Cet article a d’abord été publié dans la revue Contretemps. Revue de critique communiste, le 5 mai 2021 : https://www.contretemps.eu/marc-ferro-histoire-revolution-russe-soviets/
Les hommages unanimes suscités par la disparition de Marc Ferro lui ont conféré le statut de monument de l’historiographie française. Cela peut sembler ironique pour un homme dont la carrière fut celle d’un outsider. Il n’était pas agrégé et avait commencé à préparer sa thèse au CNRS et non à l’Université. Pire : il prit les images au sérieux au point d’introduire le cinéma comme source de l’histoire et il se fit même présentateur de télévision.
Si la reconnaissance assez tardive dont il fit l’objet dessine surtout en creux le conservatisme de la corporation historienne, deux aspects de son travail peuvent plus légitimement intéresser les lectrices et lecteurs de Contretemps : sa conception de la discipline et le contenu de ses travaux sur la révolution russe.
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Une histoire à débattre
Marqué par son engagement dans la Résistance et son expérience de l’Algérie sous domination française juste après la guerre, Marc Ferro était un homme de gauche qui intervenait dans le débat public. Publiant en 2003 un ouvrage au titre explicite (Le Livre noir du colonialisme : XVIe – XXIe siècles, de l’extermination à la repentance[1]), il répondait indirectement à un autre « livre noir », celui de Courtois et Werth[2] qui avaient voulu ériger les « crimes du communisme » en point indépassable de l’horreur. Plus récemment, il s’en prenait à la morgue des grandes puissances d’Europe occidentale vis-à-vis d’une Grèce mise à genoux par la crise[3] ou d’une Russie de Poutine démonisée par une rhétorique de guerre froide[4]. Il avait écrit ce dernier article du point de vue des intérêts stratégiques de la France, qu’il voyait plus près du Sahel que de la Vistule. Cela ne doit pas étonner de la part d’un homme qui avait jadis exprimé son soutien aux ambitions présidentielles de Jean-Pierre Chevènement et ultérieurement de Ségolène Royal.
Il n’est donc pas question d’inscrire Marc Ferro dans une visée révolutionnaire, fût-ce à un niveau purement intellectuel. Néanmoins, on doit reconnaître son attachement à une pratique démocratique de l’histoire, discipline qui ne serait pas le monopole de professionnels estampillés par diplôme. La série Histoire parallèle en témoignait. De 1989 à 2001, elle diffusa des journaux d’actualité filmés vieux de 50 ans (de 1939 à 1951), présentant les points de vue opposés d’époque (Alliés / Axe puis Est / Ouest) avec le commentaire de Ferro et d’un invité, historienne, historien et/ou témoin des événements. Outre la pluralité des regards et le pluralisme des analyses, l’émission faisait le pari de l’intelligence du spectateur : plutôt qu’un discours « pédagogique » préconstruit illustré d’archives sélectionnées, il lui présentait une source brute dans son intégralité. La diffusion de films de propagande, souvent totalitaires, toujours chauvins et justifiant bombardements et/ou massacres, n’était de plus pas soumise aux susceptibilités supposées de communautés victimaires.
Par un usage fécond de l’héritage positiviste, c’est l’analyse après projection qui mettait de la distance avec le document d’époque. Cette attitude méthodologique répondait sans doute à une exigence éthique personnelle : alors que sa mère avait été déportée comme juive et assassinée à Auschwitz, l’historien ne s’est jamais revendiqué d’une identité particulière ni prévalu d’un statut de victime pour parler des événements. Il préférait s’interroger sur les motivations des individus d’agir en situation extrême et de construire malgré tout leur vie[5]. Le générique d’Histoire parallèle était significatif à cet égard : sur fond de quelques notes graves et énigmatiques tirées des Gurre-Lieder de Schoenberg, on voyait un nageur effectuer un plongeon au ralenti, entre l’inéluctabilité du choc avec l’eau et la liberté d’élaborer des figures dans le vide. Bien qu’il ait été longtemps secrétaire de la revue des Annales, férue de structures et de longue durée, et qu’il soit mort à l’ère de l’« histoire globale », Marc Ferro n’était pas l’historien surplombant d’un processus sans sujet.
