A propos de La grande collecte 2016. De part et d’autre de la Méditerranée Afrique
France XIXe et XXe siècle, organisée par les Archives nationales en novembre 2016.
Certains d’entre nous se sont étonnés
de la présentation par les Archives nationales de leur projet d’une « grande
collecte de documents qui peuvent traiter des relations entre la France et
l’Afrique au 19e et 20e siècle sous tous ses aspects
(échanges commerciaux ou scientifiques, collaboration économique, partenariats
culturels, immigration, événements politiques et militaires etc.), afin
d’alimenter « le grand récit national » et « favoriser une
mémoire partagée et apaisée ».
Ces termes pudiques qui camouflent le
passé colonial posent en effet problème. Ils s’expliquent par l’objectif de
l’entreprise : contribuer à la fabrication du « grand récit national ».
On pourrait, bien sûr, se moquer de l’affichage de semblable méconnaissance des
débats scientifiques, mais ce serait ignorer que si les historiens pour la
plupart refusent qu’on leur assigne une telle mission, c’est en revanche la
vocation (implicite) des archivistes-paléographes. En un sens, on peut même
dire qu’ils sont formés à cela.
Le constat d’une euphémisation, voire d’une
occultation, d’épisodes peu glorieux du passé national peut être fait, d’autant
plus quand il s’agit du passé proche, à l’encontre de nombre d’expositions
organisées par les AN. Quand ces expositions s’accompagnent d’un colloque, les
intervenants peuvent redresser le tir, comme dans le cas présent (autour de
« la grande collecte »), mais cela ne change rien au message que
transmet la scénographie, et leurs catalogues, s’ils existent, continuent à en fournir
la preuve. Je citerai trois exemples sur lesquels je m’étais penchée car on
m’avait demandé d’en faire un compte-rendu :
-
En 2003, les archives d’Outre-Mer publiaient
un beau livre (« beau » car composé aux trois-quarts d’illustrations)
intitulé Archives d’Algérie
(1830-1960), dans lequel la rubrique « Guerre d’Algérie »
correspondait à 7 pages sur 255 et s’ouvrait sur l’émouvante photo d’un
« militaire tenant dans ses bras un enfant ». Le reste était à
l’avenant. « Plus édifiant encore,
écrivais-je alors dans La Quinzaine
littéraire (n°863, 2003), cette scène
où des Algériens en babouches et burnous dressent une banderole portant
l’inscription « Dieu protège la France » en l’honneur du gouverneur
général Chataigneau à Sétif le 14 avril 1946. Evidemment on se doute que les
archives d’Outre-Mer à Aix en Provence ne regorgent pas de photos de la
répression des manifestants de Sétif, un an plus tôt, le 8 mai 1945, nul Elie
Kagan s’y étant trouvé. Mais comment justifier ce choix d’images ?
D’autant que malheureusement, le texte ne prend aucune distance vis à vis des
illustrations, ne cherche guère à combler les vides laissés par leur absence
dans les collections officielles. »
-
Plus récemment, une exposition
intitulée « Fichés ?
Photographie et identification du Second Empire aux années soixante (1960
ndlr) » aux AN, dans l’hôtel de Soubise à Paris, nous alléchait par ce qui
pouvait être pris pour de l’audace. Depuis quand expose-t-on les pratiques
policières ? Il est vrai qu’on ne s’y ennuyait pas et qu’on apprenait
beaucoup de choses sur les processus d’identification depuis ladite
« révolution Bertillon » qui devait empêcher, jusqu’à la découverte de
l’ADN, de confondre une personne avec une autre. Cependant, partagé entre gêne
et curiosité, on collait son nez sur des vitrines derrière lesquelles étaient
exhibées les photographies de l’instruction judiciaire d’hommes et de femmes
destinés à passer ainsi à la postérité et c’était avec un sentiment de
voyeurisme qu’on déambulait au milieu de ces « individus », selon le
langage policier qui semblait avoir contaminé les commissaires de l’exposition.
Souvent insuffisantes, les explications se contentaient de commenter ce qui
avait été fait. Nulle évocation, par exemple, des limites et des dérives de la
méthode Bertillon présentée ici dans un esprit acritique. (Un an auparavant le
livre de Carlo Ginzburg Le fil et les
traces avait pourtant été publié.) Enfin, comme il se doit, plus on se
rapprochait du présent, moins on entrait dans le détail. Hâtivement « bouclée »
par les pratiques de fichage pendant la guerre d’Algérie, l’exposition laissait
entendre que le fichage appartenait désormais à un passé révolu. Elle n’éclairait
guère sur la finalité du fichage ni sur l’engouement policier pour ce dernier,
laissant le visiteur qui ne voulait pas se contenter d’être un voyeur sur sa
faim.
