Le texte qui suit est la version légèrement abrégée du texte publié en juillet 2011 sur le site de la revue Mouvements. Il s’agit de la communication qui m’avait été demandée et que j’ai présentée en juin 2010 à la XXVIe conférence de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg[1]. Il s’adressait à un public d’enseignants et d’historiens allemands. Ce qui explique la présentation de problèmes plus connus d’un public français. Je l’ai cependant illustré d’exemples dont certains, moins connus, permettaient la comparaison. Il ne s’agit donc pas d’une réflexion achevée sur des problèmes aussi importants que ceux soulevés, mais, plutôt, d’une invitation à la discussion.
Pour établir une comparaison entre les possibilités d’expression d’une histoire critique en France et en Allemagne, un jugement lapidaire publié dans le Monde sur les travaux du linguiste américain, Noam Chomsky, au moment même où je préparais ma communication, me servira d’introduction. Il y était dit que, contrairement à ce qui se passait à Milan, Berlin et dans les campus américains, comme on avait l’honnêteté de préciser, les intellectuels français montraient peu d’intérêt pour « la logique de l’argumentation » du linguiste américain : « La France résiste à Chomsky. Le pays de Descartes ignore largement ce rationaliste, la patrie de Descartes se dérobe à ce militant de l’émancipation », pouvait-on lire dans Le Monde des livres du 4 juin 2010.
On est ici confronté à une manifestation symptomatique du provincialisme français, de ce provincialisme qui s’autorise, seul contre tous, à discréditer une pensée scientifique largement reconnue en dehors de l’hexagone et qui le fait sans le moindre complexe, avec l’assurance tranquille de l’ignorant. La France et ses intellectuels seraient les seuls juges en la matière. Force est cependant d’admettre que si Noam Chomsky fait beaucoup de bruit par ses prises de position politiques et aime peut-être en faire, c’est grâce à ses découvertes en linguistique qu’il passera à la postérité. On est tout à fait en droit de critiquer les unes et les autres, mais on ne peut contester les secondes qu’à la condition d’avancer des arguments qui ne renverraient pas à une hypothétique essence des philosophes du pays de Descartes. Cette prétention nous permet d’établir d’emblée une comparaison : tandis que le provincialisme tisse bien souvent en France la toile de fond du contexte d’élaboration de toute pensée, il ménage à l’inverse davantage l’Allemagne (et les pays qui n’ont pas donné naissance à Descartes). Qui dit « provincialisme » dit ignorance de ce qui est étranger et recherche d’homogénéité. Le provincialisme, ce n’est pas tant se sentir supérieur au reste du monde, c’est l’ignorer, c’est le tenir le reste du monde pour négligeable. Il convient maintenant d’en dégager les raisons.
Une place marginale
Naturellement, une telle prétention n’est pas sans incidence sur la possibilité de laisser ou non une place à la mémoire et à l’histoire critique dans l’espace public. Elle en campe le décor. Pour éviter toute ambiguïté, précisons que le problème n’est pas tant la place (qu’il s’agisse de la France ou de l’Allemagne, ces deux pays garantissent globalement la liberté d’expression) mais quelle place leur est laissée. Les lieux où elles s’expriment, les canaux de transmission qu’elles peuvent utiliser, les relais dont elles disposent déterminent leur impact et leur audience. Ainsi, dans des pays où la liberté d’expression n’est pas garantie, comme c’était le cas dans les pays de type soviétique, l’expression d’une mémoire critique était-elle cantonnée dans des lieux marginaux : l’Eglise, le monde artistique, autant d’espaces de semi-liberté négociés avec le régime, autorisés parce que n’atteignant qu’un public très ciblé – des lieux marginaux, c'est-à-dire en marge du monde académique, en marge de la vie politique et culturelle officielle. En Pologne, par exemple, Katyn n’avait pas été oublié. Cet événement traumatique pour les familles des 20 000 officiers exécutés par le NKVD avait touché toute la société, il était inscrit dans ce que Jan Asmann appelle la mémoire communicative, on en parlait à la maison, entre soi, alors même qu’il n’avait aucune place dans les livres d’histoire, qu’il ne faisait l’objet d’aucune commémoration et qu’il n’apparaissait pas davantage dans les lieux de la mémoire culturelle, pour reprendre la distinction d’Asmann.
