Le Manifeste du CVUH

vendredi 28 mars 2008

Penser l’histoire au futur antérieur, l’exemple de l’utopie par Michèle Riot-Sarcey


Malgré la mort annoncée des utopies, en dépit du triomphe du libéralisme, à l’écart des cultures dominantes, hors du monde des représentations marchandes, l’esprit utopique perdure. Presque en silence, il s’est installé dans la pénombre de la réflexion critique. Et pourtant, la chute du mur de Berlin, en 1989 — immédiatement suivie d’un discours de vérité sur la fin de l’histoire —, semblait avoir enfoui l’esprit utopique sous les décombres du communisme défait, sans espoir de retour. Face à de telles certitudes, il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer une ouverture vers un autre monde. D’autant que l’utopie, comme pensée du possible, n’a jamais acquis la place historique dont elle fut créditée par tous les porteurs de projets. Inventif, rationnel ou délirant, et toujours foisonnant, l’imaginaire utopique reste en décalage avec une réalité dont il conteste la viabilité pour le bonheur des hommes. Écartée de l’histoire du récit linéaire, l’utopie ne s’installe dans le réel que revêtue des habits du totalitarisme. Son existence, comme moteur de l’histoire, n’a jamais été reconnue. En effet, la pensée du devenir humain précède l’histoire des idées et ne participe aux événements que dans une position d’incitation ou d’attente ; elle n’intervient dans l’évolution historique que par la pensée en actes. Son avènement n’est pas identifiable au factuel, il est une incise dans l’esprit des individus qui stimule leurs espérances. Comme l’a très bien compris Ernst Bloch, l’utopie figure le Principe Espérance (1)à partir duquel les expériences individuelles se déploient et deviennent intelligibles, à condition de penser l’événement dans son mouvement : une constellation que les hommes éclairent au fur et à mesure des enjeux du moment. À la manière et différemment de Gilles Deleuze : « l’utopie n’est pas un bon concept, parce que même quand elle s’oppose à l’Histoire, elle s’y réfère et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’histoire et y retombe mais n’en est pas » (2). Cependant, les hommes et les femmes, habités par l’espoir, vivent l’utopie dans une histoire réelle ; ils en sont les acteurs dans une temporalité qui échappe aux interprétations immédiates et dominantes rythmant généralement l’écriture de l’histoire. Ainsi l’utopie est-elle analysée en tant que programme, projet ou doctrine émanant d’esprits plus ou moins rêveurs plus ou moins autoritaires, mais rarement la pensée utopique est vue comme porteur d’espoirs collectifs. Au mieux ces espoirs sont assimilés aux illusions dont les âmes crédules se dotent en s’égarant dans les sentiers détournés de la voie du progrès. La seule utopie qui advienne sur la scène de l’histoire est le totalitarisme dont le libéralisme a salué la défaite en proclamant son triomphe dès 1989, dans ce geste symbolique de l’effondrement du mur de Berlin.
En ce sens le communisme est l’utopie par excellence, car non seulement elle représenterait l’illusion destructrice, mais n’entrerait dans l’histoire qu’à travers sa caricature despotique. Il est alors aisé de décliner l’utopie dans les formes achevées du récit fictionnel où le moindre geste des individus est conçu comme une déclinaison de l’organisation harmonieuse sans nécessité de penser la liberté individuelle devenue inutile au bonheur de la communauté. De Platon à Cabet, de Thomas More à Fourier, de Campanella à Lénine, l’horizon de la doctrine est clos. C’est tout juste si la projection de l’imaginaire individuel peut pratiquer une incise dans ce bel ordonnancement. Dans cette vision totalitaire de l’utopie, l’ordre règne, ici et ailleurs, dans la réalité historique comme dans l’idéal doctrinaire.
Dans cette fonction de l’utopie, les observateurs autorisés ont tout simplement oublié l’inscription dans l’histoire des espoirs d’individus qui s’inspirent, s’approprient ou détournent la doctrine au profit d’une critique radicale du présent dont ils voudraient s’échapper. Les perspectives offertes pour repenser les rapports sociaux sont à la mesure du mal-être des individus. Mise au service de la critique, l’utopie permet non seulement d’inventer un autre monde mais de bouleverser ou de subvertir l’ordre existant. C’est d’ailleurs ainsi que sont vues les utopies de la première moitié du XIXe siècle, particulièrement l’utopie communiste des années 1840. rendue responsables des désordres révolutionnaires. « Ce qu’ils veulent, c’est le partage des terres, la communauté des biens, l’abolition des lois qui gênent l’essor des penchants vicieux. Mais ce sont là des idées chimériques (…). Sans doute elles peuvent servir de prétexte à la violente rupture des liens sociaux, au triomphe de la barbarie sur la civilisation. Quant à l’application de ces doctrines, ce serait la même folie que si l’on essayait d’établir, entre les hommes l’égalité des forces physiques, et de niveler les intelligences ». (3)
En ce sens l’utopie déborde la doctrine et s’apparente davantage à l’hétérotopie. Elle s’écarte du sens de l’histoire, mais en construit le mouvement, en étant le moteur des tensions qui sont, précisément, la marque de fabrique de l’histoire. Penser l’utopie dans l’histoire signifie restituer le lien entre idéal et réel, non de manière statique mais comme forme d’action critique. « Les utopies consolent (…). Les hétérotopies inquiètent (…). Les utopies permettent les fables et les discours ; elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimensions fondamentale de la fabula ; les hétérotopies (…) dessèchent le propos, arrêtent les mots sur eux-mêmes, contestent dès sa racine, toute possibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes et frappent de stérilité le lyrisme des phrases » (4). De ce point de vue, la République démocratique et sociale de 1848, directement issue de la vision des communistes des années 1840, appartient au monde de l’utopie. Hors du genre littéraire qui généralement la définit, l’utopie en mouvement est un acteur essentiel de l’histoire. Elle n’en est pourtant pas le sujet car on lui dénie la capacité de dépasser les limites des mots qui la disent en fonction d’une effectuation toujours pensée à partir de l’événement advenu.

Par définition l’utopie est intempestive, ce qui signifie qu’elle n’a pas sa place dans l’ordre existant, quel qu’il soit, fût-il Bolchevik. C’est pourquoi sa lecture ne peut-être que discontinue. Elle se situe dans un entre deux mondes : l’un qui se défait et l’autre qui se construit dans une conflictualité permanente, telle est la place inconfortable du réel de l’utopie


Michèle Riot-Sarcey
Professeure à Paris VIII




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Notes :


(1Le Principe espérance, trad. de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, 1976. 3 tomes.
(2) Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Editons de Minuit, 1991/2005, p. 106
(3) Rapport de M. Jay, présenté à l’Académie Française, le 20 avril 1841, sur l’ouvrage de Louis Reybaud, Etudes sur les Réformateurs, septième édition 1864, Reprints, Art et Culture, Paris, 1978, p. 14
(4) Michel Foucault, Les Mots et les Choses, préface, Paris, Gallimard, 1969, p. 9

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