vendredi 28 septembre 2007

En finir avec les guerres de mémoires algériennes en France ?


La municipalité de Perpignan ayant annoncé son intention d’ouvrir un lieu public de documentation et d’exposition sur la présence française en Algérie, des historiens travaillant sur cette question ont organisé sur ce sujet, dans le cadre du CERTAP (Centre d’étude et de recherche sur les transformations de l’action publique) de l’Université de Perpignan Via Domitia, le 19 avril 2007, une Journée d’études sur le thème « Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes ».
Cette journée d’étude a abouti à un rapport rédigé par Eric Savarese, maître de conférence à l’UPVD, qui intègre les contributions, réflexions et propositions de Raphaëlle Branche, maîtresse de conférences, Université de Paris I, Jean Robert Henry, directeur de recherche, CNRS, Jean-Charles Jauffret, professeur, IEP d’Aix en Provence, Claude Liauzu, professeur émérite, Université de Paris VII, Gilbert Meynier, professeur émérite, Université de Nancy II, Valérie Morin, docteure en histoire, Université de Paris VII, Guy Pervillé, professeur, Université de Toulouse Mirail, Eric Savarese, maître de conférences, Université de Perpignan Via Domitia, Yann Scioldo- Zurcher, docteur en histoire, EHESS, Benjamin Stora, professeur, INALCO, Sylvie Thénault, chargée de recherche, CNRS. Ce rapport a été publié sur le site de l’Université de Perpignan-Via Domitia. Depuis, l’un d’entre eux, Guy Pervillé, dans une note du 5 septembre 2007 publiée sur son site personnel, a pris ses distances avec une partie de ce rapport.
De son côté, la municipalité de Perpignan, sans réagir à la publication de ce rapport, a annoncé l’inauguration le 25 novembre 2006, à l’occasion du congrès annuel des Cercles algérianistes, de ce « Musée de la présence française en Algérie » ainsi que d’un Mur portant des noms de personnes disparues en Algérie.
Gilles Manceron

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RAPPORT DE RECHERCHE SUR LE PROJET DE REALISATION, A PERPIGNAN, D’UN SITE PUBLIC DE DOCUMENTATION ET D’EXPOSITION SUR L’ ALGERIE : EN FINIR AVEC LES GUERRES DE MEMOIRES ALGERIENNES EN FRANCE ?

Synthèse des travaux présentés et discutés autours de la Journée d’Etudes Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes, organisée par Eric SAVARESE, à Narbonne, le 19 avril 2007, sous l’égide du CERTAP, UPVD. 

Rédigé par Eric SAVARESE, le présent rapport intègre les contributions, réflexions et propositions de Raphaëlle BRANCHE, Maîtresse de conférences, Université de Paris I, Jean Robert HENRY, Directeur de recherche, CNRS, Jean – Charles JAUFFRET, Professeur, IEP d’Aix en Provence, Claude LIAUZU, Professeur émérite, Université de Paris VII, Gilbert MEYNIER, Professeur émérite, Université de Nancy II, Valérie MORIN, Docteure en histoire, Université de Paris VII, Guy PERVILLE, Professeur, Université de Toulouse Mirail, Eric SAVARESE, Maître de conférences, Université de Perpignan Via Domitia, Yann SCIOLDO – ZURCHER, Docteur en histoire, EHESS, Benjamin STORA, Professeur, I.N.A.L.C.O., Sylvie THENAULT, Chargée de recherche, CNRS 
Il est disponible sur le site de l’Université de Perpignan en format .pdf 

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Introduction

Le 23 mai 2006, le conseil municipal de la ville de Perpignan a voté la réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Selon les informations disponibles, il s’agit de procéder à la réalisation, sur le site de l’ancien couvent de Sainte Claire, d’une galerie d’exposition permanente de 300 m2, d’une salle d’exposition temporaire de 130 m2, d’un centre de documentation multimédia, d’une salle polyvalente destinée à accueillir débats et conférences ; des bureaux sont également destinés aux personnels administratifs, et une salle doit être affectée à une association dédiée à la défense, depuis 1973, d’une « culture pied – noir », et partenaire de la réalisation du Centre de documentation sur la présence française en Algérie, le Cercle Algérianiste. Il s’agit donc à la fois d’un centre de documentation et d’exposition, ce qui implique une réflexion sur un projet global dont la fonction est double : documentaire et muséographique. Adossé au Centre de documentation précité, l’érection d’un « Mur des disparus », sur lequel serait inscrit les noms des Français d’Algérie morts pendant la guerre, et une citation d’Albert Camus en hommage aux harkis, est également prévu. Ces décisions se trouvent à l’origine d’un conflit où sont impliqués, d’une part, la municipalité de Perpignan, qui finance le projet (à hauteur, selon les informations, de près d’un million d’euros pour la réalisation du centre, et de 150 000 euros de budget de fonctionnement annuel), d’autre part le Cercle Algérianiste, association qui devrait fournir des fonds documentaires et qui participe au pilotage du projet au nom de la légitimité d’une revendication mémorielle, enfin le Collectif des opposants à l’édification d’un « musée à la gloire de la colonisation », qui dénonce une nouvelle entreprise de réhabilitation de l’histoire coloniale.
Pour bon nombre d’universitaires, enseignants et chercheurs spécialistes, à divers titres, de l’Algérie, il apparaît que cette situation, qui appartient à ce que l’on peut nommer la guerre des mémoires algériennes, mérite une réflexion et, si possible, une médiation de la communauté scientifique ; que le temps des guerres de mémoires algériennes, marqué par l’existence de plusieurs groupes d’individus (tels que les pieds – -noirs, les harkis, les anciens combattants...) au sein desquels certains militent pour la transformation de leur mémoire en histoire officielle, doit céder la place à la réflexion sur l’histoire des interactions franco – algériennes, saisies dans toute leur complexité. Sans nier la légitimité des processus mémoriels, il s’agit donc, d’une part, de valoriser une réflexion collective sur une histoire commune susceptible de nourrir l’apaisement, en favorisant la connaissance d’un passé à partir duquel Français et Algériens pourront rediscuter d’une histoire et d’un destin commun ; et, d’autre part, de travailler à la réconciliation, en France, des groupes porteurs de mémoires algériennes concurrentes.
Ces questions ont été évoquées et débattues à l’occasion d’une Journée d’Etudes sur le thèmeMontrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes, réunie à Narbonne, le 19 avril 2007, à l’initiative d’Eric SAVARESE, maître de Conférences HDR à l’Université de Perpignan Via Domitia. Le CERTAP - Centre de Recherches sur les Transformations de l’Action Publique, doit être remercié pour avoir financé cette manifestation et ainsi d’avoir permis la réunion de plusieurs historiens et autres chercheurs en sciences sociales, tous spécialistes, de par leurs travaux de recherches, de la question algérienne. Après avoir exposé des propositions pratiques, débattu, confronté des idées et des hypothèses, il est possible de proposer ici la synthèse d’une réflexion collective portant à la fois sur les enjeux impliqués par la réalisation d’un centre de documentation sur l’Algérie, et sur les précautions méthodologiques indispensables à la réalisation d’un espace destiné àmontrer l’Algérie au public - la présence de salles d’exposition indiquant clairement, on l’a dit, qu’il existe un enjeu muséographique.
Les réflexions présentées à la suite ne sauraient être considérées comme un programme d’exposition ou d’archivage clef en main, mais comme une série de questionnements et de propositions destinées à la réalisation d’un centre de documentation et d’un espace d’exposition. En dépit de quelques divergences d’interprétation qui peuvent nourrir les débats, et parfois les controverses, entre chercheurs, des divergences qui peuvent et doivent être signalées et assumées, pour mieux souligner que nul n’a la prétention à s’ériger en censeur au nom d’une position d’universitaire. Au delà, l’ensemble des participants à cette réflexion collective soutiennent sans réserve :
1/ que le rôle des chercheurs spécialistes de l’Algérie n’est ni de nier la réalité ou la légitimité des processus mémoriels, ni de valoriser une mémoire contre une autre, mais de promouvoir l’élaboration d’un récit historique « vrai » dont la vocation est de réunir, et non d’exclure ;
2/ qu’en tant que projet financé par des fonds publics, la réalisation, à Perpignan ou ailleurs, d’un centre de documentation sur l’Algérie concerne l’ensemble des citoyens et ne saurait s’adresser à une seule catégorie d’individus. C’est la raison pour laquelle ledit centre de documentation et d’exposition doit proposer une vision à la fois neutre et dépassionnée de l’histoire franco – algérienne, de façon àrenseigner et non à influencer le public de visiteurs potentiels. A cet effet, seule la constitution d’un conseil scientifique doté d’autonomie et de pouvoirs de décision est susceptible de satisfaire à cette exigence. C’est la raison pour laquelle la question d’une possible architecture institutionnelle fait ici l’objet, à la suite des réflexions méthodologiques, de développements spécifiques.
La synthèse de la réflexion collective évoquée plus haut est présentée, à la suite, à partir d’une liste de propositions argumentées. Le présent rapport a bien été élaboré sur la base de recherches individuelles et d’échanges entre chercheurs (1) ; il a pu être relu et amendé par chacun des signataires après élaboration, par Eric SAVARESE, de la version initiale. Il a également été réalisé en toute indépendance par rapport aux différents acteurs de la controverse qui s’est développée, à Perpignan, depuis plusieurs mois, autours de la réalisation du Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Enfin, il a pour but explicite de favoriser l’histoire et le dialogue au détriment des conflits mémoriels. Il appartiendra donc aux différents acteurs impliqués de s’en saisir pour que ce travail, une fois rendu public, puisse à la fois nourrir et apaiser le débat.

