Le Manifeste du CVUH

lundi 24 novembre 2008

La poupée russe de l’histoire de France, où lorsque les historiens inventent un Napoléon toujours plus petit que le précédent par Pierre Serna

D’habitude c’est debout dans le métro. Heureusement, en fin de semaine, c’est assis que Le Monde peut être lu… . Ainsi donc, « Le Grand entretien », entre Pierre Milza, auteur d’une biographie de l’empereur Napoléon III et Arnaud Leparmentier, le journaliste du grand quotidien. Une petite anthologie à placer entre les mains de toutes les personnes intéressées par les objectifs intellectuels du CVUH. Un vrai petit manuel en une page de manipulation historique à usage exclusif du présent.
Si l’on n’avait pas compris à quel point le président après son élection, ressemblait à Bonaparte juste après le coup d’Etat, dans sa volonté de réformer, de changer, de sécuriser, de livrer la France aux notables, désormais on va devoir intégrer, en réalité combien il ressemblait plutôt au neveu, à Napoléon III, celui que Hugo décrit sous la forme d’un « petit Napoléon ».
Tout l’article serait à citer comme procédé de reconstruction, non téléologique, mais selon un nouveau procédé de merchandising plutôt étonnant et que l’on pourrait nommer « la comparaison par force » du passé avec la présent.
Mais lisons quelques passages et pour commencer, car un entretien se construit à deux, la question introductive : « La mémoire collective diabolise Napoléon III, alors qu’il est considéré comme une modernisateur de la France. En est-il de même pour Nicolas Sarkozy, qui voulait incarner la rupture mais a été perçu dés ses débuts comme un président bling-bling ? ». Sous la patine vaguement provocatrice, qu’on ne s’y méprenne pas, il y a une pure reconstruction de la perception du premier cité qui va servir à la réhabilitation au fond du second mentionné.
En effet, que l’on nous dise où est, et ce qu’est la mémoire collective ? avez-vous entendu quelqu’un où que vous soyez ces dernières années DIABOLISER Napoléon III ? Personnellement, mais je ne dois pas fréquenter des gens très cultivés, personne autour de moi n’a critiqué Napoléon III. J’avais cru au contraire que depuis bien des années une tentative efficace, tenace, ciblée, répétée, multiple, avait au contraire réhabilité fortement le personnage, et cela par les plus grandes instances républicaines, voire le n° 2 de la République, en son temps. Victimisez, victimisez, il en restera toujours quelque chose de la méchante histoire républicaine qui voulut mettre au pilori l’homme du coup d’Etat du 2 décembre…
Le procédé est intéressant qui consiste à affirmer une contre-vérité pour mieux la démonter par la suite. La posture est donnée pour l’ensemble de la page. Il s’agit au fond, de hisser le président actuel au niveau du passé. C’est là qu’est la vigilance nécessaire. Ce n’est pas tant sur la transformation des faits que porte l’étonnement du lecteur avisé, Pierre Milza est, à n’en pas douter, un excellent connaisseur des événements qui jalonnent la vie de Napoléon III, mais dans la volonté de faire du présent l’égal d’un passé réhabilité, en une confusion temporelle qui brouille toute forme de construction de temporalité séquencée.
L’entretien se poursuit sur les trois ressemblances entre les deux hommes : « Hyperactivisme, industrialisme, populisme ! » (sic !!).
Au fond, Pierre Milza est trop intelligent pour se prêter au jeu de façon aussi simpliste, car toute sa rhétorique à bien le lire, démonte au fur et à mesure ce qui est annoncé : l’historien sait bien que ces trois points de ressemblance sont fort critiquables. Il le dit entre les lignes, mais tant pis, le mal de la simplification à outrance est fait, et le lecteur, qui n’est pas forcément un historien professionnel, retiendra ses trois points de convergence. Hyperactivisme ! oh ! quel point de ressemblance ! On n’avait pas perçu que les présidents précédents étaient des rêveurs vaguement velléitaires, un peu désinvoltes… « industrialiste » ? On n’avait encore moins remarqué la volonté du président à défendre un processus d’industrialisation visant à enrayer de façon fort efficace délocalisations et fermetures d’usines, au-delà des prises de position quasi officielles pour ne pas paraître trop en décalage avec l’opinion. Populiste ? Pierre Milza n’a pas trop de mal à démonter de l’intérieur la question, quoique… Le problème est biaisé, car lorsque le président actuel fait porter un effort consenti par tous les citoyens sur les plus démunis, l’empereur visait à améliorer non le statut des plus faibles, mais à dégager dans la classe ouvrière une élite du travail, une aristocratie des mains. Le procédé est complètement différent. Finalement, Pierre Milza remarque bien que leur politique est complètement diverse avec une volonté d’affrontement systématique de la part du président actuel contre les syndicats et la gauche, politique plus nuancée, paradoxalement de la part de l’Empereur. Encore ne faudrait-il pas exagérer le gauchisme du neveu impérial et ne pas tordre le bâton de l’histoire d’un autre côté, en faisant croire que « celui qui invente le droit de grève en France c’est Napoléon III ». Hélas 1864 est avant 1884, et que l’on nous explique l’utilité d’un droit de grève sans celui de réunion, sous la forme des syndicats, voté en 1884. En terme d’invention il n’a pas fallu attendre 1864 pour que certains cessent le travail afin d’améliorer leur sort. Le fait existe bien avant la révolution, mais la période 1789-1791 va le reposer avec une acuité toute nouvelle, puisque les Constituants sont sommés de mettre en adéquation les droits de l’homme avec les droits sociaux. Steven Kaplan a récemment montré l’importance des tensions dans le Paris du début de l’année 1791 et le bras de fer qui va se jouer entre ouvrier et patrons qui aboutira finalement aux lois d’Allarde et Le Chapelier interdisant le droit de réunion et de grève. Napoléon III n’a rien inventé. Il a rétabli un droit de grève, conquis dans les faits, qui avait été transformé en non-droit de grève par la première assemblée révolutionnaire, Il y a une nuance importante car elle dit bien la posture d’une historiographie, qui attribue toujours aux grands hommes la bonne marche de la société et ses avancées, comme si le paysage mental des tensions et des luttes engagées ne comptaient pas.
Les trois dernières questions de plus en plus faibles, sur la politique extérieure (finalement les deux hommes n’ont pas de point commun), sur leurs épouses (l’un s’est marié avec une espagnole, l’autre avec une italienne, le saviez vous ?) et sur la fête (les deux aiment le luxe, on ne l’avait pas remarqué), montrent et c’est fort savoureux, un Pierre Milza de plus en plus gêné manifestement et chaque fois soulignant, de fait et en fait, toutes les différences entre les deux personnages, au fond rendus à leur particularité historique, ce qui les rend encore plus intéressants tous deux à étudier pour eux-mêmes. Mais qui aura perçu cette ruse de Pierre Milza se tirant comme il le pouvait de ce jeu infantilisant des 3… ressemblances ?
Au fond, ce n’est pas tant la réhabilitation de Napoléon III qui est dérangeante, quoiqu’elle soit construite toujours selon le même modèle : « je vais vous raconter l’histoire d’un homme que personne n’aime et qui a fait beaucoup de bien à la France… ». Ce n’est pas tant la volonté de trouver des figures tutélaires positives et historiques au président actuel, « à chacun… ses idées » dit-on dans le sud de la France…
Non, ce qui est dérangeant c’est la régression historiographique induite non plus par la seule illusion biographique mais désormais de façon quasi systématique par ce que j’appellerais la double illusion biographique. Par de là les mises en garde de Pierre Bourdieu, on a l’impression que, désormais, l’illusion de la reconstruction d’un parcours existentiel ne se joue pas du personnage historique au biographé lui-même mais de celui dont on écrit le récit de vie à un Autre, forcément dans le présent, comme si une vie en annonçait une autre. Effet pervers du service après vente éditorial : « à qui ressemble dans l’actualité votre personnage, vous savez c’est pour le dossier de presse ? » ou bien régression grave des historiens, incapables de concevoir un matérialisme temporel, libéré de toute effet de prédiction, d’ « astrologisme » masqué où le passé annoncerait le futur, caché sous un vernis scientifique bien-sûr ? La question demeure.
Les historiens qui s’intéressent aux destins des personnes en histoire, qui s’intéressent aux manières historiques d’écrire des biographies doivent penser sérieusement cette forme néfaste de la double illusion biographique, une des causes du discrédit profond et mérité de la science historique ainsi galvaudée dans les médias. Comme cet entretien à propos d’une pseudo ressemblance entre Napoléon III et Nicolas Sarkozy le prouve.