Cinquante ans d’écriture sur une année révolutionnaire
Pour évaluer la contribution de Marc Ferro à l’histoire de la Révolution russe, il faut garder à l’esprit la « longue durée » qui a vu l’historien s’intéresser à 1917. Le quadragénaire commence à publier sur le sujet au moment du cinquantenaire d’Octobre, en 1967. Le dégel khrouchtchévien, que beaucoup prenaient pour une véritable déstalinisation, est encore un souvenir récent et le sourire de Iouri Gagarine est le visage du progrès humain. En France, près d’un quart des électeurs vote communiste. Quand le nonagénaire Marc Ferro est largement invité pour le centenaire en 2017, l’URSS a disparu depuis un quart de siècle, la collapsologie est un sujet d’intérêt public alors que le socialisme quelle qu’en soit l’acception ne mobilise plus. Je peux faire crédit à l’historien d’avoir toujours rappelé comment une « sainte-alliance » mondiale s’était liguée contre les soviets[6] mais je ne partage pas son intérêt tardif pour le sort de la famille impériale russe ni son hypothèse sur la survie du tsarévitch Alexis et de la Grande-duchesse Anastasia[7]. Et l’ayant entendu au siège du Parti communiste[8] expliquer que Lénine était le concepteur du goulag psychiatrique, je ne sais pas si c’était plus gênant pour l’historien qui proférait une telle énormité[9] ou pour l’organisateur qui lui donnait une tribune.
Il reste que le gros volume de Marc Ferro sur la Révolution russe[10] vaut mieux que les dernières déclarations de son auteur. D’abord, il remet en cause les deux récits de 1917 qui prévalaient jusque-là, le récit stalinien d’une marche vers l’avenir radieux guidée par le Parti et celui, totalitarien, qui voit le même parti infaillible imposer méthodiquement une dictature absolue. Grâce à des sources publiées que peu d’historiens avaient pris la peine de consulter[11] et au dépouillement d’archives soviétiques inédites[12], Ferro montrait que l’histoire de la révolution ne se résumait pas à celle du Parti, pas plus pour le pire que pour le meilleur. Il décrivait en fait une véritable révolution sociale où toutes les classes populaires et les catégories opprimées remettaient en cause l’autorité des dirigeants, des possédants et des instruits. Parmi tous les tableaux de cette subversion généralisée, dans les périphéries, au front, au village ou à l’usine, le chapitre sur « Le Travail contre le Capital » est une lecture indispensable pour qui veut réfléchir aujourd’hui au contrôle ouvrier et à la dynamique permettant de passer de luttes défensives à des luttes offensives sur fond de crise économique[13].
Un aller simple de la révolution à la dictature ?
Ébranlant les mythes staliniens comme anticommunistes, Marc Ferro bousculait également le credo des révolutionnaires, provoquant des aigreurs à l’extrême-gauche aussi. Reprenons les points de frictions. Le premier touche à la nature de l’événement. Pour Marc Ferro, discuter du caractère « prolétarien » de la révolution n’avait pas plus de sens que d’évaluer la « sainteté » du Saint-Empire. La nécrologie du Monde en souligne bien l’enjeu : « Osant un discours non idéologique, l’historien ne craint pas […] d’établir que la révolution prolétarienne, dont on crédite le mouvement ouvrier, est en fait l’affaire des femmes, des soldats et des paysans »[14]. Mais le journaliste ajoute le malentendu au désaccord avec une pointe de mauvaise foi. Souligner l’apport des femmes, des soldats et des paysans à la révolution ne revient pas à nier l’action des ouvriers : nous l’avons dit, Ferro l’a soigneusement décrite et analysée. Par contre, il est vrai qu’il ne lui accorde pas un statut particulier dans le processus historique.
On comprend qu’en ne reconnaissant aucune hégémonie au prolétariat, Ferro n’accorderait aucune préséance au Parti dans l’étude des institutions révolutionnaires. Son analyse des débuts du phénomène bureaucratique[15] insiste en effet sur la conjonction d’une pluralité de facteurs. L’ascension des apparatchiki (hommes d’appareil) commence avant Octobre, aussi bien sous l’étiquette socialiste-révolutionnaire que menchevique voire anarchiste[16]. Elle s’appuie sur la tendance des soviets et comités à se doter de services administratifs professionnalisés et à former des appareils exécutifs permanents dont les membres se séparent de plus en plus des délégués de base. Après Octobre, le phénomène profite mécaniquement aux bolcheviks qui ont gagné la direction politique. À mesure de la montée des tensions sociales et politiques, ils écartent les autres partis des institutions. Les « militants des comités » lient de plus en plus leur sort aux bolcheviks, non seulement pour assurer un avenir rendu incertain par la crise, mais aussi parce que seuls les bolcheviks luttent effectivement pour que les comités et conseils assument la totalité du pouvoir.
