vendredi 9 mars 2007

A propos de la « liberté de l’historien » par Gérard Noiriel (EHESS)


Certains collègues ne comprennent pas pourquoi nous ne soutenons pas l’appel des 19 personnalités demandant l’abrogation des lois du 13 juillet 1990 (loi dite Gayssot, tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe), du 29 janvier 2001 (relative à la reconnaissance du génocide arménien), du 21 mai 2001 (reconnaissant la traite négrière et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité), et du 23 février 2005 (affirmant le « rôle positif » de la colonisation), au nom de la « liberté de l’historien ».
Le principal argument invoqué pour justifier cette initiative tient à l’inquiétude suscitée par la multiplication « des procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs ». Je partage pour ma part ces préoccupations. C’est même pour y répondre que nous avons créé notre comité de vigilance. Mais on ne combattra pas efficacement ces dérives en dénonçant ces lois au nom de la « liberté de l’historien ».
Les signataires de cet appel affirment que l’histoire est une démarche scientifique parce qu’elle « établit les faits ». Je ne pense pas que ce soit le meilleur critère pour distinguer histoire et mémoire. Comme l’a montré Marc Bloch, l’histoire est une démarche scientifique quand elle s’efforce de comprendre et d’expliquer les phénomènes, alors que la mémoire privilégie les jugements sur le passé. Les parlementaires qui ont adopté les lois que rejettent aujourd’hui ces 19 personnalités sont intervenus sur des problèmes de mémoire collective. Ils n’ont nullement prétendu définir la « vérité historique ». Demander l’abrogation des lois qui introduisent, d’une manière ou d’une autre, un jugement politique sur des événements passés, parce qu’elles remettraient en cause « la liberté de l’historien », c’est attribuer à ce dernier le pouvoir exorbitant de régenter la mémoire.
C’est pourquoi notre manifeste se contente de défendre l’autonomie de la recherche et de l’enseignement historiques et non pas « la liberté de l’historien ». Nous nous sommes mobilisés contre l’article 4 de la loi du 23 février 2005 car il porte atteinte à cette autonomie, en imposant des jugements de valeur (relevant donc de la mémoire) dans l’enseignement et la recherche historique, alors que notre rôle est de comprendre et d’expliquer le passé. Aucune des autres lois citées dans « l’appel des 19 » n’avait franchi ce pas. La seule qui intervient directement dans nos affaires est la loi Taubira dont l’article 2 précise : « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ». Mais cette formulation n’exige pas des historiens qu’ils renoncent à leur mission propre qui est de comprendre et d’expliquer le passé.
Il est vrai que toutes ces lois sur la mémoire peuvent affecter indirectement la recherche et l’enseignement de l’histoire. Mais cela n’est pas nouveau. Les interventions politiques dans l’appréciation des événements du passé ont toujours existé en République. On peut certes critiquer ces lois. Mais il faut le faire en tant que citoyen et pas en tant qu’historien. C’est pour des raisons politiques que je refuse, pour ma part, qu’on mette sur le même plan une loi qui fait l’apologie de la colonisation avec celles qui condamnent le racisme, l’esclavage, les persécutions de masse.
Croire qu’il suffirait d’abroger des lois traitant du passé pour mettre fin aux dérives mémorielles actuelles est une grave illusion. Si nous respectons les principes qui définissent notre fonction d’enseignant-chercheur, nous ne risquons pas d’être condamnés par un tribunal, en application de ces lois. La principale menace qui pèse sur nous, c’est d’être soumis à la vindicte publique, d’être dénoncés comme des « ennemis du peuple » par des groupuscules qui manipulent la mémoire pour leurs propres intérêts et qui cherchent à porter atteinte à notre honneur, à notre réputation de chercheur et de citoyen. La suppression de ces textes n’empêchera pas ces processus. Au lieu de se lancer dans une campagne qui va diviser la profession, nous mettre en porte à faux face aux organisations progressistes, mieux vaut réfléchir aux moyens de défense collective que nous pouvons mobiliser pour combattre toutes ces pressions.

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