s’inscrit dans la logique de célébration récente des « derniers poilus ».
C’est dans les années 1990 que l’expression « derniers poilus » se répand progressivement dans l’espace public en général et dans les médias en particulier. Elle désigne les derniers soldats vivants qui ont combattu pendant la Grande Guerre. Une initiative du gouvernement, l’attribution de la légion d’honneur aux vétérans de 14/18 qui ne l’ont pas, donne en 1995 une certaine actualité à ces anciens combattants. Mais à cette date, la catégorie « derniers poilus » n’est pas encore véritablement fixée. Ceux-ci sont aussi évoqués comme les derniers « témoins », ou « anciens combattants »... Cette figure nationale des derniers de 14/18 se décline sur le plan local, comme en témoignent les nombreux articles de la presse régionale qui mettent en avant les « derniers poilus » de la région ou du département.
Les années 2000 constituent un tournant dans l’appréhension des survivants de 14/18. La catégorie « derniers poilus » devient l’expression principale pour les désigner et surtout se déclenche une forme de compte à rebours, en une ou en tête d’articles dans les journaux, qui les présente selon le nombre restant : « Hommage aux 68 derniers poilus », « il n’y a plus que 36 survivants »... Les « derniers poilus » deviennent dès lors de véritables icônes médiatiques qui font l’objet de livres, de reportages à la radio et à la télévision, sans compter les innombrables articles de presse qui répètent inlassablement leurs biographies, en faisant accroire, parfois, qu’il faut sauver leurs témoignages (les témoignages de combattants sont en fait innombrables et plus fiables et riches lorsqu’ils sont plus près des faits). Le point d’aboutissement de la construction de cette icône est le projet de d’obsèques ou d’hommage national qui prend corps à partir de 2005 sous l’impulsion d’acteurs individuels relayés par les parlementaires et l’Etat enfin. Le déroulé exact du rituel ne se fixe pas aisément mais les lieux évoqués pour la cérémonie et l’inhumation sont d’emblée des lieux très classiques de la mémoire combattante : les Invalides, l’Arc de Triomphe, Notre-Dame de Lorette... Il est frappant de constater qu’alors même qu’il n’y avait plus qu’un poilu vivant (jusqu’au 12 mars), les projets restaient comme des remake des cérémonies de l’entre-deux-guerres sans souci d’actualiser les rites autour de la Grande Guerre, sans souci apparent de relier de manière innovante ce passé de 14/18 et le présent, comme cela a pu être fait au moment du bicentenaire de la Révolution française. Pour l’instant, la mort de Lazare Ponticelli ne change pas l’orientation formellement traditionnelle de la célébration. L’hommage aura lieu à l’hôtel des Invalides avec messe, honneurs militaires et pose d’une plaque aux combattants de la Grande Guerre. Reste à entendre le discours prévu du Président de la République dont les usages de l’histoire sont à la fois pesés et récurrents (1). Le communiqué de l’Elysée du 12 mars rejoint le grand récit national revisité par le Président puisqu’il honore les poilus qui répondirent « à l’appel de la patrie envahie », comme s’il s’agissait d’une armée de volontaires...
Le projet même s’inscrit dans une triple historicité commémorative : les funérailles nationales et les panthéonisations, les funérailles des grands chefs de 14/18 dans l’entre-deux-guerres et surtout le culte du soldat inconnu. Le soldat inconnu servait les deuils individuels et collectifs par son anonymat complet, le dernier poilu par un anonymat relatif peut servir aussi de nombreux discours sur la Grande Guerre.
Le projet d’hommage national s’était heurté en 2007 aux réticences des deux derniers poilus, Louis de Cazenave et Lazare Ponticelli, qui n’entendaient pas bénéficier de l’honneur d’un hommage ou de funérailles nationales pour rester fidèles, expliquaient-ils, à leurs camarades qui n’ont pas été suffisamment honorés. Ainsi le rituel projeté semblait rempli de tensions. Mais Lazare Ponticelli, qui devient le « dernier poilu », extrêmement médiatisé, en janvier 2008, finit pas se raviser et accepter, sous influence de sa fille en particulier, une forme d’hommage national. La cérémonie idéale, que ses promoteurs auraient sans doute voulu productrice de consensus et de valeurs standards prend donc un chemin de traverse : d’une part le dernier poilu est un italien engagé dans la légion étrangère en France, qui termina la guerre sous uniforme italien (il dût rejoindre les troupes de son pays après que celui-ci soit entré guerre en 1915) et d’autre part le personnage est loin de se plier initialement à ce que l’on voulait faire de sa mort. La cérémonie de lundi dira les usages qui sont faits du soldat et de la Grande Guerre aujourd’hui, et comment, in fine, l’encadrement de la cérémonie aura été maîtrisé...