1. Pour passer des conflits mémoriels à l’histoire, saisir les enjeux de nomination

Les spécialistes de l’histoire de l’Algérie ont depuis longtemps pris acte de la difficulté à produire des travaux de recherche dans un contexte marqué par la multiplication des injonctions mémorielles, sinon par la concurrence des victimes. Ainsi, l’on peut être taxé « d’antifrançais » en établissant que l’OAS s’est rendu coupable de crimes, et de « colonialiste » en démontrant que des crimes (perpétrés notamment sur des « Algériens ») furent commis sous la houlette du FLN. Les conflits mémoriels actuels invitent donc à interroger les conditions d’élaboration du récit historique : les mémoires constituent bien, parmi d’autres sources, des matériaux historiques à part entière, et la coupure entre histoire et mémoire ne saurait être trop rigidifiée. Toutefois, l’histoire et la mémoire n’ont ni les même fonctions, ni les mêmes modes d élaboration, puisque seule l’histoire est soumise aux exigences de la recherche scientifique – c’est à dire, notamment, à des exigences particulières en terme de questionnement, de sources, et de validation des résultats. A titre d’exemple la question du rôle positifou négatif de la colonisation, qui a occupé plusieurs médias lors de l’année 2005, n’appartient pas aux questions posées dans le cadre d’une démarche d’histoire ou de science sociale, qui ne saurait viser qu’à la compréhension et/ou à l’explication, et non au jugement rétrospectif sur le passé. D’où l’intérêt, et cela sans remettre en cause la légitimité des investissements dans les conflits mémoriels, d’interroger la construction des mémoires à travers des processus de sélection de souvenirs et d’oublis qui en sont constitutifs : les juifs de Constantine se souviennent massivement des évènements de 1934, où ils furent molestés, mais très peu nombreux sont ceux qui peuvent se remémorer des événements de 1956, où ce sont des juifs qui ont molesté des musulmans en guise de représailles à l’explosion de cafés fréquentés par des gens de confession juive. Plus généralement, la situation léguée par la guerre d’Algérie permet de rendre compte de conflits mémoriels entre des groupes d’individus qui n’ont ni les même souvenirs, ni, également, les mêmes oublis : les conflits, très actuels, autours des dates du 19 mars 1962, ou du 26 mars 1962, en attestent.
La concurrence des mémoires se traduit, aussi et surtout, par des enjeux en terme de dénomination des groupes : la question du vocabulaire permettant de les nommer et de les présenter est donc fondamentale. Plusieurs solutions peuvent être envisagées, parmi lesquelles figurent, a minima, 1/ celle de nommer les groupes d’individus en fonction de leur statut au moment évoqué, et donc d’utiliser les coupures entre « Européens » et « indigènes », « Français citoyens » et « Français non citoyens », « Français de souche Nord Africaine » et « Français de Souche Européenne »), et 2/ celle de s’affranchir de l’histoire des classifications officielles, en utilisant des catégories élaborées pour les besoins de la recherche, comme celles « d’Algériens » et « d’indigènes ». La première solution est destinée à coller à la réalité historique, la seconde permet de montrer que l’histoire est un récit construit à travers des questionnements et des concepts que des chercheurs élaborent ultérieurement. Quel que soit le choix qui peut être effectué, il doit impérativement être explicité, notamment dans le cadre d’une exposition : le public doit être informé à la fois des questions de méthodes qui se posent pour décrire des populations (« Algériens », « pieds – noirs », « rapatriés », « français citoyens », français non citoyens »), et sur les origines et les usages de ces mots. Dans la situation coloniale comme dans bon nombre d’autres cas, les enjeux de nomination sont aussi des enjeux de pouvoir, et les mots font l’objet de luttes : tandis que les Français d’Algérie se proclamaient « Algériens », en tant que résidents d’une « province française », les anciens « indigènes » se proclament « Algériens » lorsque, investis dans la guerre d’indépendance, ils visent à se définir comme les occupants légitimes du territoire ; enfin, à partir de 1962 et de la définition d’un Etat Algérien, « l’Algérien » désigne tout individu ayant un lien de droit avec le nouvel Etat, c’est à dire tout individu de nationalité algérienne.
Quels que soient les groupes et les enjeux de nomination, la question des appartenances confessionnelles, qui a également servi à désigner des « communautés » dans l’Algérie coloniale, ne saurait être esquivée. En particulier, désigner les « indigènes » comme « musulmans » est très simplificateur – jusqu’en 1870, les juifs appartiennent aux indigènes ; surtout, une telle adéquation consiste à ethniciser les individus, et conduit à naturaliser une coupure crée par le droit colonial. C’est la raison pour laquelle certains « groupes d’individus », tels que les « juifs », sont particulièrement révélateurs des contradictions de l’histoire de l’Algérie et des interactions franco algériennes, et peuvent faire l’objet d’analyses spécifiques dont pourraient notamment rendre compte des expositions temporaires. Figurant d’abord parmi les « indigènes », sur un territoire où les premières classifications séparent des « européens » et des « indigènes », ils appartiennent ensuite massivement aux Français citoyens, et cela même si la population de confession juive comporte plusieurs petites communautés et que certains (comme ceux du M’ZAB) ne sont pas inclus dans le décret Crémieux (24 octobre 1870) relatif à la « naturalisation » des juifs. Les juifs font l’objet, en Algérie comme en métropole, de plusieurs manifestations virulentes d’antisémitisme : c’est le cas à Constantine, en 1934, ou encore lorsqu’ Edouard Drumont est triomphalement accueilli à Alger, en 1898, dans le contexte de tension crée par l’affaire Dreyfus, alors qu’il se présente aux élections législatives comme le « candidat antijuif ». L’abrogation, sous Vichy, du décret Crémieux concerne 110 000 juifs, qui seront par la suite réintégrés puis massivement « rapatriés » en 1961 et 1962 : ils sont alors parfois désignés comme des « juifs pieds – noirs », expression impropre si l’on admet que sont « pieds – noirs », indépendamment de toute appartenance confessionnelle, les anciens Français citoyens rapatriés (certains harkis furent rapatriés, mais ils n’appartiennent pas aux anciens Français citoyens, et ne sont donc pas « pieds – noirs »). Le mauvais accueil des juifs d’Algérie par les juifs métropolitains appartient également à une histoire complexe qui doit être évoquée et exposée, car, à travers elle, il est possible de dévoiler comment interfèrent, dans le cadre de l’histoire coloniale et post – coloniale, de l’Algérie, les questions du culturel, du religieux, et du politique.
Enfin, la question du vocabulaire est également problématique lorsqu’il s’agit de définir des structures sociales ou des processus historiques. Ainsi, la nomination de la guerre d’Algérie, longtemps désignée en France dans le registre de la guerre sans nom, fait l’objet de conflits qui n’ont rien de strictement sémantique : tandis que nier l’existence d’une guerre correspond à la position d’un Etat colonisateur qui entend rétablir l’ordre sur des départements français, la définition d’une « guerre de libération » appartient au vocabulaire et au point de vue du FLN, et l’expression de « guerre d’Algérie », officiellement reconnue par le législateur en 1999, a longtemps correspondu à un prisme français, et plus particulièrement à l’analyse du conflit à travers le rôle de la seule institution militaire. C’est pourquoi le terme de guerre d’indépendance, c’est à dire de guerre pour obtenir l’indépendance, peut être choisi pour dépassionner le récit, en s’efforçant d’attribuer aux mots une connotation autre qu’idéologique ou militante.
La diversité des contextes et la multiplicité des enjeux mémoriels et politiques implique donc de choisir un vocabulaire destiné à couper la production d’un récit sur l’Algérie de significations partielles et partiales, qui ne rendent compte que des points de vue d’acteurs « spécifiques » au détriment d’une histoire complexe.

2. Pour un « récit vrai », penser l’articulation entre l’histoire et la géographie de l’Algérie

Toute présentation de l’histoire de l’Algérie peut s’appuyer sur des cartes permettant de définir laréalité spatiale de la colonie. Les récits collectés auprès des Français d’Algérie soulignent en effet que lorsque ces derniers évoquent le pays, ils parlent essentiellement d’une portion réduite du territoire, et soulignent les différences entre les villes et le « bled ». Les cartes de l’Algérie montrent sans ambiguïté une extrême concentration des Français citoyens sur le littoral et dans les grandes agglomérations urbaines – Alger, Oran, Constantine, Mostaganem -, tandis que de nombreux territoires sont sous administrés, et que l’Algérie Française a représenté une réalité fort lointaine pour de nombreux « Algériens ». Cette répartition des populations doit être interrogée à plusieurs titres lorsqu’il s’agit de présenter l’histoire de l’Algérie.
1/ Tout d’abord parce puisqu’il conviendra de distinguer une Algérie des Français qui se concentre sur les villes côtières, d’une Algérie rurale qui, pour partie, ne voit pas les Français. Ce sont par exemple les témoignages collectés dans cette Algérie rurale qui permettent d’affirmer que dès 1945, le modèle colonial est contesté, et que si la guerre est déclanchée le 1er novembre 1954, la marche à la guerre recoupe la période 1945 – 1954. De plus, cette répartition géographique des populations permet de souligner qu’au delà des coupures politiques et juridiques (notamment les discriminations en terme de civilité et de citoyenneté), des disparités économiques et sociales (les Français d’Algérie ont un niveau de vie inférieur à celui des métropolitains, mais très supérieurs à celui des Français non citoyens), il existe, au temps de l’Algérie Française, un clivage entre populations rurales et urbaines, clivage dont rendent compte un grand nombre de travaux et de témoignages.
2/ Ensuite parce que cette répartition des populations a des conséquences sur les perceptions des « Français non citoyens », puisque la plupart sont localisés dans des espaces où les Français citoyens sont absents. Elle permet également d’interroger les récits produits, après les « rapatriements », au sein d’associations, par d’anciens Français citoyens qui, devenus des « pieds – noirs », inventent une tradition, la tradition pionnière. Il s’agit d’une histoire de la colonie qui repose sur deux éléments, le pionnier et le colon, le colon appartenant aux héros qui domestiquent une terre aride et progressivement transformée en pays prospère. Référence morale à un paradis perdu, un tel récit peut susciter des choix identitaires, puisqu’il autorise d’inscrire l’existence des « pieds – noirs » dans une histoire longue, entamée avec la conquête de l’Algérie, et par référence à une « culture » ancienne, alors que les pieds – noirs constituent un groupe récent. Un tel récit peut toutefois être confronté à la réalité sociale etspatiale de l’Algérie, où plus de 80 % des Français citoyens appartenaient aux populations urbaines, où les riches « colons » propriétaires terriens constituent une infime minorité (fût-elle influente et fort active, par l’intermédiaire des délégations financières) ; bref : où l’essentiel des Français d’Algérie n’appartiennent pas à la population rurale et ne travaillent pas dans l’agriculture. Cet élément est d’ailleurs fondamental, puisqu’il contribue à casser le stéréotype du « pied – noir » colon, enrichi en faisant « suer le burnous », un stéréotype que bon nombre de pieds – noirs peuvent légitimement contester.
Ces éléments suggèrent que tout espace de documentation et d’exposition doit permettre au visiteurs comme aux chercheurs de disposer de l’ensemble des sources, documents, cartes, témoignages, et autres..., qui autorisent à la fois une réflexion critique sur l’histoire de l’Algérie, et une présentation de la diversité des récits à travers lesquels elle peut être décrite : montrer l’Algérie au public implique que celui ci ait accès aux questions méthodologiques qui se posent lorsqu’il s’agit construire un centre de documentation et d’exposition. Ainsi, au delà de la tradition pionnière, associée à l’absence de définition de la réalité sociale et spatiale de la colonie, l’histoire de l’Algérie a aussi été inséré à un récit produit sous la troisième République, sur le modèle de l’histoire de France d’Ernest Lavisse ; un récit massivement diffusé aux écoliers sur les bancs de la communale, conté par les instituteurs comme par les rédacteurs de manuels scolaires, à travers lequel la colonisation est présentée à la fois en terme de mission civilisatrice et d’opération économiquement indispensable à une métropole appartenant aux grandes puissances. Cette histoire incorpore les normes classiques d’une « histoire coloniale de la colonisation » : elle procède à la nationalisation d’une histoire coloniale qui n’est autre qu’une histoire de France transplantée sur le terrain colonial, une histoire dont les grands absents sont invariablement les populations colonisées. Mais sa « déconstruction » est à la fois le produit d’une réflexion produite en métropole et d’une critique élaborée par les anciens colonisés, et la diversité des récits historiques et des critiques de ces récits doit être évoquée et montrée au public. Un public auquel il convient de signaler que la remise en cause de l’histoire coloniale de la colonisation tient à son caractère partial parce que partiel : en faisant disparaître les « indigènes », c’est toute la question de la relation ou de la situation coloniale qui est absente.
Or, la situation coloniale suppose précisément d’être pensée en fonction de la concentration des Français citoyens sur le littoral et dans les grandes villes, puisque la description des relations entre les populations dépend de la présence ou de l’absence « française » : on ne vit pas à l’identique à Alger et dans le « bled ». Lorsque la rencontre coloniale permet d’observer des interactions entre deux populations placées en position dissymétrique dans la société algérienne, deux écueils doivent être évités. Le premier consiste à tenir pour fantasmatique l’existence de relations interindividuelles entre « Français » et « Algériens », c’est à dire entre « Français citoyens » et « Français non citoyens ». La présence d’inégalités sociales et de discriminations politiques ne mutile ni les rencontres, ni les tensions, ni les relations amicales, et rien ne permet de nier formellement toute interaction. Le cinéma où la littérature rendent parfaitement compte de ces fragments d’histoire existentielle que l’analyse historique ne saurait faire disparaître. Mais il existe un second écueil consistant, à l’inverse, à se focaliser sur ces produits de fiction et de n’évoquer que des histoire individuelles, en évacuant les processus historiques et les structures de la société coloniale. Il convient donc de relever le défi d’exposer une histoire de la situation coloniale faite à la fois de barrières entre des communautés pour partie produites par le droit et par l’imaginaire (la distinction entre citoyens et non citoyens reposant au moins partiellement sur l’appartenance ou non aux « musulmans »), et de relations interindividuelles entre « Français » et « Algériens ». Des barrières qui sont à la fois juridiques, politiques, économique et sociales, mais également morales et sexuelles, en rappelant que, d’une part, la règle souvent évoquée est que les « Algériens » et les « Français » pouvaient être frères, mais non beau frères, et que d’autre part ces derniers ont aussi été perçus, par exemple à leur arrivée en Algérie, comme des barbares consommant de l’alcool. Séparation des « groupes » et relations interindividuelles entre « citoyens » et « non citoyens » ne sont donc contradictoires qu’en apparence : le général Massu lui même signalait qu’au plus fort de la « bataille d’Alger », en 1957, à un moment où les Français d’Algérie réclamaient la plus grande dureté à l’égard du FLN, toute arrestation d’un « Français non citoyen » provoquait l’intervention d’un « Français citoyen » convaincu que son ami ne pouvait appartenir aux « rebelles » ! La singularité de la situation coloniale algérienne réside dans le fait qu’à la différence de colonies asiatiques où les métissages ont été, quoi que quantitativement réduits, assez nombreux pour susciter une législation, les rencontres en Algérie ont eu lieu aux marges des groupes, à la fois en raison du statut de la femme musulmane, de l’interdit religieux, et de la présence précoce de femmes au sein de la population colonisatrice. D’où l’acuité de la question des passeurs, qui apparaît avec la question des - rares – mariages « mixtes » (Mme Abbas est une « française d’Algérie »), des conversions (sur ce point les cas de Dinet, Eberhard, Ould Aoudia), et des changement de nationalités (Monseigneur Duval).
Compte tenu des enjeux inséparablement mémoriels et politiques qui demeurent associés aux différents récits ici évoqués, il n’est pas souhaitable qu’un centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie porte le nom de Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Une telle appellation est associée à récits desquels les colonisés sont les grands absents, et à travers lesquels il n’est pas possible de saisir la complexité de l’histoire franco – algérienne.