Pierre Serna
Professeur paris I , directeur de l’Institut d’Histoire de la révolution française

samedi 8 novembre 2008

Les historiens n’ont pas le monopole de la mémoire par Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel


[Texte paru dans l’édition du Monde du 7 novembre 2008]
Un débat ouvert dans Le Monde par les articles de Pierre Nora et Christiane Taubira (les 10 et 16 octobre) ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques, car il divise aussi les historiens. Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le "rôle positif" de la colonisation, mais nous n’avons pas signé la pétition "Liberté pour l’Histoire" publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la "loi Gayssot" (pénalisant les propos contestant l’existence des crimes contre l’humanité), la "loi Taubira" (reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que "crimes contre l’humanité") et la loi portant sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu’un texte faisant l’apologie de la colonisation, et cela au nom de la "liberté de l’historien".
Nous l’acceptions d’autant moins que cet appel ne posait pas dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l’histoire, laissant notamment de côté d’autres "lois mémorielles" comme celle de 1999 substituant l’expression "guerre d’Algérie" à "opérations en Afrique du Nord". L’appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition "Liberté pour l’Histoire" n’aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l’Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu’affirme ce texte, nous ne pensons pas qu’il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens.
Cet appel se trompe de cible quand il présente la décision-cadre adoptée le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice de l’Union européenne comme un risque de "censure intellectuelle"qui réclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux Etats qui ne l’ont pas déjà fait de punir l’incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes donné, de réprimer l’apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l’opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l’Histoire. Pour la Cour européenne"la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression". La décision-cadre précise qu’elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment ses articles 10 et 11, et n’amène pas les Etats à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d’expression.
LES "REPENTANTS"
En agitant le spectre d’une "victimisation généralisée du passé", l’appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé. Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les "Repentants", qui seraient obsédés par la"mise en accusation et la disqualification radicale de la France". L’Histoire, nous dit-on, ne doit pas s’écrire sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu’elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n’est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l’histoire savante et de l’absence d’une parole publique sur les pages troubles du passé.
Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définir la vérité historique. Mais les élus de la nation et, au-delà, l’ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l’autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n’est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées qui font retour dans son présent.

En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens - heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation - et celle reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s’agit pas de revenir.


Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel sont historiens et membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH).

La Grande Guerre aujourd’hui. 14-18 dans le monde social Samedi 8 novembre 2008, Paris Sorbonne


La Grande Guerre aujourd’hui.14-18 dans le monde social
Rencontres, Samedi 8 novembre 2008
Amphithéâtre Turgot, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
17 rue de la Sorbonne, Paris, 9 h 30 - 18 h 30
Entrée libre dans la mesure des places disponibles
La Grande Guerre ne cesse de nourrir notre présent. Artistes, romanciers, cinéastes la mettent en scène, amateurs et passionnés entretiennent les sites du conflit ou recherchent les traces de leur ancêtre dans les tranchées et les expéditions. Les gouvernements ne manquent pas une occasion de célébrer la bataille de Verdun voire les soldats fusillés.
Comment comprendre cette force des mémoires de 14-18 dans la société française ? Comment la Première Guerre mondiale parle-t-elle au présent ?
Pour saisir ces enjeux historiens, artistes, journalistes et « praticiens » de la Grande Guerre exposent, dans cette journée, ouverte à la discussion, leurs approches contemporaines de la « der des ders ».
I) ENJEUX ET DÉBATS
Présidence de séance : François Cochet, Université de Metz
9 h 30 -13 h 00

Ouverture par Frédéric Rousseau, Président du Crid 14-18

- Faut-il encore des témoignages combattants ? Chercher, publier, comprendre les récits des témoins de 14/18, Rémy Cazals, Université de Toulouse-Le Mirail


- La Grande Guerre vue des sciences sociales, Nicolas Mariot, CNRS

- La Grande Guerre sur internet, André Loez, Crid 14-18-Université de Montpellier III
- Cérémonies d’aujourd’hui ? Les obsèques du dernier poilu, Nicolas Offenstadt, Université de Paris-I ; Réhabiliter les fusillés ? par André Bach, général E.R., Crid 14-18


- La place de la Grande Guerre dans l’école en France, Benoît Falaize, Chercheur à l’Institut National de la Recherche pédagogique

- « Couvrir » la Grande Guerre au quotidien, Benoît Hopquin, journaliste au Monde,
12 -13 h Discussion