Les critiques de Ferro ont mis en cause la logique de son argumentation et ses intentions politiques[17] mais pas la fiabilité de sa documentation. En effet, depuis cinq décennies, ses constatations ont été confirmées par d’autres historiens : Stephen Smith sur le mouvement de contrôle ouvrier et ses limites[18] ; Alexander Rabinowitch sur l’évolution du Parti bolchevique, du groupuscule révolutionnaire au parti-État[19] ; David Mandel et Simon Pirani sur la bureaucratisation des soviets en relation avec les changements qui s’opèrent au sein de la classe ouvrière[20]. Ils sont tous de gauche et, excepté Rabinowitch, ils ont le communisme conseilliste ou trotskiste comme référence intellectuelle. Tous brossent le même tableau que Ferro et ne diffèrent avec lui ou entre eux que par le dosage entre l’intentionnalité et les contraintes du temps[21] pour expliquer l’évolution générale. Ils peuvent aussi diverger sur la périodisation fine des phénomènes dans tel ou tel secteur d’activité ou région géographique.
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Quel usage politique faire alors de ce savoir historique ? Reconnaissons d’abord qu’entre leur volume, leur niveau de spécialisation et leur style d’écriture, tous ces livres ne se prêtent guère à être utilisés comme manuels à l’École centrale d’un Parti encore à construire. À la charnière de la vulgarisation engagée et de la réflexion politique, Olivier Besancenot avait écrit en 2017 un livre largement nourri des travaux de Ferro[22]. Par contre, s’éloignant des travaux de ce dernier, il suggérait qu’une touche de politique libertaire aurait pu prévenir la nécrose des soviets, poursuivant son idée d’un rapprochement entre marxisme et anarchisme[23]. Certains des critiques du livre de Besancenot sur 1917 s’en sont néanmoins pris à … Ferro[24]. La difficulté bien réelle illustrée ici à combiner histoire et politique soulève une question bien plus vaste, celle des formes et des structures d’éducation populaire et de formation militante aujourd’hui. La formation militante doit viser la cohérence sinon l’orthodoxie mais l’éducation populaire peut fournir le cadre au débat et à la confrontation des opinions devant un public plus large. Dans ce cadre, des « Histoires parallèles » des mouvements révolutionnaires seraient assurément un beau projet !
Éric Aunoble
Éric Aunoble est historien, enseignant-chercheur à l’université de Genève. Il est notamment l’auteur de La Révolution russe, une histoire française (La Fabrique, 2016) et de « Le communisme tout de suite ! ». Le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920) (Les Nuits rouges, 2008).
Notes
[1] Marc Ferro, Le Livre noir du colonialisme : XVIe – XXIe siècles, de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003.
[2] Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné et alii, Le Livre noir du communisme : Crimes, terreur, répression, [1997] Paris, Robert Laffont « Bouquins », 1998.
[3]Marc Ferro, « Arrêtons de prendre les Grecs pour les nouveaux colonisés de l’Europe », Le Monde, 24 février 2015.
[4] Marc Ferro, « Non, Vladimir Poutine n’est pas l’ennemi de l’Europe ! », Le Monde, 11 décembre 2014.
[5] Marc Ferro, Les Individus face aux crises du XXe siècle, Paris, Odile Jacob, 2005 ; L’Entrée dans la vie, Paris, Tallandier, 2020.
[6] Marc Ferro, « Dix armées étrangères contre la Révolution russe », Le Monde Diplomatique, 2010 (L’Atlas Histoire) et 2014 (Manuel d’histoire critique).
[7] Marc Ferro, La Vérité sur la tragédie des Romanov, Paris, Taillandier, 2012.
[8] RÊVOLUTIONS, une initiative du Parti communiste français en partenariat avec la Fondation Gabriel Péri à l’occasion du Centenaire de la Révolution d’Octobre 1917, 28 octobre 2017.