Il en allait à peu près de même en Allemagne de l’Est : pendant trois décennies, seule l’Eglise évangélique commémora à la fois le pogrome de la « nuit de cristal », le 9 novembre 1938, et le bombardement de Dresde du 13 février 1945. L’Etat est-allemand célébrait en revanche le 8 mai 1945, « Tag der Befreiung », (le jour de la Libération) lequel, dans le langage de la rue restait : « Die Russen kommen » (Les Russes arrivent). L’Eglise évangélique, de par ses commémorations et publications modestes, était devenu le principal canal de transmission d’une mémoire qui ne faisait pas partie de la politique publique de la mémoire entretenue par l’Etat communiste – pour ne pas parler de l’historiographie savante qui ne fit pas plus du pogrome de la « nuit de cristal » que du bombardement de Dresde des objets de recherche. Mais en 2010, la commémoration du 8 mai 1945 en Allemagne fut très exactement le reflet inverse de ce qui s’était passé en Allemagne de l’Est des décennies auparavant. Ainsi la mairie (chrétienne-démocrate) de Dresde commémora amplement le bombardement de du 13 février 1945, mais oublia le 8 mai dont c’était, tout comme pour le bombardement, le 65e anniversaire. La presse, dans son ensemble, l’oublia de même : pas une ligne sur la capitulation sans condition de l’Allemagne du IIIe Reich à Karlshorst dans la nuit du 8 au 9 mai 1945 dans ces journaux prestigieux que sont la Frankfurter Allgemeine Zeitung et la Zeit. C’est aux héritiers désormais quelque peu pathétiques de l’Etat est-allemand disparu que revient aujourd’hui l’entretien d’une histoire jadis objet de commémoration et d’ouvrages de propagande. Ironie de l’histoire, Neues Deutschland, ancien organe du Parti communiste SED, quotidien désormais marginal dans le paysage journalistique allemand, est devenu le lieu d’expression d’une mémoire devenue elle-aussi critique : la mémoire de ceux, opposants au 3e Reich, minorités persécutées, pour qui le 8 mai fut réellement « Tag der Befreiung » et n’évoque pas seulement la peur de l’Armée rouge.
Mais revenons à Katyn. Si la tragédie n’avait pas été oubliée dans la société, elle n’avait pu faire cependant l’objet de recherches savantes. Comment faire en effet pour que la mémoire devienne histoire, repose sur des faits vérifiés, attestés, incontestables même s’ils peuvent donner lieu à des interprétations diverses, dès lors qu’on est privé des documents et dès lors que le sujet n’est pas validé comme digne de recherche par les autorités qui encadrent le travail historique? Les mutineries de 1917 dans l’armée française offrent un bon exemple d’épisode historique ancré dans la mémoire collective et longtemps transmis par des vecteurs tels que la littérature, le cinéma ou le combat mené pour la réhabilitation des « mutins » par Ligue des droits de l’homme, avant que l’histoire savante ne finisse par s’en emparer à la faveur de l’ouverture des archives. C’est la possibilité de ce passage de la mémoire à l’histoire - mémoire qui ne fait pas l’unanimité, mémoire controversée et objet de débats mémoriels, histoire-récit « crédible » par opposition à la « fable » (Certeau) - qui se pose dans des termes et dans un contexte différent en Allemagne et en France pour un certain nombre de raisons que la comparaison permet d’établir.