II) LES LIEUX DE LA GRANDE GUERRE, 14 H -18 h 30 

Présidence : Christian Chevandier, Université de Paris I

-  Grande Guerre et muséographie ou Comment faire un musée sur la Grande Guerre aujourd’hui. Le cas du centre Marne 14/18, Philippe Olivera, Crid 14-18

- Filmer la Grande Guerre, Gabriel Le Bomin, cinéaste, auteur des Fragments d’Antonin

- La Grande Guerre comme fiction, Didier Daeninckx, écrivain, auteur notamment de Le der des Ders et Varlot soldat


- La Grande Guerre dans le Rock et la Pop française aujourd’hui, Nicolas Offenstadt
- 15 h 20 pause

- Ce que l’art peut dire de la Grande Guerre, Christian Lapie, sculpteur, auteur de Constellation de la Douleur en hommage aux Tirailleurs sénégalais

- Créer des lieux. Le Patrimoine 14/18 dans les Vosges, usages d’aujourd’hui, Yann Prouillet, Crid 14-18


- Que faire de Verdun au XXIe siècle ? Serge Barcellini, contrôleur général des armées, chargé de Mission pour Verdun par le Conseil général de la Meuse
- 17 h Discussion générale
17 h 45 : Conclusions de la journée : 

- Elise Julien, Institut d’Etudes Politiques de Lille : La Grande Guerre aujourd’hui dans le monde social : qu’en est-il en Allemagne ?

- Jean Birnbaum, Le Monde : La Grande Guerre dans le contemporain

jeudi 23 octobre 2008

La famine de 1933 en Ukraine : du tabou au totem par Eric Aunoble


L’affirmation officielle d’une « histoire et de valeurs communes » entre l’Ukraine et l’Union européenne en a choqué certains qui rappelaient les pages noires du collaborationnisme ukrainien pendant la seconde guerre mondiale (1). Presque vingt ans après l’éclatement de l’URSS, la question de la mémoire et de l’histoire reste problématique à l’est de l’Europe. La tragédie de la famine de 1933 est exemplaire à ce titre, tant elle a été objet d’occultation et en même temps de sur-interprétation.

Un tabou stalinien...

Aujourd’hui, on estime que les suites de la collectivisation forcée ont coûté de 2,2 à 7 millions de vies humaines à l’Ukraine en 1932-1933. S’il s’agit indéniablement d’une catastrophe humanitaire de premier plan, des divergences persistent sur son périmètre : doit-on compter outre les morts de faim, ceux de maladie, voire ajouter le déficit des naissances ? Concernant les outils statistiques à utiliser, on se demande également de combien il faut « corriger » les données soviétiques officielles.
En effet, jusqu’à sa reconnaissance par le PC Ukrainien le 7 novembre 1987, la famine a constitué un tabou en URSS. Non seulement la presse n’en disait rien, mais les archives se taisaient aussi largement. Les responsables politiques ou administratifs locaux n’osaient souvent pas consigner la mort de leurs concitoyens et ses causes tant ils craignaient par là-même d’apparaître comme des critiques de Staline. Dans les documents des soviets, il est plus facile de compter la mortalité des chevaux ou des cochons que celle des hommes...
Bien gardé, le secret n’était pourtant pas absolu. Les journaux soviétiques relataient la condamnation de cuisiniers-saboteurs et de dissimulateurs de grain ; ils donnaient des conseils aux possesseurs de potager pour combler les « difficultés d’approvisionnement ». La presse laissait sourdre une véritable psychose de la nourriture, qu’on retrouve à l’identique dans les archives des pouvoirs locaux.

... finalement brisé

À l’étranger, l’omerta stalinienne était relayée par les partis communistes, mais aussi par des compagnons de route prestigieux et des démocrates insoupçonnables comme Édouard Herriot qui déclara à son retour d’URSS : « Lorsqu’on soutient que l’Ukraine est dévastée par la famine, je hausse les épaules » (Le Matin, 18/09/1933). Le black out était aussi favorisé par un contexte de crise en Occident, crise dont l’URSS était immune.
La faible voix des opposants à Staline (Bulletin de l’Opposition trotskiste, Messager socialistemenchevique) s’inscrivit en faux. Surtout, la grande presse fut alertée par les nationalistes ukrainiens en exil. Plusieurs articles parurent, se fondant sur des récits de témoins : réfugiés, voyageurs d’occasion ou émigrés économiques en visite dans leur famille.
Les derniers doutes sont levés avec la perestroïka. Les historiens convoqués pour disculper le Parti ouvrent la brèche de la communication des archives. Le contrôle politique se relâche et disparaît et la connaissance de la famine est étayée par la publication de recueils de sources. Les archives des hauts dirigeants et de la police politique n’avaient guère de fausse pudeur : elles consignaient la révolte, le désespoir et la mort des paysans.

Une volonté génocidaire ?

Entre 1933 et 1987, le silence n’avait régné qu’à l’est. En Occident et particulièrement en Amérique du Nord, la diaspora ukrainienne, essentiellement économique et pré-révolutionnaire, était constituée en communauté, avec sa presse et ses associations. Elle devint la caisse de résonance des émigrés politiques qui lui donnaient la trame d’un récit national. L’expression de « Renaissance fusillée », qualifiant à l’origine les écrivains de la génération révolutionnaire, exprime la trajectoire de l’Ukraine au XXe siècle : la nation, qui déclara son indépendance en 1918 et dont la culture se développait dans les années vingt, avait été brisée dans son élan pendant la décennie suivante.
Il n’était pas suffisant de constater que le régime stalinien avait tout broyé sur son passage, paysans et ouvriers, non-communistes et membres du Parti, Ukrainiens et Russes. Les malheurs et la répression qui s’abattirent dans les années trente devaient revêtir un caractère intentionnel et ciblé pour donner à l’Ukraine la légitimité d’une nation à part, fût-elle martyre. Cette stratégie est favorisée par la guerre froide et son renouveau sous Ronald Reagan.
En 1983, cinquante après, les organisations ukrainiennes lancent une vaste campagne d’opinion qui emploie deux termes fortement évocateurs. La famine est qualifiée d’ « Holocauste » et de « génocide » (2). Le parallèle avec l’extermination des Juifs par les Nazis est conscient. Il s’agit de provoquer le même choc mémoriel que celui qui s’est opéré depuis peu autour de la Shoah. Le dissident Leonid Pliouchtch écrit par antiphrase : « Il est déjà tellement odieux de parler des 6 000 0000 de Juifs. Pourquoi salir la conscience européenne, déjà souillée, d’une nouvelle tache sanglante de 6 000 000 de morts ? » (3)
L’initiative est un succès. En France, elle est parrainée par André Glucksmann et Alain Besançon. Aux États-Unis, le Congrès crée une commission d’enquête historique. Au terme des auditions, celle-ci se fonde sur l’ « universalité des droits humains et de la souffrance humaine » pour conclure que la famine, sciemment provoquée, visait les Ukrainiens en tant qu’ethnie. Cette victoire stratégique (qui ne sera d’ailleurs pas confirmée par des congrès plus scientifiques rassemblant historiens ou juristes) change la nature de la comparaison avec la Shoah : on ne peut pas parler de révisionnisme, mais sûrement de relativisme (4) .