3. Pour une histoire critique de l’Algérie, définir la question des temporalités

Le mythe de la terre vierge que les Français auraient découverte en 1830 ne saurait tenir lieu de mise au point factuelle, en particulier parce que les écrits du Maréchal Bugeaud, comme les récits de la résistance à la conquête menée par Abd el Kader, témoignent du fait que les populations qui habitaient l’Algérie cultivaient la terre bien avant l’arrivée des Français. Les « Algériens » ont une histoire entamée avant le débarquement de Siddi Feruch, et seule une vision colonialiste, réduisant l’Algérie à une simple création française, et les Algériens à un statut unique de colonisés, pourrait enfermer l’histoire de l’Algérie entre 1830 et 1962. C’est la raison pour laquelle un centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie ne saurait être construit en établissant des barrières chronologiques par trop rigides. On rejoint là les réserves ci dessus évoquées quant à la dénomination de Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Bien entendu, la période coloniale doit être expliquée et analysée dans toute sa complexité, mais il convient de souligner que le meilleur moyen d’y parvenir est de ne point enfermer l’analyse dans un temps strictement colonial – ou post colonial, car cette approche présente le risque d’occulter tout ce qui ne dépend pas directement de la présence française. De plus, les interactions franco – algériennes ne se limitent pas à la période coloniale : non seulement elles acquièrent un nouveau sens juridique après 1962, avec la définition légale d’une nationalité algérienne, mais elles intègrent immédiatement un discours universaliste tiers-mondiste dans lequel se reconverti pour partie le vieux discours universaliste colonialiste de la III e République, la France passant, dès l’étape des indépendances, du statut de puissance coloniale à celle de pays ami du tiers monde !
Tout projet à visée documentaire et muséographique sur l’histoire de l’Algérie doit donc éviter de réifier une vision colonialiste en commençant brutalement l’exposé des faits et des documents en 1830, et en cessant la présentation des faits et des processus en 1962. D’où le risque d’avoir à gérer une chronologie gigantesque, donc difficilement utilisable, qui pourra être évité en s’interrogeant plus ou moins brièvement sur l’Algérie avant 1830, des développements plus conséquents pouvant notamment faire l’objet d’expositions temporaires. Une telle expérience n’a d’ailleurs rien d’inédit, puisqu’elle a pu être réalisée dans la cadre d’une exposition préparée à Aix en Provence, et par la suite présentée dans l’enceinte du Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM), puis sur d’autres sites français et algériens, sur le thème La France et l’Algérie. Destins et imaginaires croisés. A partir d’un synopsis comportant douze séquences permettant de décrire les relations franco algériennes dans un cadre chronologique souple, et non circonscrit à la période 1830 – 1962, il a été possible de montrer qu’un tel travail, souvent décrit comme une gageure, est parfaitement réalisable, et peut être très favorablement accueilli par un public caractérisé par son extrême diversité ! La qualité du travail réalisé par un scénographe professionnel, la diversité des documents, et le montage numérique de l’exposition ne sont probablement pas étrangère à ce succès. Mais au delà de la dimension technique, c’est le contenu de l’exposition et la stricte recherche d’une « neutralité axiologique » dans l’écriture qui a permis, associé aux documents présentés, d’ébaucher les contours d’une histoire commune aux Algériens et à l’ensemble des Français porteurs de mémoires en conflit.
Reste que la période dite « coloniale », plus haut définie à partir une distinction entre une Algériefrançaise pendant 132 ans, et une Algérie des Français qui n’évoque qu’une partie du territoire, doit faire l’objet d’un travail de périodisation spécifique : comment aborder – mais sans s’y limiter – la période comprise entre 1830 et 1962 ? Sur ce point comme sur d’autres, il convient d’éviter tous les découpages qui incorporent une vision plus ou moins normative de l’histoire. En particulier, il n’est pas possible de retenir la thèse dite des deux temps de la colonisation, à travers laquelle sont isolées deux périodes : l’une, courte et violente, de la conquête, s’accompagnant de victimes, de souffrances, et d’exactions, l’autre, plus longue, douce, non violente, civilisatrice, celle d’une Algérie heureuse et associée à la mise en valeur d’un territoire. Une telle perception de l’histoire de l’Algérie peut faire, a minima, l’objet d’une double réserve :
1/ d’une part, elle ne saurait contribuer à mettre fin à la guerre des mémoires algériennes. La lecture des débats parlementaires permet de souligner que cette thèse a plusieurs fois été mobilisée à l’Assemblée Nationale au cours des discussions sur le vote de la loi du 23 février 2005, puis lors du débat aboutissant, au mois de novembre de la même année, au refus de l’abrogation de l’article 4 mentionnant que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre mer. Or, en procédant à un arbitrage en faveur d’une mémoire au lieu de promouvoir la socialisation d’un récit historique acceptable par des groupes porteurs de mémoires concurrentes, cette loi a contribué à attiser les conflits et à diviser les Français sur la question algérienne. D’ailleurs, aujourd’hui, ses adversaires regrettent que d’autres articles contestables du texte ne soient pas abrogés, tandis que les partisans de ladite loi déplorent que l’article 4, au centre de toutes les polémiques, ait été abrogé par décret, après une décision de « délégalisation » du Conseil Constitutionnel.
2/ d’autre part, la thèse des deux temps de la colonisation trouve, dans le contexte des guerres de mémoires algériennes, une autre expression : il s’agit de l’idée selon laquelle la réduction de l’histoire de l’Algérie aux 8 années de guerre, sur 132 ans de présence française, relève de la simplification outrancière, voir de la caricature. Si l’histoire de l’Algérie ne saurait être réduite ni à la guerre d’indépendance, ni, à fortiori, à la présence française ou à l’Algérie Française, il reste impossible de séparer le conflit qui se déroule entre 1954 et 1962 des interactions franco – algériennes : la guerre d’Algérie n’est pas, à elle même, sa propre explication, et, en admettant que les causes précèdent, au moins pour partie, les effets, la compréhension du conflit suppose de lier la guerre à des processus historiques qui se produisent avant son déclanchement au sein de la société algérienne. Parmi les éléments clefs, on pourra mentionner les revendications à la citoyenneté, la formation de la nation algérienne comme instrument de mobilisation contre le colonisateur, la paupérisation des paysans « Algériens », et toutes les fissures décelables au sein de la société coloniale. On pourra également interroger les conséquences à long terme d’éléments moins directement impliqués dans les années de « marche à la guerre », mais contribuant à expliquer les fissures du « modèle colonial », tels que l’inscription dans les mémoires de la répression de la révolte Kabyle de 1871, la participation des « indigènes » aux deux conflits mondiaux, la célébration fastueuse et ostentatoire du centenaire de l’Algérie française de 1830, de l’échec du projet Blum – Violette, le statut de l’indigénat, etc...
Il n’est donc pas possible de séparer deux temps courts et violents, ceux de la conquête et de la guerre, et un temps long qui serait celui d’une Algérie heureuse, sans mutiler l’analyse de la société algérienne. L’une des solutions possibles reste donc de définir trois périodes, c’est à dire en premier lieu celle qui s’étend de 1830 à 1871, soit le temps de la conquête et de l’administration militaire du territoire (période 1), en second lieu celle du temps « pacifié » de l’Algérie française (période 2, entre 1871 et 1945), enfin celle comprise entre 1945 et 1962, qui englobe la marche à la guerre, le conflit et l’accession à l’indépendance (période 3) ; il ne s’agit pas là de soutenir que la guerre commence en 1945, mais de se donner les moyens d’expliquer la marche à la guerre. De plus, un tel découpage permet de lier histoire et mémoire en admettant que pour décrire les souvenirs d’une Algérie perdue, qui alimente la nostalgie des actuels pieds – noirs, c’est la seconde période (entre 1871 et 1945) qui demeure centrale. L’analyse des multiples figures de la « nostalgérie » est sur ce point fondamentale si l’on admet que seule la prise en charge de la diversité des points de vue – par exemple par la juxtaposition des histoires individuelles qui peuvent contribuer à l’élaboration progressive d’un récit collectif – permettra de sortir des barrières produites par la colonisation, et par là des guerres de mémoires algériennes qui restent alimentées par les vieux clivages. La promotion d’une histoire qui soit rigoureuse sur le plan factuel, et qui prenne en compte la diversité des processus mémoriels, permet de mettre l’histoire au service des mémoires, et les mémoires au service de l’écriture d’un récit historique sur lequel des groupes concurrents en matière de perception de l’histoire franco – algérienne peuvent s’appuyer.
En atteste, d’ailleurs, le fait que les processus mémoriels sont dynamiques, que les mémoires sont travaillées par l’histoire, et que des auteurs comme Jules Roy ont d’abord fait l’objet de sentiments de rejet chez des pieds – noirs avant d’être réintégré dans une mémoire collective en mutation. Il est donc tout à fait possible de ne point nier la légitimité des processus mémoriels sans céder aux exigences de la recherche en sciences sociales, et ainsi d’admettre que l’histoire est l’un des moyens de jeter des passerelles entre les mémoires. D’où l’impératif de multiplier les documents et les points de vue.