[9] Marc Ferro se référait à une lettre de Lénine du 16 janvier 1922 disant du Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Tchitcherine : « il est malade. Il faut consulter d’urgence les meilleurs médecins pour savoir s’il est préférable de le mettre en congé six mois (…) après la Conférence de Gènes [ou] immédiatement pour un mois ou cinq semaines » (Lénine, Œuvres complètes en russe, éd. 1975, tome 54, p. 118). Il n’est à aucun moment question de psychiatrie ni a fortiori d’internement mais de surmenage au milieu de négociations diplomatiques de première importance pour le jeune État soviétique. De plus, Tchitcherine avait effectivement des problèmes de santé chroniques qui provoquèrent finalement son retrait des affaires à la fin des années 1920 (je remercie Jean-Jacques Marie de m’avoir informé sur la santé de Tchitcherine).
[10] Marc Ferro, La révolution de 1917 : I. La chute du tsarisme et les origines d’Octobre [1967] ; II. Octobre, naissance une société [1976], Paris, Albin Michel, 1997.
[11] Si ce n’est Oskar Anweiler, Les soviets en Russie, 1905-1921, [1958] Marseille, Agone, 2019.
[12] Privilège rare à l’époque dont l’historien sut user… et abuser au désespoir des bureaucrates qui encadraient ses séjours ! Marc Ferro, Histoires de Russie et d’ailleurs : entretiens avec Jules Chancel et Jean-François Sabouret, Paris, Balland, 1990, p. 42-50.
[13] Marc Ferro, La révolution de 1917, op. cit., p. 686-746.
[14] Philippe-Jean Catinchi, « L’historien français Marc Ferro est mort », Le Monde, 22 avril 2021.
[15] Marc Ferro, Des Soviets au communisme bureaucratique : Les mécanismes d’une subversion – avec la collaboration d’Hélène de Chavagnac –, [1980] Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2017.
[16] Citons ici Voline : « Pendant la période du gouvernement de Kérensky et aux jours d’octobre 1917, [Makhno] fut président de l’union paysanne régionale, de la commission agricole, du syndicat des ouvriers métallurgistes et menuisiers et enfin président du Soviet des paysans et ouvriers de Goulaï-Polé » (Voline, La Révolution inconnue [1947], http://www.nestormakhno.info/french/revinc/le_mouv.htm 10.1.4 L’Anarchiste Nestor Makhno).
[17] Jean-Jacques Marie, « Pour Marc Ferro, la bureaucratie… c’est “l’émergence des milieux populaires” », Cahiers du mouvement ouvrier, n°36 (Octobre-Novembre-Décembre 2007), p. 106. Jean-Jacques Marie, « Nouvelles lueurs sur Octobre (épisode 1) », En attendant Nadeau, oct. 2017. Raphaël Preston, « Les soviets selon l’historien Marc Ferro », Convergences révolutionnaires, oct. 2017.
[18] Stephen A. Smith, Pétrograd Rouge : La Révolution dans les usines 1917-1918, [1983] Paris, Les Nuits Rouges, 2017. Voir également : Maurice Brinton, Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier (1917-1921) : L’État et la contre-révolution, [1970] Paris, Les Nuits Rouges, 2016.
[19]Alexander Rabinowitch, Prelude to Revolution: The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising, Bloomington-London, Indiana University Press, 1968 ; Les Bolcheviks prennent le pouvoir : La révolution de 1917 à Petrograd, [1976] Paris, La Fabrique, 2016 ; The Bolsheviks in Power, The First Year of Soviet Rule in Petrograd, Bloomington, Indiana University Press, 2007.
[20] David Mandel, Les soviets de Petrograd : Les travailleurs de Petrograd dans la révolution russe (février 1917-juin 1918), [1984-1990] Paris, Syllepse, 2017. Simon Pirani, La Révolution bat en retraite, La nouvelle aristocratie communiste et les ouvriers (Russie 1920-24), [2008] Paris, Les Nuits Rouges, 2020.
[21] Là-dessus, ils apportent quelque chose qui manquait à Des Soviets au communisme bureaucratique : en analysant la bureaucratisation à l’échelle des pratiques locales, Ferro ne voyait pas ou peu la contrainte extérieure.
[22] Olivier Besancenot, Que faire de 1917, Une contre-histoire de la révolution russe, Paris, Autrement, 2017.
[23] Olivier Besancenot, Michael Löwy, Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires, Paris, Mille et une nuits, collection « Les Petits libres », 2014.
[24] Articles déjà cités de Jean-Jacques Marie, 2017 et Raphaël Preston, 2017.
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