« Lacrymogénèse » d’une nation

Après 1991, l’Ukraine devenue indépendante se cherche une légitimité. La référence à un passé commun d’oppression par le grand frère soviétique en fournit une, recyclant à la fois le sentiment antirusse du nationalisme ukrainien traditionnel et l’anticommunisme des mouvements anti-soviétiques. Les « nationaux-démocrates » (souvent d’anciens dissidents) aident les nouveaux dirigeants (tous d’anciens nomenklaturistes) à poser la famine comme totem de la nation et de l’État nouveau. On parle désormais de « Holodomor », c’est à dire « massacre par la faim » et non de simple famine (holod).
Avant le second tour de l’élection présidentielle de 1999, qui oppose un candidat communiste au président sortant Leonid Koutchma, les images de la famine envahissent les écrans de télévision. Le message est clair : pour éviter le retour du totalitarisme, il faut voter Koutchma. Message clair mais absurde car Koutchma avait été un apparatchik autrement plus haut placé que son concurrent ; de plus, les communistes ukrainiens ne voulaient ni ne pouvaient ressusciter Staline. Mais le message est efficace : les reports de voix font défaut au communiste et l’avance de Koutchma est consolidée.
De la présidence Koutchma au régime « orange », il y a continuité et renforcement de la politique étatique de valorisation du holodomor : initiative à l’ONU pour faire reconnaître internationalement la famine (2003), vote en Ukraine d’une loi portant le caractère génocidaire et condamnant sa négation (2006)... En 2008, les archives régionales reçoivent l’ordre de présenter partout des expositions au public pour le 75e anniversaire.
Cette dernière initiative a été réalisée selon les meilleures traditions soviétiques : les régions qui ne faisaient pas partie de l’URSS à l’époque ont dû obtempérer (5)... À Kharkiv, un dépôt a été créé spécialement pour que les chercheurs puissent travailler sur ce thème. Il ne recèle que des extraits d’état civil qui ne permettent aucune étude en profondeur, de l’aveu même des archivistes. Au moins ces derniers travaillent-ils maintenant dans un cadre agréable et rénové, ce qui n’est pas le cas de leurs collègues des autres réserves.

* * *

Fonder l’identité ukrainienne sur un martyr, dans une « lacrymogénèse » selon l’expression de l’historien américain Mark von Hagen, montre l’absence de valeurs positives qui pourraient rassembler la population et les « élites ». Cela permet sans doute de conjurer politiquement la menace russe et le danger rouge. Mais c’est au prix de l’exacerbation d’un nationalisme qui dénie aux autres le statut de victime qu’il s’arroge. La famine de 1933 en URSS n’avait pas touché que l’Ukraine et les Ukrainiens, mais les habitants de toutes les régions à blé : Volga, Kouban, Kazakhstan... De plus, en arguant du caractère intentionnel et planifié de la famine, on renonce à comprendre le système stalinien dans sa « complication », selon l’expression de Claude Lefort. Enfin, relativiser le sort des Juifs est dangereux dans un pays où l’antisémitisme s’exprime fortement dans l’espace public alors que la Shoah n’avait pas été reconnue avant 1991, ni assumée depuis.



Éric AUNOBLE, docteur de l’EHESS, auteur de « Le communisme tout de suite ! », le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Les Nuits rouges, Paris, 2008 



Pistes bibliographiques


Georges Sokoloff, « La guerre paysanne de Joseph Staline », in 1933, l’année noire : Témoignages sur la famine en Ukraine, Paris : Albin Michel « Histoire à deux voix », 2000.
France Meslé et Jacques Vallin (dir.), Mortalité et causes de décès en Ukraine au XXe siècle, Cahiers de l’INED, 2003.
France Meslé, Gilles Pison et Jacques Vallin, « France-Ukraine : des jumeaux démographiques que l’histoire a séparés », Population et sociétés, n°413, Juin 2005 surwww.ined.fr/fichier/t_publication/47/publi_pdf1_pop.et.soc.francais.413.pdf
Arcadie Joukovsky, « Echos de la famine de 1932-1933 en Ukraine en France et dans les pays francophones » in La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine soviétique : 50ème anniversaire, 1983 (déjà cité).
Johan Öhman, “From Famine to Forgotten Holocaust : The 1932-1933 Famine in Ukrianian Historical Cultures” in Klas-Göran Karlsson and Ulf Zander, eds., Echoes of the Holocaust : Historical Cultures in Contemporary Europe, Lund : Nordic Academic Press, 2003.
Georgiy Kasianov, “Revisiting the Great famine of 1932-1933, Politics of Memory and Public Consciousness (Ukraine after 1991)” in Michal Kopecek (dir.) Past in the making : historical revisionism in Central Europe after 1989, Budapest-NY : Central European UP, 2008.
Sur la reconnaissance juridique de la famine : 




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Notes :


(1Cf. dans Le Monde : Michaël Prazan, « L’Ukraine, « pays européen » ? Pas évident », le 16/09/2008 ; Yuriy Kochubey (ambassadeur d’Ukraine en France), « Ne cédez pas à la propagande de Moscou ! », le 01/10/2008.
(2) Wasyl Hryshko, The Ukrainian Holocaust of 1933, Toronto : Bahriany foundation, 1983. Comité Central des Organisations Ukrainiennes en France, La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine soviétique : 50ème anniversaire, Paris : s.n., 1983.
(3) Leonid Pliouchtch, « Lettre ouverte », in L’inHumanité, tract, s.l. : s.d. (c. déc. 1983).
(4) Stéphane Courtois écrit dans le Livre noir du communisme (1997) : « La mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien délibérément acculé à la famine par le régime stalinien "vaut" la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie ». Cf. égalementhttp://www.ukrainiangenocide.com/75th_Exhibit_Page_29.html . Voir la réaction de Benoît Rayski,L’enfant juif et l’enfant ukrainien, Réflexions sur un blasphème, Éd. de l’Aube ; 2001.
(5) Cf. l’exposition à Lviv : http://www.archive.lviv.ua/materials/exhibitions/gertvy-golodomory/. La région de Lviv appartenait à la Pologne jusqu’en 1939-1945.