4. Pour « comprendre et transmettre », multiplier les documents et les points de vue

Plusieurs projets à visée à la fois historiographique, muséographique, mais également pédagogique et mémorielle, ont fait l’objet de travaux et de communications, sans parler des polémiques suscitées par l’érection, dans plusieurs villes du sud de la France, de stèles ou de monuments considérés comme des mesures de réhabilitations de l’OAS. Avant de s’interroger sur la diversité de ces dynamiques mémorielles, il est possible de prendre appui sur des réflexions suscitées par des projets tels que celui de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, ou encore celui du Mémorial de la France d’Outre – Mer à Marseille (« Mémorial » ou « Historial », les deux expressions ayant été tour à tour mobilisées), enfin sur la réalisation, sur le site de Montredon – Labessonnie, dans le département du Tarn, d’unConservatoire de la guerre d’Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc, c’est à dire d’un lieu dont la mission était de devenir un support de mémoire sans rien céder en matière d’exigences sur la vérité historique.
Ce dernier exemple servira de point de départ, puisque, suite à la réalisation d’un monument destiné à servir de lieu de recueillement, la décision de créer un conservatoire de la guerre d’Algérie, avec pour fonctions d’évoquer des expériences vécues, de collecter et de conserver des témoignages et des objets, d’acquérir des ouvrages de bibliothèque, mais également de rendre compte de la trame historique, un projet à la fois historique et pédagogique a du être élaboré : il s’agissait de s’interroger sur le contenu d’une exposition permanente, et de consigner le travail des « historiens » dans le cadre d’un rapport destiné à éviter d’éventuels dérapages pouvant alimenter la guerre des mémoires. Les buts explicites du projet sont condensés dans une devise, Comprendre et transmettre, adoptée à l’unanimité des participants – c’est à dire des anciens combattants de toutes « obédiences », des universitaires, ainsi que des « experts » et représentants des administrations publiques. Les principes qui président à sa réalisation peuvent être croisés avec ceux qui ont pu être définis à propos du mémorial de Marseille, suite au travail de plusieurs spécialistes : on les présente à la suite, en y associant quelques réflexions produites sur la base d’autres corpus documentaires.
1/ Ne jamais donner une seule vision d’un vécu, surtout lorsque les questions évoquées sont particulièrement sensibles, comme celles du putsch de 1961 ou des accords d’Evian. Tout projet d’exposition, de conservatoire, de musée, d’historial ou de centre de documentation veille en particulier à ne point réduire une histoire à l’une de ses dimensions. Le cas de l’histoire coloniale suppose donc une articulation entre une histoire nationale, une histoire métropolitaine, mais aussi celle des anciens « indigènes » et, plus généralement, celle de l’ensemble des groupes d’individus impliqués. Cette exigence est fondamentale dans un contexte où, d’une part, l’histoire est devenue un bien de consommation culturelle, et d’autre part les « minorités culturelles », porteuses de revendications mémorielles, disposent d’une visibilité accrue dans le champ culturel et politique français. D’où, également, l’indispensable articulation du travail des chercheurs et des militants : alors que ces derniers veulent légitimement faire entendre leur point de vue, il est impératif de veiller à la prise en compte de tous les aspects de l’histoire et de rigoureusement définir, à cet effet, la place des chercheurs. Cette dernière question est bien l’un des enjeux fondamentaux, et communs à l’ensemble des projets historiques et mémoriels qu’il est possible de recenser ; mais, dans la mesure elle fait l’objet des développements finaux de ce rapport, elle sera momentanément laissée en suspens. Quoi qu’il en soit, le respect de la pluralité des points de vue demeure déterminant quant à la conduite d’un projet de site de documentation et d’exposition, en particulier sur des thèmes comme celui de l’Algérie, qui font toujours l’objet de conflits mémoriels et de débats passionnels. C’est pourquoi, au delà des éléments ici exposés, et qui nous paraissent devoir présider à la constitution d’un centre de documentation, nous ne pouvons que noter qu’un mur mettant en avant certains morts plutôt que d’autres représenterait, pour celui ou celle qui fréquenterait le centre, un signe évident indiquant la proximité du centre avec une lecture du passé ne faisant pas l’unanimité (2) .
2/ Ne jamais exclure mais rassembler. La prise en compte de la réalité historique comme de la diversité des enjeux mémoriels et des postures victimaires impose non seulement de nuancer, mais aussi de ne point oublier que des exactions ont été commises dans les deux camps. En matière de guerre d’Algérie, seul un récit historique qui intègre les questions du terrorisme, de la torture, du massacre des harkis et de l’exode des Français d’Algérie est susceptible de préfigurer l’indispensablereconnaissance mutuelle des souffrances ; une reconnaissance mutuelle qui, delà de la litanie des horreurs vécues par les Algériens et par les Français, constitue le seul véritable acte mémoriel qui puisse, en pratique, susciter l’apaisement.
3/ Tout centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie doit être à la fois un lieu de dépôt et de mise en relation de plusieurs sites documentaires. De la sorte, un site de documentation et d’exposition réalisé à Perpignan peut être associé à d’autres projets tels que le projet du Mémorial du camps de Rivesaltes, pour partie consacré à la constitution d’un patrimoine archivistique sur la question des harkis, ou au Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM, Aix en Provence). En effet, la diversification des regards pose le problème de la constitution des collections, qui ne sauraient venir que « d’un côté », et doivent englober, via les réseaux informatiques et l’outil multimédia, des documents et témoignages les plus divers. Il n’est pas souhaitable de réaliser un centre de documentation ou un musée des indigènes ou des communautés françaises, puisqu’il s’agit de groupes d’individus dont l’histoire ne saurait être comprise indépendamment des relations avec d’autres groupes. A cet effet, la constitution d’archives orales, mais aussi de documents les plus variés émanant de l’ensemble des syndicats, des partis, des associations, peuvent être compilées au côté des œuvres (tableaux, œuvres littéraires, photographies, cartes postales, documents filmographiques) qui rendent pour partie compte d’une époque.
Seule la diversité des documents permet de rendre compte de la variété des points de vue, ce que montre la production cinématographique sur la guerre d’Algérie. En effet, la thèse selon laquelle cette guerre est absente du cinéma a longtemps prévalu, alors qu’il y a eu des réalisations et que la censure n’explique pas tout. Or, dans l’ensemble, le public français n’a pas été séduit par les films proposés. De plus, dans la quasi totalité des cas, ces films ne sont pas tournés en Algérie, puisqu’il est délicat d’y réaliser un film dans les années qui suivent l’indépendance, et que ces films s’adressent à un public métropolitain qui, dans l’ensemble, ne connaît pas l’Algérie. Mais les réalisateurs sont confrontés à une guerre qui demeure largement sous représentée : beaucoup de films sur la guerre mettent en avant des histoires individuelles, où l’ennemi est invisible, où la torture peut être évoquée, mais jamais montrée. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de représentation cinématographique de la violence et de la guerre. Ainsi, au delà du silence et des « politiques de l’oubli » élaborées dans l’ancienne métropole, ce sont d’autres sources qui permettent, progressivement, de s’interroger sur la guerre dans toutes ces dimensions. Bien entendu, cette problématique de la présence absence ne fait plus réellement sens alors que la guerre d’Algérie est aujourd’hui présente au cinéma comme à la télévision, que la violence a été évoquée, que la question de la torture a fait l’objet de débats publics et de travaux scientifiques novateurs. De plus, depuis la fin des années 1980, plusieurs documentaires télévisés ont permis de décrire des points délicats et peu éclairés par l’historiographie, comme l’opposition de l’OAS à De Gaulle.
C’est bien la grande variété des sources aujourd’hui exhumées qui permet de représenter la diversité des situations vécues par des acteurs placés en position variable dans l’espace des luttes menées autours de l’histoire franco – algérienne, et c’est la diversité des collections de documents qui, parmi d’autres éléments déjà évoqués, permettra de sortir des camps légués par la guerre. Privilège du contemporain, il est devenu possible de multiplier les supports et d’aborder l’histoire de l’Algérie à travers des documents d’archives classiques, qui rendent notamment compte des pratiques politiques, administratives, judiciaires et militaires, mais également à partir de supports tels que les romans, les fictions, les films. Autant de documents qui permettent d’interroger une histoire vécue sans céder aux injonctions mémorielles, en croisant les points de vue et les sources. Plusieurs expériences de travaux scientifiques collectifs montrent que les produits de fiction tels que les romans qui appartiennent à la « littérature coloniale » ou à la « littérature d’exil » offrent, au côté de sources archivistiques, de croiser des dynamiques politiques, sociales et culturelles, et s’avèrent être d’excellents supports dans le cadre de la réalisation d’une exposition.
Interroger la diversité des points de vue et des documents qui en rendent compte appartient donc aux exigences propres à la réalisation d’un site destiné à montrer l’Algérie au public. Cette approche doit également contribuer à apaiser les souffrances liées à la violence en évoquant tous les sujets sensibles