La mise en scène et le succès des « derniers poilus » montrent d’abord que, pour nos contemporains, la Grande Guerre reste un période ressource face des horizons d’attente collectifs incertains. La figure des derniers poilus permet aussi l’oecuménisme – droite et gauche ont promu le projet d’obsèques nationales -, chacun puisant dans les récits qu’on leur fait produire, les valeurs qui le contente : courage ou critique, patriotisme ou pacifisme etc. Les derniers poilus sont ainsi devenus des icônes mémorielles, comme Guy Môquet, à qui l’ont fait parler beaucoup plus du présent que du passé.



Nicolas Offenstadt
nicolas.offenstadt@univ-paris1.fr


Site ressource : http://dersdesders.free.fr ; N. Offenstadt, « Le pays a un héros : le dernier poilu »,L’Histoire, 320, mai 2007, id., « Les derniers poilus : héros nationaux », Le Monde diplomatique, à paraître, n°649, avril 2008.


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Notes :

(1) Voir les différentes analyses proposées sur ce site.

jeudi 13 mars 2008

Le discours de Nicolas Sarkozy au Congrès américain par Nelcya Delanoë


Commençons part un bref rappel des faits.
Le 7 novembre 2007, Nicolas Sarkozy prononce devant le Congrès américain un discours très attendu, dit de “réconciliation” - alors que les deux pays ne sont évidemment pas brouillés. Et ne l’ont jamais été, comme le souligne l’histoire franco-américaine telle qu’elle est ici mise en scène.
Nicolas Sarkozy insiste sur deux thèmes. D’abord la dette que la France du XXe siècle a contractée envers le gouvernement américain et son armée. Et son devoir de fidélité “à l’histoire commune... au sang... et à la mémoire de ce que ces deux pays ont accompli ensemble”, de Lafayette au Plan Marshall.

Selon l’orateur, ce devoir passe par la nature du “rêve américain”. Celui-ci aurait en effet enseigné aux hommes “la pratique de la liberté”, liberté dont l’Europe était incapable à l’heure de l’indépendance américaine. Cette incapacité initiale n’a cependant pas empêché par la suite la France de partager avec les États-Unis “un même idéal, de défendre les mêmes principes, et de croire aux mêmes valeurs.” 


La validité de cette assertion varie évidemment en fonction de la période et des acteurs dont on parle... Or, non seulement le discours de Washington ne s’embarrasse pas de précision historique mais en reste, malgré ses multiples références à l’histoire américaine, à la navrante vulgate qui a encore cours ici ou là. Il suffit pourtant d’évoquer, parmi d’autres exemples récents, le douloureux paradoxe d’une Europe libérée par une armée américaine ségréguée pour mesurer l’étendue de la mythification que perpétue ce condensé de clichés.

La conscience des complexités historiques, qu’on ne s’attend certes pas à trouver dans un discours concocté pour un président de la république française en grandes manoeuvres devant le Congrès américain, devrait au moins éviter à celui qui parle au nom du “peuple de France” le ridicule de ces poncifes où omissions, distortions et finalement négation sont à l’oeuvre. 