lundi 20 octobre 2008

Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy par Catherine Coquery-Vidrovitch

Le 26 juillet 2007 à Dakar, le président de la République Nicolas Sarkozy à Dakar Président assénait « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire... Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. »

On saura plus tard que le discours avait été rédigé par Henri Guaino la plume du président de la République.
A cela quoi de mieux qu’une riposte argumentée ?
L’historienne Adama Ba Konaré a relevé le défi en lançant en septembre 2007, un appel à ses collègues pour une réponse dépassionnée. Le résultat est à la hauteur de la polémique créée par les propos du Président de la République : Une mobilisation exceptionnelle, 25 contributions de spécialistes africains et européens.

Ils abordent chacun un pan d’une histoire riche, complexe et trop souvent méconnue.

Une véritable leçon d’histoire pour répondre au président Sarkozy, mais également pour éclairer son entourage et plus largement le grand public ceci afin de changer le regard sur l’Afrique.


Catherine Coquery-Vidrovitch (professeur émérite de l’Afrique à l’Université de Paris 7)

vendredi 17 octobre 2008

Journée d’étude pour les enseignants Enseignement et transmission. Mémoires et histoire de la colonisation en général et des Harkis en particulier 25 octobre - Hôtel de ville de Paris


Organisée par l’Association Harkis et Droits de l’Homme
Programme :
9H – 13 H
$ « Présentation de la journée : les enjeux de l’inscription scolaire de l’histoire des harkis » par Benoit FALAIZE, chargé d’études et de recherche à l’I.N.R.P. - Institut national de recherche pédagogique
$ « Les Algériens et l’armée française à l’époque coloniale » par Gilbert MEYNIER, historien, professeur émérite Université de Nancy 2.
$ « Les supplétifs dans la guerre d’Algérie et ses suites : historiographie et enjeux mémoriels » par Gilles MANCERON, historien.
$ « La place des harkis dans les manuels d’histoire du secondaire (1962-1990) », par FrançoiseLANTHEAUME, université de Lyon, UMR Education & politiques (Lyon 2 - INRP)
$ « La place des harkis dans l’enseignement aujourd’hui » par Pascal MÉRIAUX (INRP).
$ « L’abandon des harkis par la France et leur perception par l’opinion : des questions en débat », table ronde animée par Gilles MANCERON et Benoit FALAIZE (INRP) avec Neil MACMASTER, maître de conférences honoraire à l’École d’études politiques, sociales et internationales de l’université d’East Anglia (Norwich), Guy PERVILLIE, historien, université de Toulouse Le Mirail et Abderrahmane MOUMEN, historien, chercheur associé au Centre de recherches historiques sur les sociétés méditerranéennes (CRHISM), université de Perpignan
14 H – 18 H
$ « Comment travailler l’histoire et la mémoire des harkis avec les élèves d’un pays en marge de la guerre d’Algérie comme la Suisse » par Charles HEIMBERG, historien et didacticien, université de Genève.
$ « Sur la production littéraire des descendants de harkis » Giulia FABBIANO
$ « La transmission scolaire en question » table ronde animée par Benoit FALAIZE (INRP) avec Claire PODETTI, professeure d’histoire, Malika OUADI, professeure de Lettres et FatimaBESNACI-LANCOU : «  Entreprendre l’histoire des harkis au collège ; la place du témoignage à l’école » avec Marianne PETIT, directrice du Musée Mémorial du camp de Rivesaltes : « Quelle offre pédagogique pour ce lieu de mémoire ? ».
$ « Les amandiers de l’Histoire », film de Jaco BIDERMANN - 52mn : analyse par BorisCYRULNIK, psychiatre et écrivain.
$ « Conclusions » par Philippe JOUTARD, historien, ancien recteur, président du comité pédagogique de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration.
Un dossier pédagogique sera remis aux enseignants - livres, lexique, carte des camps.
Sur réservation uniquement : AHDH@gmail.com ou 06 62 74 91 88

Association Harkis et Droits de l’Homme - Maison des Associations - boîte 5, 60 rue St-André des Arts - 75006 PARIS 
- 06 68 00 61 34 - association AHDH@gmail.com - www.harki.net

mercredi 15 octobre 2008

Réforme du lycée : l’histoire et la mémoire en option ? Par le CVUH

Le Journal du dimanche du 5 octobre 2008 a annoncé une inquiétante nouvelle : dans la réforme prévue du lycée, et coordonnée par le Recteur Gaudemar, l’histoire-géographie disparaîtrait du tronc commun des programmes de Première et en Terminale. En sommes-nous aujourd’hui au stade de la simple rumeur ou de l’effet d’annonce quasi officiel ? Quelle que soit la réponse, cette idée est à prendre au sérieux, notamment dans le contexte général d’une particulière sensibilité de l’opinion publique aux questions d’enseignement, et face à cette multiplication d’usages publics de l’histoire qui saturent les débats sociaux et politiques. Que l’on songe seulement à la campagne électorale de Nicolas Sarkozy et à ses références quasi compulsives à l’histoire de France ; au futur musée d’histoire de France qui se profile aux Invalides ; aux différentes pratiques gouvernementales qui instrumentalisent le passé comme lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées.