5. Pour apaiser les souffrances, montrer l’ensemble des groupes d’individus impliqués, dire les violences

L’indépendance de l’Algérie crée une situation inédite : après la longue promotion, sous la 3e République, d’une tradition républicaine convertie en mémoire nationale, l’Etat français se trouve confronté à la gestion des conflits mémoriels – en particulier avec les séquelles de Vichy et de l’Algérie. D’où l’urgence de décrire l’histoire de chacun des groupes d’individus investis dans la guerre des mémoires, de rendre compte de la diversité des individus et des associations qui entendent les représenter, de saisir l’évolution des revendications et des situations. En matière d’Algérie coloniale et de guerre d’Algérie, le simple fait de mentionner les souffrances ou la violence implique d’évoquer l’ensemble des acteurs impliqués, c’est à dire les français d’Algérie devenus des pieds – noirs, les harkis, les Français non citoyens devenus Algériens, les immigrés en provenance d’Algérie, les opposants à la guerre d’Algérie, les anciens combattants et les appelés du contingent. Il n’est pas question de présenter, dans le cadre de ce rapport, l’essentiel des éléments historiques destinés à satisfaire la soif d’histoire de la guerre d’Algérie qui se manifeste, depuis quelques années au sein de la société française, où les ouvrages de bibliothèque se multiplient, et alors que des « moments d’émotion » rendent compte des enjeux mémoriels et font émerger la question de la violence. Sur ces différents points, quelques principes simples d’exposition peuvent être définis.
1/ Dans la mesure où ce sont les exactions commises et subies qui se trouvent à l’origine des principales souffrances, il n’est pas possible de traiter des interactions franco – algériennes sans dire la violence. Sur ce point, en dépit des questions méthodologiques complexes sur les différentes manières de dénombrer les victimes – les témoignages disponibles peuvent notamment être confrontés aux registres de décès pour dénombrer les victimes des évènements de Constantine des 12 mai 1956 et jours suivants -, la questions des morts pendant le conflit ne peut être esquivée. Signaler que les « Français non citoyens » comptent plus de victimes que les « Français citoyens » ne s’apparente pas à une vision pro FLN, mais correspond au strict énoncé d’éléments factuels qui n’altèrent, en rien, la souffrance vécue par les pieds – noirs ; de même que l’information selon laquelle le FLN a tué plus « d’Algériens » que de « Français » n’appartient pas aux répertoire des mythes constitutifs de l’Algérie Française, mais à l’analyse des conséquences d’une stratégie de guerre et de ses répercussions dans les mémoires. Il convient donc, d’une part, de dire les exactions commises dans tous les camps, et de n’omettre ni les crimes de l’OAS, ni la séquence tragique de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ni les crimes perpétrés le 5 juillet, à Oran, ni la torture, ni le rôle de l’armée, ni les exécutions sommaires, ni les attentats, ni la « corvée de bois », etc... Fondée à dire la violence pour apaiser les souffrances, une telle approche n’a de sens que si toutes les souffrances et toutes les violences sont conjointement évoquées. D’autre part, le corpus de sources utilisées pour mettre à jour les crimes et autres exactions devra être défini et décrit, et les problèmes méthodologiques soulevés par le dénombrement des morts durant le conflit doivent être présentés : les débats sur le nombre de victimes parmi les harkis sont suffisamment « lourds »pour être précisés, même si la réalité historique ne se résume pas à un macabre comptage des victimes. On le sait : si les souffrances ne sont pas directement proportionnelles au nombre de morts, les usages des chiffres sont fondamentaux en matière de revendications mémorielles et d’injonctions victimaires.
2/ La diversité des situations à l’origine des souffrances individuelles et collectives doit également être présentée dans son historicité. Il convient par exemple d’interroger le brutal exode des pieds – noirs, entamé en 1961, dans un contexte fortement anxiogène. A ce moments, en effet, bon nombre de Français d’Algérie sont inquiets pour leur sécurité, et les départs s’accélèrent après le 19 mars 1962, alors que l’OAS a appelé à la grève générale et choisi de déclencher une série d’attentats destinés à « rendre l’Algérie » dans l’état où les Français l’avaient trouvé en 1830. Certaines questions ne peuvent être que partiellement résolues, puisqu’il demeure impossible d’affirmer que, sans les attentats perpétrés après le 19 mars par l’OAS, les pieds – noirs seraient restés en Algérie, même si, dans cette hypothèse, il n’y aurait probablement pas eu un tel exode précipité. En effet, les accords d’Evian comportaient un certain nombre de garanties juridiques en faveur des pieds – noirs, qui avaient trois ans pour décider s’ils optaient pour la nationalité algérienne. Mais la situation du nouvel Etat, les programmes de nationalisation, puis la politique d’arabisation incite à la prudence. Point n’est toutefois besoin de céder aux mirages d’une histoire contre factuelle dédiée non pas à interroger ce qui est advenu... mais à construire des hypothèses sur ce qui aurait pu se passer, sans pouvoir procéder à a démonstration. Après 1962, l’Etat français va progressivement construire une politique de « métropolisation » des Français d’Algérie destiné à leur insertion économique et identitaire dans une France « hexagonale ». Quoi que financièrement coûteuse, cette politique échoue partiellement : d’abord en raison de l’accumulation de textes et de lois qui empêchent une prise en compte globale du problème, chaque nouvelle loi étant destinée à corriger les imperfections de la précédente ; ensuite parce qu’il s’agit d’adapter cette politique de métropolisation aux réalités du « rapatriement » (comment traiter le cas des femmes dont le mari a disparu), dans un contexte où les pratiques administratives varient selon les anciennes catégorisations coloniales (les harkis ne bénéficient pas des même mesures que les anciens Français d’Algérie) ; enfin en raison des sentiments ambivalents (tristesse, rancoeurs, etc...) éprouvés par les pieds – noirs, en dépit d’une insertion économique bien réussie. Les Harkis ont également une histoire non limitée au conflit, puisque, parmi ceux qui sont restés en Algérie, certains furent victimes de terribles représailles, tandis que les harkis « rapatriés » n’ont pas bénéficié des même mesures « d’intégration » que les pieds – noirs, que certains ont vécu plusieurs années dans des camps avant de pousser le cri des oubliés... Les anciens combattants ont longtemps milité pour l’obtention de droits d’abord niés à ceux qui avaient livré une guerre non reconnue comme telle, les appelés du contingent se sont longtemps murés dans le silence, tandis que les algériens qui émigrent dans la France post – coloniale cristallisent la plupart des stéréotypes et des sentiments de rejet qui se produisent avec la conversion de l’immigration de travail en immigration de peuplement. Dans l’espoir d’un improbable retour, ces derniers ont souvent dissimulé leur appartenance au MNA, mal perçue en Algérie lorsque le FLN prend les commandes du nouvel Etat après l’indépendance.
3/ Chacun des groupes d’individus doit être saisi dans sa diversité, sous peine d’hypostasier des sentiments collectifs qui ne traduisent que les postures de militants ou de sous groupes. C’est le cas des anciens Français non citoyens, qui peuvent être décrits dans le registre de la diversité culturelle et linguistique en présentant la question kabyle, mais aussi les usages de la coupure Arabe/Kabyle dans le contexte colonial. De même, il n’est pas possible de mentionner les « Algériens » sans évoquer les principales séquences d’une histoire inséparablement politique et sociale marquée par la dépossession foncière, les famines, la crise de la paysannerie, les premières vagues d’émigration vers la métropole qui sont celles de paysans kabyles dès 1895 ; sans mentionner, en miroir de ces transformations sociétales, les mutations culturelles, l’analphabétisme et la présence de jeunes « Algériens » instruits comme Mouloud Feraoun, la découverte de la nation et de l’indépendance nationale comme outil de mobilisation politique par des étudiants « algériens » formés dans les universités françaises. C’est également le cas des pieds – noirs ou des harkis, qui comptent un grand nombre de représentants et d’associations formulant des revendications fort distinctes : aucune ne saurait être considérée comme seule dépositaire de la mémoire d’une « communauté ». Pour s’en tenir à une expression localisée de la guerre des mémoires algériennes, certaines associations de harkis sont proches d’associations comme le Cercle algérianiste, tandis que l’une d’entre elles – Harkis et droits de l’homme - appartient aux opposants au projet de réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie à Perpignan ! Fossiliser des oppositions entre des « communautés », c’est participer à construire des identités collectives qui sont d’abord le produit de stratégies identitaires ciblées et parfaitement identifiables.

6. Pour désamorcer les conflits, décrire et déconstruire les stéréotypes

Nul regard sur l’Autre ne pouvant s’élaborer sans stéréotypes, ces derniers sont indispensables à la rencontre de récits et de mémoires mutilées en vue de jeter, sur la base d’un récit historique élaboré avec les exigences de la recherche scientifique, des passerelles entre les groupes en conflit. Les stéréotypes produits au temps de l’Algérie coloniale et après l’indépendance doivent donc êtresystématiquement rappelés, pour se voir méthodiquement déconstruits.
Ils concernent au premier chef les anciens Français non citoyens, qui ont d’abord fait l’objet d’une multitude de préjugés informés par des références à un certain évolutionnisme autrefois omniprésent : la problématique du retard relatif séparant, au delà des « Algériens », l’ensemble des populations du globe de l’Etat colonisateur servant de modèle de civilisation est trop bien connue pour être longuement décrite. Politiquement, elle est alimentée par le discours républicain sur la mission civilisatrice de la France, largement battu en brèche même s’il a parfois été subrepticement réintroduit dans le cadre de prises de positions récentes. Les « Algériens » ont également fait l’objet d’une vision « essentialiste », à travers laquelle l’Arabe serait, en tant que tel et de façon intemporelle, un être paresseux, lâche, fourbe, cupide et cruel, d’une vision disqualifiée par l’ensemble des travaux historiques et anthropologiques. Mais ces stéréotypes sont remobilisés, avec des ajustements, dans la France métropolitaine des années 1980, lorsque la question de l’immigration intègre l’agenda électoral et que les expressions « d’immigrés » et de « maghrébin », sinon « d’algérien », sont progressivement considérés comme synonymes.
Les stéréotypes concernent également les harkis, désignés par les uns comme de « bons patriotes » ayant opté pour la France, par les autres comme des « traîtres » à leur nation. Or, d’une part, les techniques d’enrôlement de l’armée française sont multiples, au point que des recherches pionnières montrent que certains Français non citoyens se sont simplement engagés parce qu’ils craignaient pour leur vie après avoir été vus auprès d’un officier, ou pour obtenir une solde, un fusil, de la nourriture, pour protéger leur famille et non pour « défendre une patrie » : la diversité des trajectoires individuelles incite à la prudence ; d’autre part, le processus de formation de la nation algérienne n’étant pas achevé dans les années de guerre, il reste problématique d’envisager que les forces supplétives de l’armée française aient trahis une nation, ou « collaboré » avec une armée au service d’une autre communauté nationale – celle associée à l’Etat colonisateur.
Des stéréotypes récurrents concernent également les pieds – noirs, qui doivent également être analysés avec précision. En particulier celui du pied – noir colon, riche propriétaire terrien dont la fortune serait lié à la terre et à l’exploitation systématique des « arabes » par des « colonialistes ». Bien entendu, il s’agit là d’un cliché jauni qui, pas plus que la tradition pionnière déjà évoquée, ne rend compte de la réalité sociale et spatiale d’une Algérie coloniale ou plus de 80 % des Français citoyens résident dans les grandes villes, occupent des emplois de postiers, d’enseignants, de commerçants, de mécaniciens, et disposent d’un revenu disponible environ 15 % inférieur à celui des Français de métropole. D’où un certain nombre d’incompréhensions qui perdurent. Quelle que soit, en effet, la diversité des jugements qu’ils portent sur le fait colonial et l’indépendance algérienne, le souvenir d’un accueil exécrable de la part des Français métropolitain demeure ancré chez un grand nombre de pieds – noirs. Ces derniers déplorent de porter seul, aux yeux des Français de métropole, la « faute » de l’échec du système colonial. D’où l’indispensable travail sur les stéréotypes, croisé à l’évocation des politiques coloniales, pour montrer que, les pieds – noirs ne pouvant être considérés comme les seuls responsables des politiques de conquête ou de l’échec des politiques coloniales – ils jouent aussi le rôle de fusibles en 1961 et 1962 -, il n’est pas nécessaire de réhabiliter les discriminations coloniales ou les exactions de l’OAS pour accorder aux anciens Français d’Algérie leur place dans l’histoire et la mémoire nationale. D’autant que l’une des ambiguïtés des politiques dites de métropolisation des pieds – noirs est d’être associés à des stéréotypes, puisque, dès leur arrivée, le gouvernement entend souligner auprès des métropolitains qu’ils avaient toute légitimité à être reçus en métropole, et que c’était leur mentalité coloniale qui allait faciliter l’intégration (et pas les impôts de leurs concitoyens, les gouvernant craignant leur probable désapprobation).
Le « mauvais accueil » n’est principalement pas le fait des autorités, même si certains maires, comme celui de Marseille, ont fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas une installation des rapatriés, tandis qu’il se murmure que d’autres, comme celui de Montpellier, sont politiquement favorables aux pieds – noirs : il serait le produit d’une lassitude relative à huit années de guerre d’Algérie, et d’une opinion alimentée par des stéréotypes. D’où les émissions de télévision consacrées à l’intégration des pieds – noirs, les considérations sur le « caractère valeureux » des Français d’Algérie, les reportages sur leur réinstallation comme agriculteurs : la télévision a bien participé à la diffusion de cette imagerie coloniale éculée, bien avant de dépolitiser et de dépassionner le sujet sous les traits d’humoristes emblématiques qui ont popularisé une image plus légère, associée à la bonne humeur. Mais ces cliches rassurants ne sauraient dissimuler les vrais enjeux, qui concernent 1/ le fait que bon nombre de groupes d’individus tels que les harkis, les immigrés ou les pieds – noirs ont longtemps figuré, avec des temporalités différentes, parmi les non lieu d’histoire, mais également 2/ les dissensions politiques qui traversent des groupes comme les pieds – noirs où se côtoient des initiatives en faveur de l’érection de stèles en mémoire de l’OAS, et des écrivains « anticolonialistes » et critiques envers les principes racistes que leur propre éducation incorpore, et enfin, on l’a vu, 3/ la diversité des revendications mémorielles.
En la matière, là encore, l’on ne saurait trop suggérer d’utiliser les multiples produits de fiction, tels que les romans ou les films, pour rendre ces stéréotypes et leur critique accessibles. De même que les fragments d’histoire existentielle y apparaissent, parfois dans toute leur complexité, la fiction rend compte, d’une part, de l’absence de certaines populations - c’est le cas des « indigènes » dans le cinéma colonial ; mais elle rend compte, d’autre part, de la construction des clichés à travers lesquels les diverses « populations » sont identifiées, et les recompositions des stéréotypes qui demeurent travaillés par l’histoire : ainsi, c’est bien dans le cinéma français des année 1970 qu’émerge le thème du pied – noir, à travers l’incrustation d’un nouveau personnage plutôt qu’à partir d’une représentation de l’Algérie coloniale ou des Français d’Algérie pendant la guerre. Ce dernier thème sera d’ailleurs plus significativement traité au cinéma et à la télévision dans les années 1990. En dépit des sentiments d’absences légués par les produits de fiction, ils constituent des documents historiques particulièrement significatifs pour aborder des histoires complexes qui impliquent, on l’a évoqué, de multiplier les points de vue et des sources.

