Tribune de Michèle Riot-Sarcey sur la "liberté d'importuner" publiée dans Le Monde le 11 janvier 2018.
Les femmes qui prennent la parole ne sont pas des « petites choses »,
et encore moins « des proies » qui auraient décidé de lancer une
campagne contre les hommes en propageant la haine au nom d’un puritanisme d’un
autre âge ! Ignorer à ce point le sens de l’émancipation au nom de la
liberté d’importuner et d’être importuné, c’est être aveugle au monde réel.
Vous qui prétendez libérer une autre parole semblez ignorer ce qui se passe
aujourd’hui.
Cette révolution de
la parole, à la fois individuelle et collective, non violente, révèle pour la
première fois massivement ce qu’émancipation veut dire. Le corps effacé, ou
cultivé, le corps tel qu’il est choisi, est désormais revendiqué par celles qui
non seulement redressent la tête, disent qu’elles existent, en tant que sujet
pensants et agissants, mais affirment qu’elles ne toléreront plus, au nom d’une
culture ou d’une nature masculine, d’être convoitées, palpées, violentées,
harcelées sans leur consentement.
En quoi cette
attitude responsable, profondément libre, ressemble-t-elle à une
délation ? En quoi cette révélation remet-elle en cause la liberté des
hommes ? Il est vrai que les femmes ne confondent pas la liberté du
dominant avec la vraie liberté, responsable, telle que définie par les hommes
des Lumières. Condorcet est de ceux-là. Impossible d’être libre, écrivait-il
en 1791, dans un monde où l’autre ne l’est pas.
Déstabilisation des privilèges
masculins
Les femmes se sont
battues au XIXe et au XXe siècle pour dire que la
liberté n’appartiendrait à personne tant que l’autre, la femme, l’esclave,
l’étranger, ne l’était pas. Leur parole n’a pas été entendue. Après des
décennies d’échec de luttes contre la domination, l’exploitation,
l’indépendance, tandis que le monde entier s’organise sur la loi du plus fort,
tandis que le mot « liberté » est travesti en servitude volontaire,
une nouvelle fois des femmes redonnent sens au mot « émancipation »
en se libérant des tutelles qui les enferment.
Après bien des
revendications et des manifestes solitaires, l’idée reprend vie par la voix de
celles qui massivement s’expriment au risque de déstabiliser non seulement les
privilèges masculins mais les rapports de domination qui s’exercent au quotidien
contre l’autre décrété inférieur ou différent : l’immigré, le musulman, le
juif, bref l’étranger lui-même. Une centaine de femmes dans Le Monde du 10 janvier,
s’insurgent contre ce mouvement inédit et revendiquent les jeux de l’ancien
monde au nom de la liberté créatrice qui « sous-tendrait l’offense à
l’autre ». Comment confondre à ce point la créativité et les fantasmes
avec la réalité du rapport à l’autre ?
Sans doute ces dames
assimilent-elles les jeux de rôle de salon avec la vie réelle. Et les réactions
conservatrices à l’encontre de l’art, ici et là, ne peuvent servir de prétexte
à la mise en cause d’un mouvement bien plus fondamental.
La coutume et la loi contre
l’émancipation des femmes
Depuis deux siècles
des femmes ont tenté, en vain, de revendiquer pour elles-mêmes une émancipation
qui leur était interdite non seulement par l’habitus ou la coutume mais aussi
par la loi. Longtemps le code civil, ou l’équivalent, a placé, au nom d’une
nature spécifique, l’ensemble des femmes sous la tutelle masculine,
essentialisant ainsi les fonctions sociales et justifiant une hiérarchie dont
les effets sont toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Inlassablement, des
femmes répétèrent sous tous les tons ce mot, « liberté ». On ne les entendit
pas
Faut-il rappeler
quelques paroles singulières qui, au XIXe siècle, disaient ce
que « liberté » voulait dire ? Faut-il revenir sur le passé
enfoui de celles qui, précisément au nom de la liberté réelle, ont dit
l’impossible existence à laquelle quelquefois elles renoncèrent, comme Claire
Démar (1799-1833), une pionnière ? « La révolution dans les mœurs
conjugales ne se fait pas à l’encoignure des rues ou sur la place publique
pendant trois jours d’un beau soleil, mais elle se fait à toute heure, en tout
lieu, dans les loges des Bouffes, dans les cercles d’hiver, dans les promenades
d’été, dans les longues nuits qui s’écoulent insipides et froides comme on en
compte tant et tant sous l’alcôve maritale… », écrivait cette dernière
en 1833.
Inlassablement, des
femmes répétèrent sous tous les tons ce mot, « liberté ». On ne les
entendit pas. Elles ne se découragèrent pas et, à chaque moment de l’histoire,
leurs rangs s’étoffèrent. Elles furent encore plus nombreuses dans les années
1970 à proclamer que « le privé est politique », conscientes de ne
pas être tant que leur corps ne leur appartiendrait pas.
Le flambeau de la liberté humaine
Faute d’avoir
persisté dans la sphère du politique en se mêlant de ce qui, selon les normes
sociales, ne les regardait pas, elles ont laissé le champ politique à ceux qui
s’occupent, traditionnellement, du gouvernement des hommes. La force des choses
l’a de nouveau emporté et la marchandisation des corps s’est imposée
massivement. Mondialement. Le fétichisme de la marchandise a visé, comme on le
sait, le corps des femmes, redevenu chose que l’on convoite ou rejette.
La révolution espérée
au XIXe siècle est en train de s’accomplir. Il ne s’agit pas d’une
génération nouvelle ou d’un nouveau mouvement
Contre toute attente
et à l’encontre de cette forme de marchandise humaine, dont le milieu du
spectacle représente la quintessence, des femmes se sont soulevées. Une
insurrection inaccoutumée, à bas bruit, reprend l’éternel flambeau de la
liberté humaine, dans les termes d’une Claire Démar ou d’une André Léo
(1824-1900), socialiste qui, après la Commune de Paris, en 1871,
interpellait ses camarades en leur reprochant d’avoir négligé la liberté de
leur compagne. Tout comme aujourd’hui les jeunes socialistes et les jeunes
communistes décident de lever les interdits en révélant le harcèlement sexuel
dont elles sont l’objet. Ce sont des sujets libres qui parlent et non des
proies ou des femmes victimes. Aujourd’hui elles retrouvent le chemin de
l’émancipation dont elles ne s’étaient jamais détournées.
La révolution espérée
au XIXe siècle est en train de s’accomplir. Il ne s’agit pas
d’une génération nouvelle ou d’un nouveau mouvement, simplement avec des formes
différentes, comme toujours, elles « re »commencent par le début en
s’émancipant de la tutelle masculine, dont l’exercice se manifeste par
l’appropriation du corps de l’autre. Mais cette fois-ci, le mouvement, presque
inorganisé, spontané, est global. Il sera difficile de revenir en arrière. La
difficulté est ailleurs, elle consiste à imaginer demain en l’absence d’une
domination réelle. Si la liberté des femmes n’a cessé d’être contestée, c’est
que sa logique politique entraîne toutes les autres et par là l’organisation
des sociétés, fondée sur la domination du plus vulnérable. Là est le défi réel.
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