Peut-être serait-ce dans le contexte plus précis d’une modification en profondeur de la formation des enseignants que l’on pourrait chercher des clés d’analyse de cette annonce. Que l’on se souvienne...
Dans un premier temps, les IUFM sont déclarés supprimés. Dans un second temps s’ouvre une curieuse période où l’on voit des universités chargées à la hâte d’inventer des formations pour des concours qui ne sont pas encore définis. Dans un troisième temps, on « découvre » que la soi-disant disparition des IUFM (en fait intégrés dans les Universités) a masqué la disparition de stages de formation comme le rappelait Antoine Prost dans le « Libération des historiens ».
Instruits de cette expérience, nous savons donc que cette annonce est le prélude à des réformes de grande envergure. Pour l’instant nous dit-on, rien n’est encore décidé, mais la vigilance est de mise : les enseignant(e)s ne peuvent rester coi(te)s devant les pauvres ruses éventées de la communication. Que l’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas ici d’une réaction corporatiste de défense de la discipline comme si le statu quo ne posait aucun problème. Nous insérons d’abord notre protestation dans une critique d’ensemble des méthodes du Ministre : décisions à la hussarde, absence de réflexion sur les objectifs de l’éducation publique dans la réalité complexe de la société d’aujourd’hui, incohérence d’une « réforme » du lycée après celle de l’école en laissant de côté le maillon le plus sensible et le plus essentiel, le collège.
Certes, l’histoire n’est pas une explication naïve du présent. Mais l’acquisition d’une conscience historique participe de la mission essentielle de l’école, celle de la préparation à la responsabilité à assumer dans la société de demain. Installer les adolescents dans l’ignorance du passé et de ses enjeux, c’est enfreindre l’acquisition de capacités critiques et les condamner à terme à une sérieuse atrophie de leur conscience politique. En effet, si l’enseignement de l’histoire devient optionnel, on interdit à certains élèves tout accès à la connaissance d’une histoire toujours à découvrir et dont l’interprétation ne cesse d’être revisitée. L’appréhension du passé permet à tout individu d’être en capacité de se situer dans le présent, de devenir un acteur de l’avenir. Si on laisse s’installer les confusions, les brouillages entre passé et présent, alors les discours politiques pourront, sans contrôle, user et mésuser de l’histoire. Le passé sera mis au service des discours de vérité, et le débat démocratique qui repose sur la mobilisation d’outils critiques se verra réduit à de simples joutes d’opinions, en apparence contradictoires, en réalité stériles et purement consensuelles. L’histoire n’est pas simplement une discipline, elle aide à saisir les impasses dans lesquelles nous sommes plongées. Que l’on songe à la crise financière actuelle, comment la comprendre désormais sans remonter à la genèse du capitalisme ? Autre exemple, comment rendre intelligible une formule aussi chargée de sens telle que “la démocratie participative” sans l’inscrire dans le temps ? Devrons-nous nous contenter des déclarations de quelques candidat(e)s , en quête de notoriété ?

Quel que soit le stade de la réforme annoncée, et sans défendre forcément les filières traditionnelles, nous demandons donc que la question de la mémoire collective, celle du poids du passé et notamment des héritages du 20ème siècle sur les problèmes d’aujourd’hui figurent explicitement dans le cahier des charges de l’éducation de tous les adolescents français du 21è siècle.



Que voulons-nous pour nos enfants ? La question est large, et l’enjeu est très lourd car l’enseignement de l’histoire concerne autant les enseignants et les chercheurs, que l’ensemble des citoyens. Ne prêtons pas le flanc à la lancinante critique de n’être que des « lobbies disciplinaires », mais exprimons la volonté de faire exister et perdurer dans ce pays une intelligence collective.


Par le CVUH

Le « 9-3 » de Yamina Benguigui : un usage falsifié de l’histoire Par Emmanuel Bellanger, Alain Faure, Annie Fourcaut et Natacha Lillo



[Le CVUH a initialement publié ici même un article d’Alain Faure sur le documentaire de Yamina Benguigui. Alain Faure nous a recommandé de changer son texte initial pour celui qu’il a fait paraître avec trois autres historiens sur le site de Médiapart, "mieux argumenté et plus complet". C’est ce texte qui figure désormais ci-dessous.]


9-3, Mémoire d’un territoire, le film de Yamina Benguigui a bénéficié d’une couverture médiatique exceptionnelle. Présenté comme le documentaire historique que la Seine-Saint-Denis attendait, il a été célébré par toute la presse comme une œuvre salutaire. La Seine-Saint-Denis — qui n’existe que depuis 1964 —, n’aurait été qu’une terre de misère et de désenchantement, une terre toujours « sacrifiée », « abandonnée », aujourd’hui « sans issue ».
L’orchestration musicale et les images en boucle des émeutes de 2005 donnent au film un ton mélodramatique qui offre une vision du passé reconstruite de façon partisane. Alors que ce film prétend rendre hommage aux femmes et aux hommes qui y ont vécu et y vivent, il les enferme dans les pires poncifs sur la peur des faubourgs. Depuis la monarchie de Juillet, l’exclusion frapperait ce territoire ! Qu’on permette à des historiens, censurés par l’auteure lorsque leur témoignage n’allait pas dans le sens voulu, de redresser un certain nombre d’erreurs, voire d’énormités historiques, contenues dans ce film.
Non, les usines et les ateliers n’ont jamais été expulsés de Paris. Pour cette simple raison d’abord qu’il n’existait pas au 19e siècle de réglementation générale qui aurait pu fonder un tel transfert. Les patrons qui sont partis aux marges de l’agglomération pour installer des établissements fonctionnant à l’aide d’une main d’œuvre déqualifiée et sacrifiée l’ont fait volontairement, et surtout ce mouvement n’a pas été présenté par l’historien interrogé comme le moteur de tout le développement industriel. C’est l’habileté du montage qui lui fait dire cela.
Les usines ne sont pas parties de Paris pour cette simple raison aussi qu’elles y sont restées. La capitale demeure, jusqu’au milieu du XXe siècle, une grande ville industrielle, avec, entre autres, de grandes unités de production, tout aussi polluantes que celles de Saint-Denis. N’importe quel Parisien ou Parisienne âgé et né dans un arrondissement à deux chiffres — sauf le XVIe et le XVIIe, et encore ! — vous dira que son enfance a baigné dans les fumées et les odeurs industrielles. Un exemple entre cent : jusqu’à l’exposition de 1937, une grande gare à charbons subsiste, quai d’Orsay, quasiment au pied de la tour Eiffel, pour l’approvisionnement des usines installées dans le XVe arrondissement. En 1906, la capitale compte 550 000 emplois dans l’industrie, la banlieue, en son ensemble, à peine 190 000.