Qu’on en juge.
“Nous avons aimé l’Amérique parce que l’Amérique incarnait pour nous l’esprit de conquête, la nouvelle frontière sans cesse repoussée.” Surgit donc ici la fameuse thèse de la Frontière, présentée par Frederick Jackson Turner en 1893. Or cette thèse, pastoralisante et populiste, bourrée d’anachronismes et d’erreurs, est totalement discréditée aujourd’hui. Elle offrait certes à l’époque aux Américains un miroir limpide et gratifiant selon lequel, avec l’incessant franchissement de l’espace, la Frontière signifiait régénération permanente et progrès perpétuel, marqués l’un et l’autre du sceau quasi initiatique de la transformation de la nature en culture, c’est-à-dire de terres vides (“wilderness”) en États-Unis d’Amérique.
Or, on le sait aujourd’hui, et on le savait à l’époque, ces terres n’étaient ni vides ni libres. Revenir en 2008 à cette rengaine, c’est reconduire un blanc de la mémoire collective américaine, celui d’une colonisation sans colonisés. À moins qu’il ne s’agisse de valider cette version de l’histoire américaine ? En tout cas, Nicolas Sarkozy a, lui, adoré la conquête de l’Ouest : “Dans l’imaginaire de ma génération, il y a la conquête de l’ouest...”, sans doute conduite par John Wayne, cité dans la galerie des grands Américains.
Pourtant, la conquête de l’Ouest américain (présentée à l’époque comme “Destinée manifeste”, ou plan divin réservé à la “race anglo-saxonne” des États-Unis) n’est pas du cinéma mais une histoire particulièrement violente et cruelle. Celle de l’écrasement des nations indiennes, réduites in fine à n’être plus que “des mendiants sur la surface de la terre.”
Ultime étape de la conquête du continent étatsuninen par une armée yankee devenue puissante suite à sa victoire sur le Sud, la conquête de l’ouest a duré plus d’un demi-siècle, tant la dernière résistance armée des nations indiennes a été farouche. Pour casser celle-ci, le gouvernenement fédéral, les états-membres, l’armée et les milices ont donc recouru aux négociations pipées et aux promesses mensongères, à la guerre, à la déportation, aux massacres, aux exécutions sommaires et massives.
Une fois réduite aux réserves militarisées, la vie des Indiens - famines, conversion et acculturation forcées, désespérance sociale - a été gérée par bureaucratie fédérale des Affaires indiennes. Parallèlement, celle-ci s’enrichissait des millions de dollars annuellement dûs, par traité (instrument du droit international) aux Indiens en dédommagement de l’acquisition/annexion de leurs terres, et détournés jusqu’à ce jour.
Sans parler des ressources naturelles (pétrole, charbon, cobalt, zinc, uranium... ) que nombre de ces réserves recélaient (recèlent), dont les Indiens étaient (sont) officiellement propriétaires et qui furent pillées par les grands capitaines d’industrie de l’époque.

La mortalité et la baisse de la natalité ont alors menacé d’extinction finale ceux de ces peuples qui avaient survécu. En France comme en Amérique du Nord, certains chercheurs parlent de génocide et le débat fait rage (1). La plupart des Amérindiens, universitaires, écrivains, politiques, militants ou simples quidams, parlent de génocide.



Pour conclure, je voudrais évoquer un autre discours de Nicolas Sarkozy, celui qu’il a prononcé à Dakar en juillet 2007. Il exortait les “jeunes Africains de l’élite” à “entrer dans l’histoire” et à“renoncer à leurs mythes”. Faute de quoi, pour eux “pas de place pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.” (2)



En somme, selon la vision de l’histoire que mettent en scène ces deux discours, les Africains ne sont pas encore entrés dans l’histoire et les Indiens n’y entreront jamais - ils n’ont pas existé. 



Monsieur Sarkozy devrait suggérer à son nègre sinon d’entrer dans l’histoire du moins d’ouvrir des livres d’histoire et de les lire.


Nelcya Delanoë
Professeur émérite
Université Paris-X, Nanterre




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Notes :


(1) Entrer dans ce débat, long et complexe, nous éloignerait du sujet. 
Mais on pourra se reporter, en entrée en matière, à ces quelques textes français :

Delanoë Nelcya, L’Entaille rouge, des terres indiennes à la démocratie maéricaine, Albin Michel, 1996 (nouvelle édition, revue et augmentée), où j’esquisse une théorie du génocide en régime démocratique
Marienstras Élise, “Guerres, massacres ou génocides ?” in Le Massacre, objet d’histoire, sous la direction de David el Kenz Folio histoire, Gallimard, 2005. Élise Marienstrass parle de “genocide de facto sans être de jure”
N’Diaye, Pape, “L’extermination des Indiens d’Amérique du Nord” in Le Livre noir du Colonialisme, sous la direction de Marc Ferro, Laffont, 2003, affirme “Il y a bien eu un génocide en Amérique du Nord”
Aux États-Unis, deux grands classiques ont assimilé génocide indien et holocauste :

Thornoton, Russel, American Indian Holocaust and Survival : A Population History since 1492, University of Oklahoma Press, 1987.
Stannard, David, American Holocaust : Columbus and the conquest of the New World, Oxford University Press, 1992.


Mann, Michael, The Dark Side of Democracy, Explaining Ethnic Cleansing, University of California, LA. 2005, parle “des démocracies génocidaires du Nouveau Monde”
(2) Voir le texte de Laurence De Cock Pierrepont sur le site de la CVUH

