par
Jean-Luc Bonniol, anthropologue, université de Provence
Marcel Dorigny, historien, université de Paris 8
Dany Ducosson, pédopsychiatre
Jacky Dahomay, philosophe et membre du Haut Comité à l’Intégration
Caroline Oudin-Bastide, historienne et sociologue
Frédéric Régent, historien, université Antilles-Guyane
Jean-Marc Regnault, historien, université de la Polynésie française
Alain Renaut, philosophe, université de Paris 4
Dans une interview accordée au Journal du Dimanche le 12 juin 2005, Olivier Pétré-Grenouilleau - professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Lorient et auteur d’un ouvrage intituléLes traites négrières (NRF, Gallimard, 2004) -, répondant à une question concernant l’antisémitisme de Dieudonné, a tenu des propos qui ont suscité un vif émoi parmi les Antillo-Guyanais : « Cette accusation contre les juifs, a-t-il déclaré, est née dans la communauté noire américaine des années 1970. Elle rebondit aujourd’hui en France. Cela dépasse le cas Dieudonné. C’est aussi le problème de la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un "crime contre l’humanité", incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides. [?] Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. »
Déclaration fondée sur une approche manifestement erronée de la notion de « crime contre l’humanité ». « Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal » constituent les diverses formes du « crime contre l’humanité » distinguées par le tribunal de Nuremberg en 1945. « Le crime contre l’humanité, précise le procureur P. Truche dans la revue Esprit (n° 181, 1992) est la négation de l’humanité contre des membres d’un groupe d’hommes en application d’une doctrine. Ce n’est pas un crime commis d’homme à homme, mais la mise à exécution d’un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes. » Qualifier la traite et l’esclavage de « crime contre l’humanité » est donc - au vu de ces textes de référence - indéniablement justifié sur le plan juridique, cette commune dénomination n’empêchant d’ailleurs en rien de penser la différence de ces phénomènes avec l’extermination des juifs et des tsiganes, comme d’ailleurs avec le massacre des Tutsis par les Hutus ou des Arméniens par les Turcs.
Cette remise en cause de la qualification de la traite et de l’esclavage comme « crime contre l’humanité », loin de favoriser une meilleure compréhension de la spécificité de ces phénomènes, ne peut qu’alimenter la malsaine concurrence des victimes qui va se développant depuis plusieurs mois. La loi Taubira-Delanon s’inscrit dans un processus de reconnaissance d’un système dont les effets délétères marquent encore aujourd’hui tant les régions d’outre-mer que la société métropolitaine, processus nécessaire, nous semble-t-il, à la constitution du lien social en France métropolitaine et dans les DOM. La contester en ces termes a pour triste effet d’attiser les souffrances et ressentiments, d’alimenter un conflit sordide.
Il ne s’agit évidemment pas ici de rallier le combat de ceux qui, instrumentalisant ces souffrances et ressentiments, s’efforcent, notamment par le canal d’internet, d’interdire tout débat autour du dernier ouvrage d’O. Pétré-Grenouilleau. Une stratégie de réduction au silence du présumé ennemi est en effet mise en place. Elle fait appel aux habituels expédients du genre : désinformation (on affirme que l’étude s’appuie « essentiellement sur quelques archives privées des familles négrières que l’auteur défend et sur des travaux anglo-saxons », alors qu’elle s’efforce d’effectuer la mise en perspective d’une très grande quantité de travaux) ; déconsidération de l’ennemi auquel on prodigue les injures les plus infamantes (racisme, apologie du crime contre l’humanité, révisionnisme etc.), tactique d’isolement par l’intimidation d’éventuels alliés (stigmatisation des « béni-oui-oui mélanodermes », Africains ou Antillais, assimilés aux « vendus » qui ont accepté de capturer ou fouetter leurs congénères).
Une telle stratégie relève du mépris pour le lecteur, manifestement jugé incapable de penser par lui-même. Les écrits historiques doivent faire l’objet de débats qui peuvent porter sur la fiabilité des données, sur le choix des faits retenus ou sur leur analyse. On peut certes légitimement s’interroger sur les éventuels présupposés d’une thèse ou s’alarmer de la façon dont elle peut être utilisée sur le plan politique - la façon dont A. Finkielkraut s’est saisi de l’ouvrage d’O. Pétré-Grenouilleau pour relativiser la traite atlantique est évidemment inquiétante - mais il est inacceptable d’interdire tout débat par la mise au pilori d’un ouvrage et de son auteur.
Que signifie, dans un tel contexte, l’appel aux tribunaux dont on menace O. Pétré-Grenouilleau ? Attend-on de la justice qu’elle dise la vérité historique ? On aboutirait nécessairement, si l’on y parvenait, - les tristes précédents ne manquent pas à cet égard - à la mise en place d’une histoire officielle, dogmatique, politiquement correcte mais placée hors du champ de toute réelle recherche scientifique. La loi Taubira-Delanon prévoit, dans son article 2, de donner à la traite négrière et à l’esclavage « la place qu’ils méritent » dans les programmes scolaires et les programmes de recherche. Ne méritent-ils pas en effet un large débat, documenté et démocratique, fondé sur la prise en compte des arguments de chacun mais également sur le respect d’une certaine souffrance des populations issues des sociétés esclavagistes ?
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