Il serait bien sûr facile d’évoquer les différentes constructions des histoires nationales : l’histoire allemande n’a pas, à l’instar de la France, d’élément fédérateur autour duquel se serait construit le sentiment national. Les mémoires y sont diversifiées. On parle d’ailleurs d’ « Erinnerungskulturen », de cultures du souvenir, au pluriel. Il y a en Allemagne comme en France une politique publique de la mémoire qui favorise une certaine mémoire plutôt qu’une autre – nous l’avons déjà vu, nous pourrions l’évoquer encore avec la difficulté à intégrer les mémoires de citoyens de l’ex-RDA suspects de nostalgie de la dictature communiste dès lors que l’oppression et la surveillance policière ne dominent pas leurs souvenirs -, mais la diversité des mémoires fait en Allemagne moins peur qu’en France, où, l’anathème est vite jeté sur toute mémoire critique, notamment, depuis quelques années, l’anathème de « communautarisme ». Ce qui, d’ailleurs, a pour effet de précisément orienter la réflexion vers un repli identitaire, de conforter le sentiment victimaire et, partant, de susciter le communautarisme tant redouté. Cette question de la place à accorder à la mémoire critique rejoint celle du rapport entre la recherche historique, la politique publique de la mémoire et la mémoire collective. Un rapport que l’on peut observer au travers de débats mémoriels dans lesquels interviennent des historiens ou à partir des controverses au sein de la corporation elle-même. Les controverses, voire les polémiques, peuvent être fécondes : elles obligent à affiner son argumentation, à entendre la critique (i.e. à lire les écrits des autres), à condition bien entendu que ces débats ne deviennent pas des combats à armes inégales, c'est-à-dire lorsque c’est purement et simplement l’argument d’autorité qui est assené pour mettre un point d’orgue au débat. Or, c’est malheureusement ce qui se passe assez souvent en France et moins en Allemagne, non pas parce que les historiens allemands seraient naturellement plus larges d’esprit, plus ouverts et moins assurés de leur légitimité – voire de leur prétention à dire l’histoire - que les historiens français, mais parce qu’ils exercent leur métier dans des conditions matérielles et intellectuelles historiquement fort différentes. La formation des historiens, les modalités d’évaluation de leurs travaux et, enfin, la centralisation de la recherche en France, nous apparaissent en effet, comme nous allons tenter de le montrer, comme autant de facteurs à l’origine de la différence de comportement et des cultures universitaires[2].
Un titre scolaire anachronique
En France, contrairement à ce qui se passe dans tous les autres pays, ce n’est pas vraiment la thèse qui fonde l’identité du chercheur et qui détermine sa valeur, mais un concours. Un concours devenu national en 1830, qui délivre le titre scolaire le plus prestigieux de l’université française : l’agrégation. Pour préparer ce concours, il existe une école à laquelle on accède par un premier concours, celui de l’entrée à l’Ecole normale. La préparation au concours d’entrée à l’Ecole Normale, puis au concours de l’agrégation est difficile, demande beaucoup de travail et exige du renoncement. On hésite un peu à se livrer à la critique d’une formation élitaire que tout concourt à encourager, et singulièrement le manque de moyens de l’université et tous les problèmes qu’elle traverse. Mais comment ne pas reconnaître qu’à l’heure de l’Europe et de l’harmonisation des diplômes, l’agrégation présente un caractère anachronique – et pas seulement parce que, au vu de la composition sociale de ses élèves et quoique destinée à l’origine à aider les enfants des couches modestes, l’Ecole Normale ne fait guère aujourd’hui qu’aider les moins démunis à l’être un peu moins[3] – mais surtout parce qu’elle constitue un handicap à la circulation des universitaires ? De Marc Bloch à Lucien Febvre, en passant par Pierre Bourdieu, bien entendu, la critique de ce système n’a certes cessé d’être émise – mais puisque l’on s’interrogera ici sur ses dégâts collatéraux, il est bon de rappeler certains de leurs propos. Ainsi Marc Bloch, pour lequel ce mode de validation des connaissances avait pour conséquence la substitution du culte du succès au goût de la connaissance et n’encourageait guère l’esprit critique, disait notamment : « Nous créons volontairement de petites sociétés où se développe l’esprit de corps qui ne favorise ni la largueur d’esprit, ni l’esprit du citoyen » (Bloch, 1937)
