Les lois mémorielles et notamment la loi Mekachera du 23 février 2005 (qui a entraîné la création du CVUH) ont prouvé que l’Ecole et les programmes scolaires d’histoire sont un des lieux où se cristallisent les tensions entre les mémoires et l’histoire. En effet, si les rapports et les oppositions entre mémoires et histoire font l’objet de nombreuses réflexions depuis une quinzaine d’années environ, la levée de bouclier contre la loi Mekachera dans le monde enseignant a fait prendre conscience que la classe était sans doute un lieu où ce sujet prenait toute sa gravité. Les enjeux qui naissent de la mise en relation entre l’histoire et les mémoires dans le lieu spécifique de la salle de classe fait aujourd’hui l’objet d’un livre, Mémoires et histoire à l’Ecole de la République. Quels enjeux ?, que nous devons à Corinne Bonafoux, Laurence de Cock-Pierrepont et Benoît Falaize. L’objet de cet ouvrage, son propos, les questions qu’il soulève et les craintes qu’il exprime parfois, font écho à une problématique et à une posture chères au CVUH (on peut signaler la journée d’étude du CVUH du 6 octobre 2007, La fabrique scolaire de l’Histoire, dont certaines interventions, en ligne sur le site, sont à rapprocher très directement de ce livre : l’histoire et les positions du CUVH y sont d’ailleurs longuement présentées p 24–30). En effet, Ce livre fait le point sur les évolutions des rapports entre ces mémoires et l’histoire à l’école depuis le 19ème siècle et permet d’en saisir les enjeux les plus récents dans le contexte d’une redéfinition des liens entre mémoires et histoire dans l’ensemble de la société française : comment l’institution scolaire doit-elle se situer face aux lois et aux revendications mémorielles qui se multiplient ? Les programmes ont-il à prendre en compte (et jusqu’à quel point) les mémoires multiples ? Ce livre répond dès lors aussi, sans aucun doute, à une demande de la part de nombreux enseignants confrontés, lorsqu’ils ont à traiter de questions sensibles, « chaudes » politiquement, aux conséquences concrètes de ces tensions : « Comment faire ? Comment aborder des sujets parfois très sensibles et si vifs dans les mémoires familiales des élèves comme des enseignants, sans blesser, sans heurter, mais en disant tout de même l’histoire ? » (p 6).
Les premiers chapitres, à la fois historiographiques et théoriques, permettent de saisir cette problématique dans toute sa complexité. Le 1er s’intéresse aux liens qui unissent histoire et mémoires. Pas toujours conflictuels, les rapports entre mémoire et histoire sont pourtant compliqués dès lors que leur rapport au temps diffère : la mémoire, individuelle ou collective, se construit en rapport direct avec les problématiques du présent, tandis que l’histoire, qui cherche à comprendre et non à juger, tente de saisir dans sa globalité le fonctionnement d’une société à un moment donné du passé. Or les tensions entre mémoires et histoire sont devenues plus vives au cours des dernières années, alors qu’est apparue l’idée d’un « devoir de mémoire », que les mémoires sont devenues concurrentielles et qu’elles font l’objet de lois : l’histoire risque alors d’être instrumentalisée, et certains collectifs d’historiens tentent de préserver ce qu’ils considèrent comme une dérive. Le 2ème chapitre permet d’intégrer cette tension dans le cadre de l’école, en rappelant ce qu’a été depuis la 3ème République, la fonction assignée à l’enseignement de l’Histoire. Si les questions de mémoire y ont toujours été prises en compte et que le projet Républicain n’était pas de séparer histoire et mémoires, le rôle de l’enseignement change : le patriotisme et l’écriture du roman national, dont la connaissance est partagée par chacun, sont remis en cause après la Seconde Guerre mondiale et aboutissent à une « crise de l’histoire enseignée » (p 51) Au cours des années 80 et 90 (chapitre 3) apparaissent les revendications d’un « droit à la différence » face à l’histoire unificatrice enseignée. L’enseignement de l’histoire est obligé de se transformer face à la reconnaissance politique de l’existence d’élèves culturellement différents, et qu’il faut donc prendre en compte différemment dans l’enseignement de l’histoire. Il doit donc se transformer mais il devient alors, par une adaptation de sa fonction, l’un des outils privilégiés de l’intégration de ces différentes cultures dans le creuset Républicain. L’apparition de la notion de patrimoine permet de sortir de la crise et de redéfinir la fonction de l’enseignement de l’histoire face aux transformations des années 1980 : « la résolution de la crise d’identité nationale trouve son accomplissement dans ce couple patrimoine/mémoire. Le premier permet le retour de l’homogénéité symbolique et donc du ciment national ; la seconde rendra possible la dissolution des exclus ou victimes de l’histoire dans le modèle national par le biais de la cicatrisation de ses blessures. » (p 66).