-
C’est un jugement identique (à
quoi sert l’érudition sans réflexion critique ?) qu’on pouvait porter sur
le catalogue de l’exposition au titre prometteur Le secret de l’Etat. Surveiller-Protéger-Informer XVII-XXe siècle
(Archives nationales, 2015) dont voici l’avant-propos : Surveiller, protéger, informer : ce triptyque illustre à la
perfection les missions qui incombent à ces organisations discrètes et secrètes
à qui l’État confie des activités spécifiques et, en grande partie,
clandestines. Comme chacun sait, cette part d’ombre que recèle l’État alimente
aujourd’hui de nombreux fantasmes.
Ecrit
en langage convenu, ce préambule n’en était pas pour autant dépourvu de sens.
Le secret de l’État – entendez ses services secrets - se justifiait pour notre
bien. Aucune agence du renseignement, sous n’importe quelle latitude ou
n’importe quel régime, ne dit autre chose. On pouvait cependant se consoler
avec la lecture de la façon dont la pratique du secret avait été constitutive
de la création de l’État moderne. Un processus d’autant mieux analysé qu’il
traitait, là encore, du passé. Au fur et à mesure que l’on se rapprochait du
présent, les auteurs effleuraient ou contournaient les questions dans un style
dont, parfois, on ne savait s’il reflétait l’embarras ou tout simplement la
confusion de la pensée. Des formes contemporaines du secret rien – ou fort peu
– était dit. Quid des raisons de ce temps de latence qui prive l’historien du
contemporain de ces sources estampillées « secret défense » ? De
ces documents stipulés à tout jamais incommunicables par l’article L 213-2 de
la loi sur les archives de 2008 et dont on attend l’abrogation promise au
début du quinquennat de François Hollande ? Certes, la France n’est pas le seul
État à protéger ses données « sensibles » et c’est pourquoi on aurait
souhaité une comparaison avec des législations étrangères, ignorées par les
auteurs.
Même
la fameuse « crise des archives » était évoquée en passant. Comme si
elle n’avait pas été déclenchée dans les années 1990 par la mise à nu de
pratiques de rétention de certaines archives du régime de Vichy et de documents
attestant la répression policière des militants algériens du FLN ! Ainsi,
cette approche fort érudite du « secret de l’État » nous
promenait-elle finalement à travers l’histoire sans trop se poser de questions.
Celles qui dérangent, naturellement.
Jadis institution discrète,
entièrement dévouée à l’histoire de la Nation, repliée sur elle-même et sur son
sentiment d’excellence, les AN sont sorties de l’ombre à la faveur de cette
crise qui leur a donné de la visibilité. En vingt ans, elles ont appris à
communiquer. Ou plus exactement à faire de la communication. D’où cette
présentation dans la langue de la com de
« la grande collecte » … sans même penser à mal vraisemblablement. Ont-elles
pour autant abandonné ces caractéristiques qui faisaient d’elles le « conservatoire
d’un monde du 19e siècle » ? Rien n’est moins sûr. L’Ecole
des Chartes, qui forme principalement les archivistes, vient à peine, à la
rentrée 2016, de proposer un master d’histoire transnationale dans son cursus !
Elle continue à privilégier l’histoire médiévale et moderne, au détriment de
l’histoire contemporaine alors même que les archivistes devront traiter dans
leur quotidien des archives récentes. Il suffit de jeter un œil sur les thèses
soutenues chaque année à l’Ecole des Chartes pour s’en convaincre : à
titre d’exemple, en 2015, sur les 27 thèses soutenues, seules trois d’entre
elles portaient sur l’histoire contemporaine. (http://theses.enc.sorbonne.fr/2015).
L’enseignement de
l’Ecole continue aussi à privilégier l’étude du latin et du néo-latin, à faire
de la version latine sans dictionnaire son titre de gloire. Loin de nous l’idée
de mépriser cet enseignement que l’université dispense elle-aussi fort bien,
mais il convient de noter l’inadéquation entre l’enseignement reçu et les
tâches à venir. Enfin, l’Ecole des Chartes ne semble pas avoir connu le même
processus de démocratisation que l’université. En l’absence d’une étude
prosopographique du milieu, on se contentera d’observer qu’il existe encore peu
de noms à résonnance étrangère parmi la liste des impétrants de 2015 et que Dieu,
le roi, la France, cloitres et abbayes restent des sujets prisés par les futurs
chartistes.
Des masters
d’archivistique ouverts dans différentes universités (et souvent tournés vers
les archives contemporaines) pourraient à la longue apporter un bol d’air si
ces archivistes formés à l’université ne se destinaient pas le plus souvent à
la gestion d’archives privées. La porte des archives publiques de la Nation est
bien gardée par les chartistes. En bref, on peut dire sans grand risque de se
tromper qu’issus d’un corps socialement, culturellement et ethniquement
homogène, les archivistes restent les meilleurs auxiliaires des producteurs du
« grand récit national ».
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