« Ni largeur d’esprit, ni esprit du citoyen », nous y sommes peut-être. Ce n’est pas, en effet, comme on le pense souvent, le linguiste américain dont nous parlions précédemment, Noam Chomsky, qui aurait rendu célèbre le négationniste Robert Faurisson, lequel estimait que les chambres à gaz n’avaient jamais existé. Ces propos, qui ne méritaient que haussement d’épaules, ont été pris au sérieux par un journal, Le Monde, en l’occurrence, puis par un historien. Avant de le combattre comme on sait, Pierre Vidal-Naquet avait en effet de son propre aveu accepté de répondre dans Le Monde à son ancien camarade de khâgne au nom de leur fréquentation commune d’une classe d’élite. Il est donc probable que c’est grâce à l’esprit de corps que Faurisson dut sa notoriété et celle de ses idées. Sans ses attributs d’ancien khâgneux et de professeur d’université (de littérature au demeurant et non d’histoire), il n’aurait peut-être pas accédé aux pages du Monde. Les négationnistes sans titre universitaire existent dans la plupart des pays et restent ignorés. Faudrait-il médiatiser toute pathologie ? Sans cette reconnaissance d’un de ses pairs, il n’y aurait probablement pas eu d’affaire Faurisson. Peut-être même n’y aurait-il pas eu dix ans plus tard de Loi Gayssot, cette loi qui interdit la négation des chambres à gaz et qui a entraîné à son tour plusieurs lois mémorielles qui peuvent poser problème.
Esprit de corps et complaisance académique
Nous citerons un autre exemple révélateur de l’esprit de corps, non pour le seul plaisir de prendre des historiens en délit de complaisance académique, mais afin de montrer comment leur indulgence envers les collègues munis du même titre scolaire qu’eux encourage la poursuite de pratiques préjudiciables aux étudiants comme à l’écriture de l’histoire et combien leur attitude peut nuire à l’expression d’une histoire critique.
Des années après l’affaire Faurisson, le ministère de l’Education nationale confiait une enquête à une commission d’historiens spécialistes de la période de l’Occupation sur plusieurs « affaires » qui avaient secoué les universités françaises, principalement à Lyon. Elles concernaient la délivrance de diplômes à des militants négationnistes, notamment celle d’un DEA (Master 2) sur « Les épidémies de typhus exanthématique dans les camps de concentration nazis, 1933-1945 ». Dans la mesure où les négationnistes ont fait de cette maladie leur cheval de bataille pour expliquer la mortalité quasi « naturelle » dans les camps, on pouvait se demander comment un directeur de mémoire avait bien pu accepter un tel sujet. Que s’était-il donc passé à Lyon ? Rien d’extraordinaire à en croire les conclusions du rapport de la commission. Selon elle l’enquête n’aurait fait que mettre en relief des dysfonctionnements bien connus du monde universitaire : ainsi les recrutements effectués par cooptation qui favorisent la constitution de réseaux comme celui, encore minoritaire, des négationnistes à Lyon. Quant au dysfonctionnement le plus frappant, on le trouvait, toujours selon le rapport, ainsi énoncé : « manque de rigueur professionnelle qui consiste à ne point lire les travaux que l’on prend sous sa direction ». La responsabilité du professeur qui dirigea le fameux DEA sur le typhus exanthématique, y était immédiatement minimisée car, pouvait-on lire ensuite, « il n’est pas impossible que l’éventuelle nature particulière du mémoire [lui] ait échappé : « C’est souvent le cas chez les professeurs les plus en vue, qui acceptent un nombre parfois déraisonnable (souligné par nos soins) de maîtrises, de DEA ou de thèses – un des facteurs de leur légitimité –, et ne peuvent ensuite les suivre correctement, s’exposant ainsi à des erreurs, parfois graves, d’appréciations » (Rapport de la commission sur le racisme et le négationnisme à l’université Jean-Moulin : 2005 p. 198).