vendredi 7 mars 2008

Quel hommage pour quel poilu ? Réponses à Ivan Levaï par Nicolas Offenstadt


De « grandiloquentes funérailles ». Dans Le Monde du 16/17 mars, Francis Gouge et Benoît Hopquin soulignent la pompe prévue pour l’hommage au dernier poilu demain lundi 17 mars et rappelle en miroir le rejet par Lazare Ponticelli de ce genre de cérémonie (« le vieux Monsieur aurait-il aimé voir ça ? »). Interrogé par Benoît Hopquin, j’ai donné mon point de vue, qu’il a – c’est le jeu – rendu en résumé : « C’est une cérémonie d’adhésion, de glorification, plutôt qu’un moment de réflexion, assure l’enseignant de Paris-I. Il y a le même déploiement que dans la lettre de Guy Môquet."
Ivan Levaï s’en indigne sur France Inter ce 16 mars :
« Serait-ce trop ? Oui, selon Le Monde qui juge ce cérémonial grandiloquent. Et trop, selon l’historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de la Grande Guerre, qui enseigne à Paris I. Selon lui, il faudrait redouter, au lendemain des élections municipales, une nouvelle polémique, sur la récupération de la mémoire.
« Je regrette, dit-il en page 10 du Monde aujourd’hui, cet usage de l’Histoire. On propose une cérémonie d’adhésion et de glorification, au lieu d’un moment de réflexion. Il y a le même déploiement que pour la lettre de Guy Môquet. » Et badaboum, c’est reparti pour un tour. Le second est déjà annoncé pour mardi prochain, au plateau des Glières où Nicolas Sarkozy doit honorer les héros de la Résistance.
Résumons : Guy Môquet, shoah, dernier poilu, résistance en Haute-Savoie, interdiction au chef de l’Etat de dire quoi que ce soit. (...) L’Histoire aux historiens… et silence et justification imposés aux témoins ? » (http://www.radiofrance.fr/franceinter/chro/lekiosque)
Cet ensemble de confusions par un chroniqueur pressé amène à quelques précisions. Il ne s’agit pas d’en faire « trop » mais de faire ringard, traditionnel et très conservateur. Par ailleurs l’article duMonde juge en regard de ce que voulait le dernier poilu. En ce sens, il rappelle légitimement que l’Etat rebâtit ici à sa manière le rituel qui a failli lui échapper parce que les deux derniers poilus ont d’abord refusé les obsèques nationales, sans compter le profil atypique du der des ders (un italien engagé dans la légion qui combat à partir de 1915 dans l’armée italienne)...
Ce qui me frappe, en tant qu’historien, n’est évidemment pas ce dont parle Ivan Levaï. La parole des témoins est notre matériau et un matériau essentiel (voir www.crid1418.org). En revanche, la mort du dernier poilu étant envisagée de longue date, elle aurait pu être l’occasion, en effet, d’un « moment de réflexion ». Cela impliquait d’ouvrir un espace de discussion (sous forme d’une site ressource par exemple), de mettre les artistes à contribution, qui ont tant fait pour les mémoires de la Grande Guerre : Pourquoi ne pas prévoir des diffusions sur écrans de plein air de films marquants ou une semaine du cinéma de 14/18 ? Pourquoi ne pas organiser dans les écoles une représentation théâtrale autour de la Grande avec tant de pièces qui permettent de parler de la guerre avec modernité (on pense par exemple aux formidables Mémoires d’un rat mises en scène par Christine Bussière), plutôt qu’un cours solennel dans les classes sur tout le territoire de la République comme c’est envisagé (et cela rappelle bien l’affaire Guy Môquet, voir le site du CVUH), ou bien des lectures, pour tous, par des comédiens, de témoignages des combattants ? Lorsque sur le Chemin des Dames, par une belle journée d’été de juin 2007, lors d’un hommage aux tirailleurs sénégalais qui fut marqué par l’inauguration d’une oeuvre évocatrice de Christian Lapie, Manu Dibango joua quelques notes de saxophone et que fut lu avec talent le poème de Senghor aux tirailleurs sénégalais, l’hommage y était, l’émotion et la réflexion aussi. Et ce n’était qu’une cérémonie modeste à l’échelle du Chemin des Dames...

Pourquoi ne pas innover, inventer des formes commémoratives contemporaines, pour parler aux contemporains, plutôt que l’éternelle cérémonie aux monuments aux morts, les honneurs militaires et la pose d’une plaque dans un lieu qui en compte déjà des dizaines en mémoire des combattants de 14/18 (voir les galeries à l’étage dans la cour centrale) ? En 1998, Jean-Pierre Masseret, secrétaire d’Etat aux anciens combattants, qui n’était pas un révolutionnaire de la mémoire, avait déjà prôné de nouvelles formes commémoratives pour la Grande Guerre... Autrement dit, lundi, on risque bien, de nouveau, de voir se déployer l’éternel grand récit national, l’appel à une citoyenneté d’adhésion et non pas à une citoyenneté de réflexion qu’auraient encouragé des lieux de débats ou de déploiement artistique. Voici précisées ces quelques lignes du Monde.


Nicolas Offenstadt
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne/CRID1418