En effet, les communes industrielles du futur 93 eurent de nombreuses sœurs en banlieue proche, et notamment à l’ouest. La ligne des Moulineaux — le tramway T2 aujourd’hui — a été prolongée jusqu’à Puteaux dans les années 1870 pour amener le charbon aux nombreuses usines installées dans les parages. L’histoire détaillée des beaux quartiers de Paris est aussi pleine de surprises : les propriétaires de la plaine Monceau ont eu à subir la présence d’une usine à gaz installée boulevard de Courcelles jusqu’en 1891 ; sur l’emplacement actuel de la maison de la Radio, l’usine à gaz de Passy, elle, fonctionna jusqu’en 1926. Les Ternes, dans le XVIIe, furent longtemps un quartier spécialisé dans la carrosserie et la construction des voitures à chevaux : l’industrie automobile s’est développée dans la banlieue ouest en continuité géographique avec cette industrie parisienne. Bref, le rôle des vents dominants, qui expliquerait ce soi disant monopole de l’est ou du nord-est pour l’industrie émettrice de fumée, est une idée fausse : pourquoi aurait-on cherché à préserver une zone d’un fléau qu’elle subissait déjà ?
Mais à qui veut-on faire croire que la misère ouvrière et l’exploitation des migrants ont été l’apanage de ces communes ? Les Bretons par exemple étaient nombreux à Saint-Denis, mais ils étaient plus nombreux encore à trimer dans les usines et les chantiers de Paris. Et les domestiques, ces demi esclaves au service des ménages parisiens ? Les raisons de l’installation dans le futur 93 de nombreuses vagues d’immigration tant européennes qu’africaines sont à peine évoquées : on passe de la présence espagnole, dès la Première Guerre mondiale, à l’arrivée des rapatriés d’Algérie et des Antillais, sans jamais évoquer les Italiens, installés depuis la fin du XIXe siècle et longtemps majoritaires, l’arrivée des premiers Kabyles dans l’entre-deux-guerres et l’immigration portugaise des années 1960.
Tous ces hommes et ces femmes n’ont pas été « relégués » en banlieue ; ils ont choisi d’y venir car ils savaient qu’ils y trouveraient un emploi qui, bien que souvent très dur, leur permettrait d’accéder à un niveau de vie nettement supérieur à ce qui les attendait dans leur pays.
Dans un espace marqué avant tout par une forte solidarité ouvrière, les mariages mixtes sont présentés à tort comme marginaux, et cela pour mieux étayer la thèse de la « ghettoïsation ». Rappelons que les filles et fils d’Espagnols et d’Italiens de la banlieue nord-est ont épousé à plus de 75 % des « Français de souche ». Les unions entre enfants d’Algériens, de Marocains ou d’Antillais et de « Français blancs » sont également très fréquentes.

Le film caricature à l’excès l’histoire du logement social. Les architectes et urbanistes ne seraient que d’avides bâtisseurs sous influence, si ce n’est corrompus. La construction des grands ensembles, dans le 93 comme partout ailleurs, répond d’abord à la volonté de sortir les familles françaises des taudis où elles croupissent, de résoudre, au plus vite, avec les moyens de la France ruinée de l’après guerre, la terrible crise du logement. Les « logements Million », vilipendés dans le film, sont le produit du contexte des années 1950, que le film ignore. Les logements neufs et confortables, construits par les Offices HLM dans les années 1960, constituèrent un progrès immense pour ceux qui y accédèrent. A partir de la création du département en 1964, l’État et les collectivités locales ont poursuivi une politique continue d’équipement : du logement social digne, deux universités, des services publics pionniers, le premier tramway francilien...
La Seine-Saint-Denis résidentielle et coquette de l’ancienne Seine-et-Oise n’a pas droit de cité. Le film n’accorde non plus aucune place à une banlieue populaire, choisie et aimée, celle des promenades du dimanche et surtout celle des lotissements. Acheter un terrain pour avoir un jour une maison à soi, ce fut le rêve réalisé de foules d’employés, de petits commerçants et d’ouvriers pour qui cette banlieue encore verte apparaissait infiniment désirable. Où est ici l’exclusion ?
Aussi contestable est la marginalisation de la banlieue rouge, du socialisme et du communisme municipal. La dimension collective et intégratrice de l’engagement militant dans les partis, les syndicats, les associations, est sciemment minorée. Les temps forts (le Front populaire, mai 1968...) et les lieux de sociabilité festive (les processions religieuses, la fête de l’Huma au parc de La Courneuve, les fêtes de quartiers...) sont écartés, car ils contrarient la vision misérabiliste du documentaire. Alors que les élus locaux communistes ont joué un rôle déterminant dans la cohésion sociale du 93, aucun n’est interrogé.
Ce film invente le passé du 93 ou n’en veut retenir que le plus sombre, pour faire de ce département un territoire martyrisé depuis deux siècles. Œuvre de mauvaise fiction, il verse dans le plus classique misérabilisme en usage à propos des banlieues. Mais à quoi sert de tordre ainsi l’histoire d’un département dont la crise actuelle, elle, est bien réelle ? 


Emmanuel Bellanger est chargé de recherche CNRS, CHS Université Paris 1
Alain Faure est chercheur IDHE à l’Université de Paris X-Nanterre
Annie Fourcaut est professeur d’histoire contemporaine, directrice du CHS, Université Paris 1
Natacha Lillo est maître de conférences ICT Université Paris 7

mardi 30 septembre 2008

L’enseignement des questions socialement vives en histoire et géographie sous la coordination de Franck Thénard-Duvivier


Les 14 et 15 mars 2008, le SNES-FSU et le CVUH organisaient deux journées de réflexion sur l’enseignement des questions socialement vives en histoire et géographie. Cet ouvrage en est issu.

Éditions ADAPT-SNES, 170 p., 16 euros franco de port. ISBN n° 978-2-35656-007-0


L’actualité s’invite régulièrement dans les cours et parfois à l’initiative des hommes politiques… A l’inverse, d’autres sujets suscitent des controverses dans l’espace public mais sont parfois tenus à distance des programmes scolaires.
Enseignement de la Shoah, du fait religieux, de l’esclavage ou encore mémoire de la Résistance... Autant de sujets qui ont récemment fait l’objet de commandes officielles dans les programmes scolaires.
Enseignement du fait colonial, de l’immigration, de l’histoire de l’Afrique ou encore de l’espace israélo-palestinien… Autant de questions, elles-aussi vives, qui sont oubliées ou maltraitées dans les programmes et les manuels scolaires. Pourtant, elles interrogent les pratiques des enseignants, leurs relations avec les élèves et les finalités de l’histoire scolaire.
C’est dans un contexte d’injonctions politiques toujours plus fortes vis-à-vis de l’histoire et de la géographie, qu’est née l’idée d’un partenariat entre des historiens engagés (au CVUH) et des enseignants syndicalistes (au SNES-FSU). L’objectif était de favoriser le croisement des regards et les débats autour des « questions socialement vives ».
Cet ouvrage rassemble la plupart des contributions des universitaires et des chercheurs qui ont participé aux deux journées de ce colloque organisé à Paris en mars 2008.
Sommaire
Introduction : L’enseignement des questions socialement vives : objet d’étude et sujet d’actualité ?
Alice Cardoso, Patrice Bride, Franck Thénard-Duvivier
Allocution d’ouverture du colloque
Roland Hubert
Présentation du groupe Histoire-Géographie du SNES
Alice Cardoso
Présentation du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire
Laurence De Cock