Le moins que l’on puisse dire, c’est que, s’agissant de manquements à la déontologie, l’affaire avait été expédiée avec une évidente courtoisie! A l’inverse, le rapport n’avait pas de termes assez méprisants pour qualifier les acteurs (non universitaires pour la plupart) qui avaient contribué à rendre l’affaire publique. Ces « fauteurs de troubles » étaient de petites associations comme le mouvement SOS-racisme, ou de petites équipes rédactionnelles comme la Lettre Marc Bloch ou encore la revue chrétienne Golias. A la lecture du rapport des historiens commissionnés, se dégageait le curieux sentiment que, bien davantage que le procès d’universitaires coupables de négligence, c’était le procès de lieux marginaux, tous accompagnés du qualificatif disqualifiant « d’extrême gauche », où s’exprime une histoire critique, qui avait été fait. Sorte d’atelier d’histoire dans un pays qui ne connaît pas les « Geschichtswerkstätten »[4], la revue Golias se voyait notamment discréditée par le regard surplombant de l’Académie qui, tel un conseil de l’ordre, veillait à l’écriture d’une histoire « convenable ».
« Lobbying humiliant » et « groupes affinitaires »
L’esprit de corps a ceci de grave qu’il conduit à la constitution de réseaux, à celle d’une élite qui tire pour une part non négligeable sa légitimité d’une sociabilité réticulaire. Il n’est pas certain que les modalités de validation de la recherche, son financement public, de même que la centralisation de la recherche constituent un contrepoids décisif. Au contraire. Hantée par le classement de Shanghai, obsédée par les objectifs du processus de Bologne, l’expertise des chercheurs en sciences humaines et sociales n’incite guère à renverser la vapeur. Dans son livre How Professors think, un professeur de sociologie à l’université de Harvard, Michele Lamont, compte au nombre des aspects négatifs du système français la nécessité pour le candidat à un poste d’enseignant-chercheur de recourir à ce qu’elle appelle « un lobbying humiliant » pour le candidat, tacitement invité à reproduire des relations de « mandarin à dauphin », à l’encontre d’une culture de l’évaluation traditionnellement destinée à renforcer la légitimité des universitaires (Lamont : 2009). Ce qui a pour conséquence ce « localisme » contre lequel l’actuelle politique gouvernementale prétend lutter par une approche managériale. Et selon la sociologue américaine, il n’est pas certain, loin s’en faut, que la réforme promulguée dans l’université française réussisse à casser le mode de constitution de ces commissions d’évaluation composées de groupes « affinitaires » à la légitimité scientifique parfois douteuse.
Si nous n’avons aucune raison de penser que la transparence règnerait, à l’inverse, dans les pratiques de recrutement en Allemagne - quoique dépourvue d’agrégation , celle-ci ne recrute guère hors de ses frontières, tout en laissant se perpétuer la marginalisation des chercheurs est-allemands - , d’un point de vue strictement sociologique nous pouvons affirmer qu’en raison de la formation diversifiée des historiens, les groupes « affinitaires » y ont moins de chance de reposer sur des réseaux comme ceux décrits par la sociologue américaine. Ou tout au moins, que la constitution de réseaux n’a pas le caractère automatique qu’elle revêt en France. Echappant à l’attrait d’une capitale dont on suppose les universités meilleures, le système universitaire allemand peut permettre qu’en 2010 ce soit une université comme celle de Darmstadt qui soit considérée comme l’un des meilleurs lieux d’enseignement. Imagine-t-on en France l’université de Besançon en haut du palmarès ? D’autres facteurs peuvent contrebalancer le poids des affinités réticulaires, de ces affinités qui permettent de publier plus par relations que par compétence et que la tant prônée « double lecture aveugle » ne saurait tout à fait réguler, de surcroît dans un petit monde académique où chacun sait sur quoi travaillent ses pairs. Mais en France l’évaluation bibliométrique est renforcée au moment où la Deutsche Forschungsgesellschaft revient, quant à elle, à l’évaluation qualitative bien plus fiable, après que l’université américaine ait aussi renoncé au fameux publish or perish. Le dernier facteur enfin – et non le moindre – qui permet de reléguer aux marges de la vie académique l’histoire critique est, bien entendu, celui de la centralisation de la recherche.