Ces trois premiers chapitres permettent donc de remettre en perspective la façon dont les liens entre histoire et mémoires se sont transformés et comment ces changements ont été pris en compte par l’enseignement de l’histoire dont le rôle s’est ajusté au contexte social et politique. Les prescriptions dont fait l’objet la manière d’enseigner les questions sensibles à l’école (immigration, esclavage, génocide) depuis quelques années peuvent dès lors être présentées dans un quatrième chapitre : l’enjeu que représentent les lois mémorielles et les débats suscités par le traitement des sujets sensibles en classe sont ainsi éclairés d’une lumière nouvelle parce qu’ils apparaissent comme une nouvelle étape d’un processus séculaire. La typologie proposée permet de comprendre pour chacune des questions sensibles ses enjeux propres et de saisir le but et parfois le danger de chacune des lois qui la concerne. Le chapitre 5 permet ensuite d’entrer dans la classe en s’intéressant non plus aux lois, aux prescriptions, aux textes, mais à la pratique de chacun des enseignants, et aux problèmes qui se posent à eux dans le traitement concret des questions sensibles face à des élèves aux mémoires familiales différentes, parfois conflictuelles. L’étude réalisée de 2000 à 2003 dans l’Académie de Versailles sert de base à ce chapitre et permet de comprendre les difficultés qui apparaissent dans le quotidien d’une classe : différence entre l’attente de certains élèves et la façon de traiter un sujet par le professeur, place de l’émotion dans le cours, réaction face à certaines questions surprenantes voire choquantes. Le chapitre 6, enfin, replace ces enjeux dans le contexte européen, et prend des exemples comme la Shoah ou l’histoire du communisme pour montrer que les tensions entre mémoire et histoire sont présentes ailleurs, bien que sous des formes souvent particulières.
Au-delà du bilan, et de la présentation dynamique des problèmes liés aux tensions mémoires/histoire à l’école, le dernier chapitre propose des solutions ou des pistes de travail pour répondre aux problèmes théoriques et pratiques posés. Tout d’abord, les auteurs proposent de repenser la fonction identitaire de l’enseignement de l’histoire : il ne s’agirait plus, dans le contexte actuel, d’intégrer chacun des élèves en ajoutant aux programmes de façon souvent artificielle les pays d’origine des élèves et les souffrances de populations dont ils sont les descendants, mais de proposer une approche qui « procède d’une incessante mise en relation, montrant par-là que la dynamique combinatoire, la nourriture réciproque, et le bricolage des identités est le propre de l’inscription des femmes et des hommes dans l’histoire. » (p 139). Concrètement, les auteurs proposent également certaines approches pédagogiques spécifiques pour aborder les questions sensibles : le recours au témoignage vivant, le débat (qu’il faut comprendre de façon très large comme le moyen de démontrer toute la complexité du fait historique, en intégrant le doute et la controverse qui est à la base du travail scientifique de l’histoire), ou l’enseignement de l’enjeu de mémoire comme objet d’histoire lui-même. Des pistes et des propositions de réforme sont donc proposées à chacun des acteurs qui a un rôle à jouer dans le processus qui mène à l’enseignement de l’histoire, de l’élaboration des programmes à sa mise en oeuvre concrète dans les salles de classe. Le but étant de répondre aux questions qui sont apparues ces dernières années par une « juste pédagogie de l’histoire, qui puisse construire une histoire critique sans mésestimer la force sociale de la mémoire en jeu, qui puisse être fidèle au passé sans renier sur la vérité et être fidèle à la vérité académique, sans rien retirer de la dignité des personnes inscrites dans l’histoire. Et autour desquelles s’organisent des lieux et des discours de mémoires, somme toute, bien légitimes. » (p 151)
Ce livre résume donc les enjeux principaux liés aux tensions entre histoire et mémoires à l’école : il explique ces tensions, les replace dans le temps, montre leur spécificité par rapport aux programmes scolaires et à l’enseignement de l’histoire, les analyses face aux toutes dernières lois et aux derniers débats qui ont cours dans la société actuelle. Il fait le point sur cette problématique que les dernières années ont rendu brûlante. La variété des points de vue et des sources utilisées (travaux philosophiques, historiographiques, historiques, articles des revues pédagogiques, programmes scolaires, manuels, textes de loi, rapports politiques, circulaires, enquêtes sociologiques...) ainsi que la grande actualité des références (les nouveaux programmes de l’année 2007 sont pris en compte et certains articles ne datent que de quelques mois) lui donnent d’autant plus de valeur. Parce qu’il clarifie les enjeux et propose des solutions pédagogiques concrètes, il peut être également une aide précieuse pour les enseignants directement confrontés à ces problèmes dans leur travail quotidien. Enfin, cet ouvrage intéressera aussi tous ceux qui s’interrogent sur la place qu’occupe (ou que devrait occuper) l’histoire, à la fois comme discipline et comme objet d’enseignement, dans la société française d’aujourd’hui.
Corinne Bonafoux, Laurence de Cock-Pierrepont, Benoît Falaize, Mémoires et histoire à l’école de la République. Quels enjeux ?, novembre 2007, Armant Colin, 158 pages.
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