Les problèmes posés par l’enseignement des questions vives



Peut-on introduire les questions socialement vives en histoire-géographie ?
Nicole Tutiaux-Guillon
L’enseignement de l’histoire, sa grammaire et ses questions vives
Charles Heimberg
L’enseignement de l’histoire de l’immigration,
Benoit Falaize
Quel rôle pour les témoins ?
Laurent Douzou
L’espace israélo-palestinien : quelle place dans la culture scolaire en géographie ?
Pascal Clerc
Banalisation, saturation, exceptionnalité : quelques questions vives sur l’enseignement de la Shoah, compte-rendu d’atelier
Yannick Mével
Débusquer et nommer le néo-colonialisme : mise en chantier autour de documents pour bâtir ateliers et démarches, compte-rendu d’atelier
Pascal Diard et Marie-Hélène Millet
Enseigner l’histoire de l’esclavage colonial, compte-rendu de l’atelier
Éric Mesnard

Les articulations entre les usages publics de l’histoire, la recherche universitaire et l’histoire scolaire

Les résonances scolaires des usages publics du fait colonial
Françoise Lantheaume et Laurence De Cock
L’Afrique, quelle histoire ?
Catherine Coquery-Vidrovitch et Rémy Bazenguissa
Enseigner l’histoire de l’Afrique, compte-rendu d’atelier
Jean-Luc Martineau
Comment enseigner l’histoire de la République ?, compte-rendu d’atelier
Laurent Colantonio
Le fait religieux, une approche disciplinaire, compte-rendu d’atelier
Philippe Gaudin
Comment est fabriqué un programme d’histoire-géographie : le témoignage d’Armand Frémont
Alice Cardoso et Franck Thénard-Duvivier
Questions socialement vives et enseignement de l’histoire-géog raphie
Conférence de clôture, Alain Legardez

Références bibliographiques et ressources en ligne


jeudi 18 septembre 2008

A propos du sommet de l’Intégration prévu à Vichy les 3-4 novembre prochain par le CVUH


« Honnêtement, on en a ras le bol de cette histoire du passé », par ces mots, Brice Hortefeux expliquait le 28 juin dernier lors d’un meeting sur l’Europe sa décision d’organiser un sommet de l’Intégration à Vichy les 3-4 novembre prochain. Il s’agirait d’en finir avec l’opprobre qui pèse sur la ville depuis un demi-siècle. Le débat déjà ancien sur l’amalgame entre le nom d’une ville et la désignation de l’Etat français dirigé par le Maréchal Pétain rebat alors son plein. Une proposition de loi avait d’ailleurs déjà été déposée par le député Gérard Charasse le 26 mars 2003 visant à « substituer, dans les communications publiques invoquant la période de l’État français, aux références à la ville de Vichy, l’appellation « dictature de Pétain » (1).
L’idée est donc claire : la ville souffrant de son involontaire fusion terminologique avec l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de France, rebaptiser la période vichyste permettrait de s’alléger de ce lourd fardeau. C’est oublier un peu vite qu’on ne joue pas innocemment avec les mots qui qualifient le passé et que leur réécriture touche immanquablement à la réalité même de ce passé et de sa perception historique. Même si l’on ne peut que comprendre l’irritation ou le malaise des habitants de la ville de Vichy, il faut rappeler que l’on parle couramment, dès l’été 40, dans les journaux de l’époque de « gouvernants » ou « gouvernement » de Vichy tant chez les opposants que chez les Vichystes. La BBC évoque les "hommes de Vichy" dès juin 1940, et ce, jusqu’en 1944. L’expression d’usage, devient donc très vite courante. La formule utilisée par les acteurs de l’époque condense le caractère collectif de ce gouvernement, et, par là même, sa nature officielle. Elle le constitue symboliquement en tant qu’Etat français. En insistant au contraire sur « la dictature de Pétain », on vient substituer une dimension personnalisée à une réalité plurielle : Laval n’était pas Pétain, Darlan n’était pas Laval etc… Ce faisant, on retrouve entre les lignes le discours des tenants de la version gaullienne du régime de Vichy qui partage la France entre traîtres et patriotes et vise à déconnecter ce moment historique de la continuité de l’Etat français. Rappelons au passage que, dans son discours de 1995, Le président Chirac affirmait la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs de France, et qu’aucune lecture sérieuse de cette histoire ne peut prétendre revenir sur ce point. Pourtant, en mai dernier à Ouistreham, Nicolas Sarkozy, dans son discours, réitérait cette vision éculée en affirmant que « la vraie France n’était pas à Vichy », et que « La vraie France, la France éternelle, elle avait la voix du général de Gaulle, elle avait le visage des résistants ».

Dans ce contexte, la décision de Brice Hortefeux ne peut que nous alerter. Que ce ministre, élu de la région Auvergne, se targue d’en attendre un retournement symbolique de l’image de Vichy ne doit pas masquer le cynisme qui consiste à proposer un sommet européen de l’« Intégration » sur le lieu même d’un régime qui s’est illustré par sa politique discriminatoire et criminelle à l’égard des étrangers. Les lois antisémites d’Octobre 1940 restent, en outre, une marque indélébile, non de la ville, mais de la prise en charge de l’antisémitisme par l’Etat français replié à Vichy. Mais l’enjeu politique est aussi ailleurs et plane autour de son cri du cœur : « Ras le bol de cette histoire du passé » largement applaudi par l’assistance le jour de sa prononciation (2). Plus largement, on y retrouve la tendance actuelle du gouvernement à dessiner les contours de l’« âme de la France » (version lyrique) ou de l’« identité nationale » (version politique) en tentant d’estomper les périodes les plus noires de l’histoire. L’anti-repentance agit encore ici comme un opérateur politique qui empêche l’intelligibilité du passé en détournant les regards vers un présent dépourvu des composantes historiques les plus embarrassantes. Notre travail d’historiens consiste cependant à rappeler que seule la compréhension des enjeux propres à un moment historique - aussi sombres soient-ils - permet la projection d’un avenir collectif qui repose sur un passé pleinement assumé.


CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http://cvuh.free.fr)


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Notes :

(2) Voir la vidéo du discours sur DailyMotion. La vidéo est commentée par notre collègue Samuel Kuhn sur le site de Mediapart, club "usages et mésusages de l’histoire"