Le CNRS a été longtemps le principal lieu doté de ressources publiques pour faire de la recherche (la création de l’Agence Nationale de la Recherche étant récente), alors qu’en Allemagne, si nous prenons le seul cas de la discipline qui nous importe ici, l’histoire contemporaine, il existe plusieurs lieux et plusieurs écoles. La diversité des lieux ne garantit pas forcément la diversité dans le choix des objets d’étude, mais elle la favorise. Pour ne prendre qu’un exemple l’historien contemporanéiste en Allemagne peut solliciter plusieurs lieux dotés de financement publics, tels l’Institut für Zeitgeschichte de Munich ou le Zentrum für Zeitgeschichte de Potsdam : ce sont là deux Instituts qui ont des approches différentes de l’histoire. Il n’y a pas, en effet, en Allemagne, d’institution qui détienne le monopole d’un champ ou d’un objet. En France, pour intégrer n’importe quel laboratoire du CNRS, le chercheur passe devant une seule et même commission. C’est, en dernière analyse, l’organe qui décide de la compétence du candidat-chercheur, avalise ou refuse, selon le cas et le nombre de postes dont il dispose, la pertinence et la faisabilité de l’objet de recherche proposé puisqu’on entre (ou entrait jusqu’à présent) au CNRS sur un projet. Une commission, qui plus est dans un pays modeste (ce qu’est la France), n’est constituée que d’ un nombre de chercheurs restreint, qui se connaissent, s’apprécient, s’ignorent ou l’inverse et sont généralement sortis du même moule. Recalé par la commission qui encadre sa discipline, le chercheur aura du mal à se tourner, comme il pourrait le faire sous d’autres cieux, vers un autre établissement public.
Au delà des défauts structurels rapidement évoqués (esprit de corps et sociabilité réticulaire générés par la formation, déficit dans la culture de l’évaluation), le financement public reste incontestablement le meilleur gage de l’indépendance de la recherche. L’établissement public est encore ce fameux Standort qui autorise la position idéale de freischwebenden Intellectuellen, ces intellectuels « sans attaches » placés, selon Karl Mannheim (qui élabora ce concept dans un contexte d’exclusion de l’université), dans les meilleures conditions d’exercice d’esprit critique. Mais lorsque l’Etat se désengage et nous engage à trouver nos propres sources de financement, en France comme en Allemagne et ailleurs, le danger nous guette d’adapter nos recherches à la « demande sociale », pour reprendre le terme des éditeurs et des responsables de la politique publique de la mémoire – ceux-là même qui croient la connaître -, en nous tournant vers les fondations privées, ou semi privées, lesquelles ont pour mission d’entretenir une mémoire et une écriture de l’histoire adaptées à leur cahier des charges. Des programmes de recherche suggérés, et donc propres à être subventionnés, peuvent alors modifier le positionnement dans la hiérarchie des sujets d’une certaine mémoire, ce qui ne laisserait pas de favoriser son passage à l’histoire. Tout n’est pas négatif dans cet éclatement des lieux de financement. Mais encore faut-il que l’université et les instituts de recherche restent garants de la possibilité d’écriture d’une histoire « indépendante », autant que faire se peut. L’Alma mater, lieu d’expression d’une mémoire critique, lieu d’élaboration d’une histoire à l’écart des sujets dits porteurs? Pourquoi pas !