7. Pour refuser tout discours autoritaire, assumer l’existence de doutes et de divergences d’interprétation

L’exemple des évènements du 12 mai 1956 et des jours suivants à Constantine est particulièrement significatif de la fonction de l’honnêteté intellectuelle pour toute démarche d’histoire et de sciences sociales, comme pour toute démarche à visée muséographique. Le 12 mai 1956, donc, à Constantine, en représailles à des explosions de cafés fréquentés par des juifs, des juifs ont exercé des représailles à l’encontre de musulmans, et le chiffre de 230 victimes a pu être publié. Or, il ne repose que sur un témoignage, ce qui interdit de rendre ce témoignage productif au sens historique, puisqu’il n’a pas été croisé avec d’autres sources, comme les registres de décès, ou encore d’autres témoignages. Tout spécialiste de l’Algérie est susceptible, comme tout chercheur, quelle que soit sa discipline, de commettre des erreurs d’interprétation ou d’analyse et, à la suite, de produire des conclusions erronées : le reconnaître fait partie des bons usages du métier, et les travaux scientifiques destinées à interroger la validité de résultats ou d’hypothèses de recherche prolifèrent dans les revues professionnelles.
C’est la raison pour laquelle un tel rapport ne prétend pas livrer la vérité, mais proposer des balises méthodologiques propres à éviter certaines erreurs déjà commises, et notamment celle de réduire l’histoire de l’Algérie à une sorte de signification univoque. Il est cosigné par des chercheurs qui assument certains de leurs désaccords, et peuvent régulièrement en débattre à l’occasion de colloque ou de publications. Par exemple, au sein des auteurs participant, il existe des analyses sensiblement différentes à propos de la « bataille d’Alger » (1957) : il s’agit là de divergences professionnelles, qui concernent l’analyse des documents connus, et qui demeurent relativement rares mais existent. En revanche, les chercheurs ont également des sensibilités comme citoyens, et, à l’heure où l’Algérie en particulier, et l’histoire coloniale en général ont cessé d’être invariablement évoquées dans le registre de l’absence ou de l’amnésie, il est parfaitement légitime que des débats aient lieux sur des questions telles que la fracture coloniale, la repentance, la guerre et l’Etat colonial, ou encore, parmi d’autres thèmes souvent évoqués, celui de l’adoption de points de vue officiels sur l’histoire, avec pour objectif de faire mémoire, par le législateur. Les lois mémorielles, telles que, parmi d’autres, les loi Gayssot (1990), Taubira (2001), ou celle du 23 février 2005, peuvent faire l’objet d’analyses très diverses, et rendent parfaitement compte des différentes sensibilités des auteurs. Ainsi, il n’existe pas d’accord unanime à propos de la loi Taubira, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme « crime contre l’humanité », prévoit que ces drames reçoivent la place qu’ils méritent dans l’enseignement, et de ses comparaisons possibles avec la loi du 23 février 2005, qui impose l’enseignement d’une vision positive de l’œuvre française outre – mer. En revanche l’expression de « rôle positif de la présence française outre - mer » est, ici, unanimement jugée problématique, et ne satisfait aucun des co – auteurs de ce rapport, qui privilégient tous l’histoire problème sur le jugement rétrospectif sur le passé. De la sorte, des divergences peuvent être formulées, mais elles n’altèrent pas la possibilité de mettre en commun des compétences professionnelles pour participer à un travail de médiation scientifique. Reste donc la question de la place des chercheurs et des autres acteurs impliqués.

8. Pour réunir et non diviser, définir une architecture institutionnelle appropriée

Le cas plus haut évoqué de Montredon Labessonie, comme l’exposition réalisée à Aix en Provence, ou encore la réalisation de la cité de l’immigration, suggèrent que les divergences d’interprétation et les conflits mémoriels peuvent être sublimés si un travail d’analyse rigoureux et honnête est associé à un dialogue constructif avec les acteurs, et qu’une éthique de la discussion puisse être définie et respectée. L’une des formes modernes de la dénégation est en effet de rejeter dans le camp des « révisionnistes », voir des « falso – révisionnistes », tous ceux dont la vision de l’histoire n’est pas conforme à celle que l‘on voudrait imposer. Vomir de tels propos fait partie des usages à proscrire si l’on souhaite sortir de la guerre des mémoires algériennes : d’abord parce que ce type d’injures alimente les conflits mémoriels que l’on souhaiterait dépasser, ensuite parce qu’elles n’ont pas leur place dans le cadre d’une discussion argumentée et raisonnée.
L’expérience du Conservatoire de la guerre d’Algérie réalisée dans le Tarn montre qu’il est possible de travailler avec des représentants des anciens combattants dont les tendances politiques étaient très disparates, puisqu’elles allaient du parti communiste à la droite républicaine traditionnelle. Bien entendu, la cas de Perpignan est plus complexe, puisque plusieurs types d’acteurs – la municipalité, le Cercle algérianiste, et le collectif des opposants au Musée... - sont impliqués, et qu’aucun chercheur ne voudrait individuellement servir de caution scientifique à un projet qui ne saurait faire consensus. C’est pourquoi, il convient aussi de définir une possible architecture institutionnelle appropriée, en s’appuyant sur des projets existant, comme celui du Mémorial de Rivesaltes, où, parmi plusieurs autres commissions, deux structures coexistent :
- une commission mémoire, où les associations sont représentées dans leur diversité, débattent, formulent des revendications. L’enjeu est fondamental dans la mesure où le projet a été impulsé au sein de la société civile, suite au refus, formulé en 1997, de voir disparaître un site qui permettait d’évoquer l’histoire de croisée de l’Etat et de plusieurs groupes d’individus ayant séjourné, dans des conditions diverses, dans le camp de Rivesaltes.
- un conseil scientifique, avec à sa tête un professeur réputé pour ses compétences scientifiques, et d’autres universitaires dont la diversité des travaux autorise de s’interroger en détail sur un camp qui a tour a tour accueilli des républicains espagnols, des juifs, et des harkis. C’est ledit conseil qui concentre l’essentiel des pouvoirs de décisions, même s’il n’est pas le seul architecte ou maître d’œuvre du projet.
Une architecture institutionnelle semblable pourrait être adoptée pour réaliser un site documentaire et muséographique sur l’Algérie à Perpignan. Elle permettrait en effet de concilier plusieurs exigences qui, faute d’une répartition adéquate des taches, risquent de demeurer contradictoires. On résume ici nos proposition à partir de trois suggestions.
1/ Il s’agit d’abord donner la parole aux associations, qui, en tant que représentants de segments de la société civile, doivent pouvoir formuler des revendications. De la sorte, le Cercle algérianiste aurait bien entendu vocation à participer à un projet auquel il demeure légitimement attaché. Mais, au delà, il convient, d’une part, que d’autres associations représentants les pieds – noirs soient invitées, pour ne point alimenter l’illusion d’une perception « univoque » ou « moniste » à propos d’un groupe d’individus qui est aussi représenté par des associations comme « Coup de soleil » (dont l’une des priorités est d’organiser le salon « Maghreb des livres »), de façon à réunir, parmi d’autres, des auteurs français et algériens ; et, d’autre part, il convient de consulter d’autres associations, représentant les autres groupes d’individus impliqués par l’Algérie, ainsi que le collectif des opposants au projet. La fécondité du dialogue suppose de ne point écarter la diversité des acteurs et des points de vue, qui pourraient s’exprimer au sein d’une commission mémoire et société civile – parmi d’autres appellations possibles.
2/ Il s’agit également d’utiliser les compétences de professionnels reconnus par leurs travaux, en formant un conseil scientifique présidé par un universitaire qui aurait pour mission de s’entourer des spécialistes de son choix, et en premier lieu de travailler, après avoir pris connaissance des différentes revendications mémorielles et civiques, à la réalisation d’une exposition permanente sur l’Algérie. Ce conseil pourrait également travailler à proposer des expositions temporaires, des conférences, à définir des pratiques de collecte et d’archivage, à proposer des références bibliographiques et des documents destinés à nourrir un centre de documentation multimédia. Seul un conseil scientifique dont la qualité scientifique est indiscutable, et dont l’autonomie comme les pouvoirs de décision, sont garantis, peut, au côté de divers représentants du monde associatif et des administrations, participer à la conduite de cette aventure périlleuse, en prenant des décisions collégiales.
3/ La communication entre ces deux instances et la réalisation pratique des travaux pourrait être assurée par une instance telle qu’une commission de pilotage, composée de l’administration municipale élargie à d’autres experts, par exemple en puisant dans le personnel investi dans le pilotage d’autres projets (on pense au Mémorial de Rivesaltes, pour des questions de proximité, mais sans exclusive), ou dans un autre cadre à définir. Cette commission pourrait recruter le personnel technique (infographiste, etc...) indispensable à la réalisation du projet - personnel dont le travail devrait être défini et périodiquement supervisé par le conseil scientifique.
Signataires :
Raphaëlle BRANCHE, Jean Robert HENRY, Jean – Charles JAUFFRET, Claude LIAUZU (3) , Gilbert MEYNIER, Valérie MORIN, Guy PERVILLE, Eric SAVARESE, Yann SCIOLDO – ZURCHER, Benjamin STORA, Sylvie THENAULT 
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Annexe : Une note sur le « Mur des disparus »

L’éventuelle érection d’un « mur des disparus » ne peut pas être ici évoquée comme la question de la réalisation d’un site public de documentation et d’exposition sur l’Algérie. En effet, si cette dernière initiative est susceptible d’une analyse fondée sur des éléments d’histoire et de méthodes des sciences sociales, et le rapport qui précède en témoigne, l’inscription des noms des Français d’Algérie disparus pendant la guerre d’indépendance sur un mur relève plus précisément de la politique mémorielle. C’est la raison pour laquelle il apparaît préférable de dissocier, analytiquement, les deux questions. De plus, la thématique du « mur des disparus » n’a fait l’objet ni d’un travail spécifique ni de débats collectifs lors de la Journée d’Etudes du 19 avril dont la présente synthèse est en grande partie l’émanation. On se contente donc de définir une position collective modérée et argumentée.
Il a été longuement souligné que toutes les violences devaient être dîtes (4) , et l’on doit ajouter que les Français d’Algérie devenus pieds – noirs ont parfaitement le droit d’honorer leurs morts. Mais l’inscription, sur un mur, des noms de tous les disparus parmi les Français d’Algérie se heurte à un problème éthique, puisque cela reviendrait, de facto, à graver dans la pierre les noms de ceux, minoritaires, qui figurent parmi les anciens activistes de l’OAS. De la sorte, les descendants des victimes de cette organisation criminelle se sentiraient légitimement insultés. Mais dans la mesure où de nombreux individus furent victimes de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ou des évènements tragiques d’Oran, le 5 juillet de la même année, sans être coupables d’aucune exaction ou d’aucun acte terroriste, leurs noms pourraient être mentionnés. Compte tenu du fait qu’il n’est pas possible d’établir une liste rigoureuse de victimes non liées à l’OAS, deux solutions peuvent être retenues :
1/ La première consiste a renoncer à l’érection d’un mur des disparus, le projet étant inspiré d’une politique mémorielle ne pouvant faire l’unanimité pour les raisons évoquées ;
2/ La seconde consiste à inscrire sur le même mur l’ensemble des victimes du conflit, en mentionnant les Français d’Algérie, en évoquant les Harkis, et en signalant les victimes connues (Max Marchand, Mouloud Feraoun, Salah Ould Aoudia) ou anonyme de l’OAS, de façon à ne point procéder à un choix entre les différentes catégories de victimes.
Sans juger de la légitimité des revendications mémorielles, et en s’interdisant tout arbitrage entre des groupes d’individus porteurs de mémoires en conflit, il apparaît que cette position est la seule qui puisse être collectivement soutenue dans le cadre de notre démarche.