Un statut fragilisé
Un repli sur les titres est toujours le signe d’un malaise et d’une faiblesse. Celui auquel on assiste en France est à mettre en relation avec ce statut légèrement ébranlé de l’historien du contemporain. L’époque contemporaine, au-delà des périodisations qui varient selon les écoles et les pays, est celle dont il reste des témoins. L’incommunicabilité des archives constitue un autre point de repère auquel on pense peu et qui est pourtant décisif en ce qu’il fonde, en raison du système de dérogation, la différence entre les chercheurs professionnels et les chercheurs indépendants ou « amateurs » comme aiment à dire les archivistes français.[5] Concurrencé sur sa droite par le témoin qui, depuis la guerre de 14-18, a pris la plume pour écrire ses souvenirs, et sur sa gauche par le journaliste qui rédige la première version de l’histoire, l’historien en arrive à établir une hiérarchie entre les modes de connaissance, revendiquant la supériorité de son mode de représentation du passé sur cet autre mode de représentation que peut être la mémoire. Ce faux débat, contre-productif et dépourvu de valeur heuristique, se retrouve, plus ou moins clairement énoncé, de façon sous-jacente dans toutes les controverses d’historiens. Ces derniers, bien souvent, ne concèdent à la mémoire que l’apport de l’émotion au récit, oubliant par exemple que la connaissance de faits majeurs du 20e siècle (qu’il s’agisse du génocide des Arméniens, de la Shoah et du Goulag) est due en premier lieu aux témoignages de survivants. Introduite par l’Alltagsgeschichte ou l’histoire « d’en bas » (Geschichte von unten) dont les ateliers d’histoire, en Allemagne, ont été les promoteurs, l’histoire orale a du mal à se faire admettre à l’université française alors que l’on peut citer plusieurs universités allemandes (pour ne pas parler bien évidemment des universités britanniques ou américaines) où l’histoire orale a droit de cité. Ce divorce entre la mémoire et l’histoire qui surprend les historiens étrangers semble bien souvent davantage avoir pour enjeu la légitimité de la parole sur le passé et témoigner de ce statut fragilisé de l'historien du contemporain, contraint de rivaliser avec témoins et journalistes qu’une réflexion épistémologique.
Reste enfin un autre facteur qui accentue la différence entre les conditions de production de l’histoire, nationale cette fois : c’est le rapport à la nation qu’entretiennent encore nombre d’historiens français et historiens de la France, qui sont d’ailleurs généralement les historiens plus médiatiques. On se souvient de l’article de Steven Englund intitulé « De l’usage de la nation par les historiens et réciproquement »[6], dans lequel l’historien américain analysait sans ménagement ce lien, depuis le 19e siècle et la constitution de l’histoire en discipline, des historiens français « au service d’une nation sacralisée ». N’avons-nous pas appris récemment que parmi les historiens interrogés sur le degré de collaboration de l’industriel Louis Renault, les deux Français étaient bien moins sévères que le britannique Julian Jackson et le suisse Philippe Burin ?[7] Certes, en Allemagne, les travaux de la commission d’historiens publiés à l’automne 2010 sur la participation de la diplomatie allemande à la politique génocidaire du 3e Reich, n’ont pas plu à tout le monde, mais l’objectivité de la commission s’avérait difficilement contestable et ne le fut guère. L’écriture de l’histoire comme « science légitimante », selon le titre de l’ouvrage dirigé il y a une dizaine d’années par Peter Schöttler[8], est un thème qui effraie sans doute moins qu’en France où chaque historien croit devoir être solidaire de celui pris la main dans le sac. Il faut souligner que la commission d’historiens commissionnés par l’ancien ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, était composée de quatre historiens, dont deux Allemands, Eckart Conze et Norbert Frei, et deux étrangers, l’américain Peter Haydes et l’israélien, Moshe Zimmermann. Ce qui garantissait malgré tout une certaine indépendance et, surtout, un certain désengagement vis à vis du champ national ou familial par rapport à l’objet de recherche. (Aucun nom d’historiens étrangers qui auraient été associés à une commission d’historiens français enquêtant sur une page « douloureuse » de notre passé ne me vient momentanément à l’esprit…)