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Notes :


(1) Aucune référence bibliographique n’est mentionnée dans ce rapport qui a vocation a être rendu public : il s’agit de privilégier le confort de lecture sur les usages et la rigueur universitaire.
(2) Voir en annexe.
(3) Claude Liauzu est décédé le 24 mai, soit quelques heures avant de finaliser la diffusion de ce rapport, qu’il avait accepter de signer. Il figure donc légitimement parmi les signataires de ce texte.
(4) Voir notamment la page 15 du présent rapport : « Il convient donc, d’une part, de dire les exactions commises dans tous les camps, et de n’omettre ni les crimes de l’OAS, ni la séquence tragique de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ni les crimes perpétrés le 5 juillet, à Oran, ni la torture, ni le rôle de l’armée, ni les exécutions sommaires, ni les attentats, ni la « corvée de bois », etc... Fondée à dire la violence pour apaiser les souffrances, une telle approche n’a de sens que si toutes les souffrances et toutes les violences sont conjointement évoquées ».

jeudi 27 septembre 2007

Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe par Gilles Manceron


La discrétion du commandant Hélie de Saint-Marc

Il arrive qu’un peuple, une minorité, une corporation éprouve le besoin de désigner une personne jugée remarquable par l’action ou la pensée pour l’exalter en un personnage exemplaire, à qui le groupe ou l’individu puissent s’identifier. Le héros, la part faite à sa valeur humaine intrinsèque, est une construction collective. Le phénomène s’observe au mieux dans le domaine du politique, dont relèvent les deux articles qui suivent, s’agissant d’une personne vivante qui se prête à la fabrication de la légende élaborée à son sujet, voire l’alimente.

L’enjeu est de la mémoire d’une sanglante décolonisation achevée voilà près d’un demi-siècle, du sens à donner à des événements politiques et militaires qui ont laissé des traces profondes dans la conscience de ceux qui les ont vécus, mais aussi de qui en éprouve encore aujourd’hui les conséquences, en Algérie, en France, en Indochine et ailleurs. Examiner, jusqu’à les déconstruire, la constitution à leur propos de représentations historiques erronées, est profitable à tout un chacun.
Le présent dossier comprend deux éléments :
- l’article « Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe », par Gilles Manceron, historien [ci-dessous].




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Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe
par Gilles Manceron
Parmi les instrumentalisations contemporaines de l’histoire figure, dans certains milieux nostalgiques de la colonisation et qui ne se sont jamais faits à l’idée des indépendances, le mythe de l’homme sage et attaché à la vérité qu’aurait été Hélie Denoix de Saint-Marc. La vie de cet officier parachutiste membre de l’état-major du général Massu lors de la Bataille d’Alger en 1957, participant au putsch d’avril 1961, est présentée de façon à susciter une admiration pour sa personne, que ceux qui défendent une certaine Algérie française cherchent à faire rejaillir à la fois sur les méthodes employées par les parachutistes lors de la Bataille d’Alger et sur les chefs de l’OAS avec lesquels – bien qu’il ne les ait pas suivis au lendemain du putsch – il s’est retrouvé emprisonné et vis-à-vis desquels il se refuse à exprimer la moindre critique.
On assiste ainsi à la construction d’un discours en partie fictif, qui n’est possible qu’au prix de l’oubli ou de la déformation de certains éléments de l’histoire. Le récit que fait Hélie Denoix de Saint-Marc, qui est toujours le même, souvent au mot près, est, en effet un discours construit, truffé d’occultations, de trous de mémoire et de « vérités officielles » qui sont des contre-vérités flagrantes. Tel est le cas, en particulier, sur deux sujets. D’abord, sur la Bataille d’Alger, puisqu’il affirme que c’est à son corps défendant qu’on a confié à la division parachutiste de Massu les pouvoir de police, alors que tous les historiens sont amenés à dire, en se fondant sur de nombreuses archives et même sur tous les écrits de ce dernier, que l’état-major de la 10e division parachutiste a longtemps, au contraire, réclamé qu’on les lui confie afin de mettre en œuvre les méthodes qu’elle a ensuite appliquées. Ensuite, sur le putsch d’avril 1961, où il s’attribue un rôle décisif qu’il n’a pas joué dans le basculement du 1er régiment étranger de parachutiste dans la rébellion.
Le site internet consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc (heliedesaintmarc.com), qui parle de son « exigence de vérité » et le présente comme « un sage » qui cherche « à livrer sa part de vérité » (1) sert de chambre d’écho à ce récit construit. Et l’instrumentalisation de l’image de cet officier est manifeste aussi dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie (2). Paru en 2001 dans le but de démentir et de disqualifier les travaux historiques, témoignages, articles de presse et films qui avaient, en 2000 et 2001, apporté de nouveaux éclairages précis sur la conduite de l’armée française dans la guerre d’Algérie, et de leur opposer une version mise à jour du discours officiel justifiant ces méthodes, ce livre a choisi, en effet, de le mettre en avant (3) en s’ouvrant sur une interview de lui qui s’étale sur dix pages… Cette place accordée à un officier au grade modeste de commandant, dans une opération telle que ce Livre blanc soutenue par 521 officiers généraux ayant servi en Algérie, pourrait surprendre si on ne comprenait pas que cet officier est l’un des rares parmi les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française à avoir un passé de résistant et de déporté et une allure qui tranche avec le profil de baroudeur de beaucoup d’autres.
Car, en effet, l’engagement d’Hélie Denoix de Saint-Marc très jeune dans la Résistance et le récit de sa déportation à Buchenwald forcent le respect. Mais ce qui est escompté par la construction à son propos d’une légende, c’est l’idée que le parcours de cet homme entre 1940 et 1945 légitimerait ses choix entre 1955 et 1961, ou encore que sa propre déportation sous le nazisme confirmerait ses dénégations ou ses minimisations de la torture pratiquée par l’armée française en Algérie. Or, dans cette dernière période, il a croisé la route de bien d’autres anciens résistants et déportés dont la plupart ont pris des positions résolument opposées aux siennes en ce qui concerne l’usage de la torture, tel le ministre de la Justice Edmond Michelet, le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (4) ou le général Jacques de Bollardière, saint-cyrien, condamné à mort en 1940 par un tribunal militaire vichyste et compagnon de la Libération. Le président de l’Association des anciens déportés d’Algérie n’était autre qu’Yves Le Tac, l’un des animateurs en 1960 des mouvements gaullistes favorables à l’autodétermination de l’Algérie, qui fera l’objet de trois tentatives d’assassinats de la part des hommes de l’OAS qu’Hélie Denoix de Saint-Marc s’abstient soigneusement de désavouer. Utiliser le passé de Saint-Marc pendant la seconde guerre mondiale pour induire une approbation de sa conduite en Algérie entre 1955 et 1961 relève donc de la manipulation.

Les méthodes de la « pacification »

Après avoir participé à la guerre d’Indochine puis à l’expédition de Suez, il est en Algérie au 1er Régiment étranger de parachutistes (1er REP). On attendrait de sa part, cinquante ans plus tard, un témoignage précis, voire la réflexion d’un officier français de la Légion sur ce qu’on désignait alors pudiquement par le terme de « pacification ». Depuis cinquante ans, sur cette manière de faire la guerre, les témoignages se sont amoncelés, venant aussi bien d’appelés, d’officiers français que de civils ou d’anciens maquisards algériens – témoignages à passer, bien entendu, au crible de l’analyse critique, mais dont l’abondance permet de reconstituer, autant que faire se peut, cette forme de guerre. Il n’est qu’à lire, par exemple, pour en avoir une idée, le récit de l’appelé Jacques Pucheu intitulé « Un an dans les Aurès. 1956-1957 », publié par Pierre Vidal-Naquet dans Les crimes de l’armée française (5) pour mesurer à quel point les conventions internationales protégeant les populations civiles en temps de guerre et régissant le sort des prisonniers de guerre ont été systématiquement violées au cours de ces opérations dites de maintien de l’ordre.
Or, les actes précis qui ont fait partie de la « pacification » à laquelle se livrait l’armée française en Algérie ne sont abordés ni dans ses récits, ni dans les ouvrages et articles qui reprennent ses propos et cultivent sa légende, ni sur le site internet qui lui est consacré.