Nous avons tenté de recenser les raisons pour lesquelles, à nos yeux, ce que nous avons défini comme la mémoire et l’histoire critique occupe une place plus marginale en France qu’en Allemagne et les effets de connaissance que cette marginalisation entraîne. Le fait que le clivage entre historiens de métier et historiens non professionnels, souvent témoins de l’histoire dont ils entendent faire le récit, apparaisse moins prononcé en Allemagne qu’en France tient aussi, c’est l’hypothèse que nous aimerions soumettre en conclusion, au rôle que joue la presse dans chaque pays et j’y vois précisément un lien avec ce qui précède. Plus indépendante de la scène académique, la presse allemande (nous faisons ici référence à des quotidiens comme la Frankfurter Allegemeine Zeitung, la Süddeutsche Zeitung, ou encore à un hebdomadaire comme la Zeit) permet des débats qui ne semblent pas avoir d’équivalents en France où l’argument d’autorité des « groupes affinitaires » peut les interdire ou les clore. Sans vouloir idéaliser la presse d’outre-Rhin, qui peut être elle-aussi soumise à l’influence de réseaux, on doit admettre que les journalistes et les universitaires ne sont pas, comme c’est souvent le cas en France, sortis du même moule ou, à défaut, respectueux de ce moule. Sans être absente, la pratique de l’exclusion ou de la légitimation par des titres scolaires qui peut être nuisible au pluralisme de la pensée joue de façon bien moins automatique outre-Rhin. Car il n’existe pas en Allemagne de coupure aussi nette entre « Akademiker » et publicistes/essayistes, en partie parcequ’aucun concours ne les partage. Prenons un exemple d’envergure : alors qu’on constate dans la vaste entreprise collective des Deutsche Erinerrungsorte, (« lieux de mémoire allemands ») la présence, aux côtés d’historiens, d’un grand nombre de journalistes et écrivains, ce n’est que très marginalement le cas des Lieux de mémoire français qui en sont à l’origine.
Que conclure, si ce n’est que, bousculée par la « mémorialisation » de l’histoire et sa démocratisation contre laquelle elle ne peut rien, l’historiographie savante devrait renoncer à sa crispation sur des titres anachroniques et, au contraire se sentir stimulée dans ses orientations et sa recherche de nouveaux objets en restant à l’écoute de la mémoire et de l’histoire critique.
Sonia Combe, ISP-CNRS, Paris, Centre Marc Bloch, Berlin
Bibliographie
Marc Bloch, Histoire et historiens, Paris, Armand Colin, 1995
Etienne François / Schulze, Hagen (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, Munich: Beck, 2001
Michele Lamont, How Professors Think. Inside the Curious World of Academic Judgement, Harvard, Harvard University Press, 2009.
Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992.
Henry Rousso, Commission sur le racisme et le négationnisme à l’université Jean-Moulin de Lyon III, 2004. www.educpro.fr
[1] Sonia Combe :“Erinnerung und kritische Geschichte in Frankreich und Deutschland“, Deutsch-französisches Institut (Hg), Frankreichsgeschichte vom (politischen) Nutzen der Vergangenheit. Frankreich-Jahrbuch 2010, Wiesbaden, VS-Verlag, 2011.
[2] Lire à ce sujet Etienne François, Tendances actuelles de la recherche historiques, à paraître dans les éditions en ligne de l’Institut historique allemand de Paris.
[3] Les élèves des Ecoles Normales sont en effet rémunérés et reçoivent un « pré-salaire ». Il ne faudrait pas sous-estimer, ce qui peut apparaître un grand avantage du système français par rapport au système allemand, que l’agrégation donne un métier à vie avec la titularisation.
[4] Constitués à l’initiative de citoyens amateurs d’histoire locale, ces ateliers réunissent souvent en Allemagne les historiens, professionnels ou non.
[5] On notera qu’un historien comme Philippe Ariès, en dépit de ses travaux, n’accéda à l’enseignement supérieur qu’à l’âge de 60 ans en raison de ses échecs à l’agrégation et fut jusque-là considéré comme un « historien du dimanche » (un statut peut-être supérieur à celui d’amateur ?), ce qu’il fut par la force des choses.
[6] Politix n°26, 1994.
[7] Le Mensuel Le Monde, janvier 2011.
[8] Peter Schöttler, Geschichtschreibung als Legitimationswissenschaft 1918-1945, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 1997.
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