La torture durant la Bataille d’Alger

Pendant la bataille d’Alger, en 1957, le capitaine Denoix de Saint-Marc a été chef de cabinet du général Massu, qui, à la tête de la 10e division parachutiste, s’était vu confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger, et il a été chargé en son sein, à partir de mai 1957, des relations avec la presse (6). Aux fonctions qu’il occupait, Saint-Marc était parfaitement au courant des méthodes de la Bataille d’Alger, de ce qui se passait à la villa Sésini et à la villa des Roses, et autres lieux de tortures de sinistre mémoire pratiquées par les hommes du 1er REP (7). Sorte d’attaché de presse du général Massu à partir du mois de mai, son travail consistait à défendre et à justifier aux yeux de l’opinion le rôle de police joué dans le Grand Alger par la 10e division parachutiste. Son passé de résistant déporté et son allure différente de celle de la plupart des autres officiers parachutistes l’avaient fait choisir pour tenter de faire passer auprès de la presse et des hommes politiques venus de France le discours de l’armée destiné à jeter un voile pudique sur la torture et les exécutions sommaires.
Loin de se livrer à un effort de lucidité sur cet épisode de son passé, Saint-Marc le reconstruit. Il affirme, par exemple, que les fonctions de police ont été imposées contre sa volonté à la 10e division parachutiste et à Massu « à son corps défendant » (8), par Robert Lacoste et Guy Mollet, ce qui est contraire à la réalité. En fait, Massu, secondé et conseillé par les colonels Roger Trinquier, commandant adjoint de la 10e division parachutiste, et Yves Godard, chef d’état-major puis commandant adjoint de la division, avait énoncé depuis longtemps les moyens à employer pour lutter contre le FLN et réclamé la charge de les appliquer. En particulier, nommé en août 1956 à la tête d’une commission chargée d’élaborer une doctrine de contre-terrorisme urbain, il a élaboré avec Godard et Trinquier une note préconisant de donner à l’armée la charge du maintien de l’ordre et précisant les méthodes qu’elle devrait employer, et qui seront celles-là mêmes de la Bataille d’Alger : « 1/ Tout individu entrant dans une organisation terroriste, ou facilitant sciemment l’action de ses éléments (propagande, aide, recrutement, etc.), est passible de la peine de mort. 2/ Tout individu, appartenant à une organisation terroriste et tombant entre les mains des forces spécialisées du maintien de l’ordre, sera interrogé sur le champ, sans désemparer, par les forces mêmes qui l’ont arrêté. 3/ Tout individu suspecté d’appartenir à une organisation terroriste pourra être arrêté chez lui et emmené pour interrogatoire devant les forces spécialisées de l’ordre, à toute heure du jour et de la nuit » (9)
Trinquier, Godard, et leur chef Massu qui reprenait leurs théories, ont affirmé hautement, dès 1956, détenir la solution pour rétablir l’ordre et appelé explicitement Robert Lacoste et le gouvernement à leur donner les moyens de le faire en acceptant de confier à l’armée, et, en l’occurrence, aux parachutistes les pouvoirs de police car « nos lois actuelles sont inadaptées au terrorisme » (10). Une note du 22 septembre 1956 signée Massu précisait, par exemple : « Dans le cadre de la mission de l’armée en AFN, il apparaît nécessaire de préciser celle des unités de parachutistes. […] pour tout observateur militaire quelque peu averti et impartial, le problème actuel de l’AFN s’apparente à la pacification. L’armée résoudra ou non ce problème : mais elle apparaît seule susceptible d’y parvenir ». Dans les derniers jours de 1956, les autorités civiles ont accédé à ces demandes et accordé finalement à l’armée, et précisément aux parachutistes, ce qu’ils réclamaient depuis des mois. La directive de février 1957 du 2e bureau de la 10e division parachutiste confirmera qu’elle est enfin chargée de la mise en œuvre des méthodes qu’elle avait préconisées et qu’elle assume pleinement : « depuis un an et demi l’emprise rebelle sur l’Algérie n’a fait que croître […]. Si l’on veut extirper la plante malfaisante, il faut détruire la racine. Cette tâche incombe théoriquement aux différentes polices, mais l’expérience de dix ans de guerre subversive a prouvé que c’était aussi la tâche de l’armée. En fait, la destruction de l’infrastructure politico-administrative rebelle est la mission numéro un de l’armée » (11).
La 10e division parachutiste n’a donc pas reçu des gouvernants civils des pouvoirs de police à son corps défendant, elle a élaboré une méthode de guerre qu’elle a présentée comme la seule solution face au terrorisme et demandé au pouvoir civil d’appliquer, ce qu’elle a finalement obtenu. Or Hélie Denoix de Saint-Marc, chargé au sein du cabinet de Massu en mai 1957 d’expliquer et de justifier l’action de la 10e division parachutiste en matière de police, dit aujourd’hui : « Je pensais à cette époque et je le pense toujours […] l’armée ne doit pas se voir confier des missions de police ». Qu’il pense cela aujourd’hui, acceptons-en l’augure et déduisons qu’il aurait, par conséquent, changé d’avis. Mais qu’il l’ait pensé à l’époque tout en acceptant la fonction consistant à convaincre l’opinion française du contraire, on ne pourrait qu’en conclure un singulier manque de courage de sa part. Il eut été logique, s’il est vrai qu’il l’avait pensé alors, qu’il réagisse comme l’a fait, en mars 1957, le général de Bollardière qui pensait effectivement cela et qui a protesté contre le fait qu’on ait confié des pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Commandant le secteur Est-Atlas Blidéen de la Région militaire d’Alger, il a fait part le 7 mars au commandant de la région militaire de son désaccord avec Massu : « Convoqué ce jour à dix heures par le général Massu, j’ai été obligé de prendre conscience du fait que j’étais en désaccord absolu avec mon chef sur sa façon de voir et sur les méthodes préconisées. Il m’est donc impossible de continuer honnêtement à exercer mon commandement dans ces conditions. J’ai donc l’honneur de vous demander d’être immédiatement relevé de mes responsabilités et remis à la disposition du commandement en France ». A l’opposé de Bollardière, Saint-Marc a suivi le courant. Il a accepté de justifier que l’on confie des missions de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Bollardière pensait-il à lui quand, évoquant l’attitude d’alors de nombre d’autres officiers parachutistes, il écrivit : « Dans cette période où l’hésitation et l’attentisme de beaucoup m’écœuraient, j’éprouvais le besoin d’un choix clair » (12).
Quant à son rôle de relations avec la presse, Saint-Marc affirme : « vis-à-vis d’eux, j’ai toujours essayé d’être honnête, je crois ne jamais leur avoir menti, je ne leur ai pas toujours dit la vérité, mais je crois ne leur avoir dit que des vérités » (13). Faire l’histoire de la Bataille d’Alger oblige pourtant à dire que le rôle de l’officier de presse de la 10e division parachutiste a été précisément en 1957 d’organiser le mensonge. Et quand un site internet se voue aujourd’hui à l’hagiographie du vieillard à l’allure vénérable qui prononce ces paroles, on ne peut que songer à la phrase de Pierre Vidal-Naquet : « il vaut mieux, pour une nation, que ses héros, si elle en a encore, en dehors de ceux, éphémères, que choisissent chaque semaine deux émissions concurrentes de télévision, ne soient pas des menteurs » (14).
Que dit aujourd’hui Saint-Marc de la torture ? Il prétend avoir été à l’époque et être aujourd’hui « contre la torture » tout en disant qu’il faut parfois employer « des moyens que la morale réprouve » : « Dans l’action, que faut-il faire si vous vous trouvez responsable du maintien de l’ordre dans un quartier où les bombes éclatent, est-ce que vous allez essayer de sauver des vies humaines au risque de vous salir les mains ou bien vous allez refuser de vous salir les mains au risque d’accepter que des innocents meurent ? » (15) Il a beau prendre la précaution d’ajouter « Je n’ai pas de réponse », sa manière de poser le problème vise à justifier l’emploi de la torture, sous couvert, comme il le dit encore, « d’accepter certains moyens condamnables pour éviter le pire » (16).
C’est l’argumentaire de tous ceux qui légitiment « dans certains cas » l’utilisation de la torture. On le retrouve dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie, dont le texte d’ouverture justifie la torture et les exécutions sommaires d’alors en les présentant comme une nécessité. On peut y lire, par exemple, que « ce qui a caractérisé l’action de l’armée en Algérie, ce fut sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés » (17).
Laisser entendre la possibilité du recours à la torture, c’est aussi prendre le contre-pied des engagements formels de la France, l’un des premiers États à ratifier la Convention internationale contre la torture de 1984 qui dispose qu’« aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Là encore, le discours confus de Saint-Marc se distingue du langage clair de Bollardière qui a parlé de « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée » (18) – Bollardière qui a été envoyé en forteresse, et, à la différence de Saint-Marc et des officiers condamnés pour leur participation au putsch et à l’OAS réintégrés pleinement dans leur grade par la loi de novembre 1982 voulue par François Mitterrand, et qui, lui, n’a jamais été réintégré dans ses droits…
Ressassant, encore aujourd’hui, la thèse de l’efficacité de la torture, Saint-Marc n’a même pas connu l’évolution tardive de son chef d’alors, le général Massu, qui, à la fin de sa vie, a remis en cause le bien fondé de ces méthodes : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre… Quand je repense à l’Algérie, on aurait pu faire les choses différemment » (19).

Le putsch d’Alger

Dans le putsch du 21 avril 1961, Hélie de Saint-Marc a à la fois assumé une responsabilité importante et joué un rôle de comparse. Les organisateurs du complot étaient les colonels Broizat, Argoud, Godard, Lacheroy et Gardes, les généraux Salan, Jouhaux et Gardy et les civils extrémistes qui avaient constitué au début de 1961 l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Pour eux, le putsch n’était qu’un moment dans un combat qu’ils avaient déjà commencé depuis plusieurs mois, avec les premières désertions, comme celle du lieutenant du 1er REP Roger Degueldre et d’autres sous-officiers de ce régiment, et avec les premiers attentats terroristes, comme l’assassinat à Alger de l’avocat maître Popie le 25 janvier, et dans un combat qu’ils étaient décidés à poursuivre, quelle que soit l’issue du putsch.
Le capitaine Saint-Marc se trouvait alors à la tête du 1er REP par intérim, en l’absence de son chef le colonel Guiraud en permission en France, un régiment largement acquis aux idées des ultras favorables à la poursuite de la « guerre révolutionnaire » contre le FLN par tous les moyens, quitte à se rebeller contre les institutions de la République, et qui avait probablement été rapproché d’Alger et cantonné à Zéralda dans la perspective de la préparation du coup d’Etat. Saint-Marc n’apparaissait pas lié aux hommes de l’OAS ni aux militaires qui en étaient proches. Il avait même quitté l’armée pendant environ six mois, donnant sa démission et tentant une expérience professionnelle en Italie en 1959, avant de revenir en Algérie et d’être réintégré au 1er REP.
C’est au dernier moment qu’il a été mis au courant du projet de putsch, et, en réalité, son rôle s’est borné à suivre les sous-officiers et les hommes de son unité qui était celle la plus acquise à cette opération. Tout indique qu’avec la présence du lieutenant Roger Degueldre, déserteur depuis janvier et revenu clandestinement à Zéralda, la préparation de la rébellion du 1er REP était déjà fort avancée, impliquant l’ensemble des commandants de compagnie, quand Degueldre et des civils membres de l’OAS ont approché Saint-Marc pour savoir s’il se joindrait au plan prévu et lui proposer de rencontrer Challe. Avec Degueldre, des officiers qui avaient été écartés du régiment comme Sergent, La Briffe, Ponsolle, Godot et La Bigne étaient du complot. Dans son récit d’aujourd’hui, Saint-Marc préfère ne pas nommer Degueldre – qui deviendra le chef des commandos Delta de l’OAS auteurs des dizaines d’assassinats, dont le 15 mars 1962 à Alger de six enseignants des Centres sociaux éducatifs fondés par Germaine Tillion –, et parler de « civils ». Ceux-ci étaient très certainement résolus, dans le cas où Saint-Marc ne les suivrait pas, à le neutraliser par la force, comme l’ont été des officiers loyalistes tels les généraux Gambiez et Vézinet (20). Or, de son ralliement aux conjurés, Saint-Marc fait un récit très théâtral, lui aussi reconstruit rétrospectivement, qui lui donne, contre toute vraisemblance, un rôle décisif dans le basculement du 1er REP. Il dit avoir répondu, après un long silence, au général Challe : « je pense que le 1er REP me suivra », alors que son choix a été, non d’inciter le régiment à se rebeller, mais de suivre ses subordonnés et de rester avec son régiment dans la rébellion.
Les quelque 2 000 hommes du 1er REP qu’avaient rejoints, outre Degueldre, des officiers qui en avaient été écartés récemment pour n’avoir pas caché leur hostilité à la politique algérienne de la France, ont marché sur Alger et pris le contrôle des principaux points stratégiques de la ville. Quand le putsch a échoué, Saint-Marc, à la différence de ceux-ci, n’est pas entré en clandestinité pour continuer le combat au sein de l’OAS. Pourtant, par la suite, ces jusqu’au-boutistes de l’Algérie française qui l’avaient rallié à leur projet et utilisé lors du putsch, choisiront d’utiliser encore sa personnalité comme un emblème de leur combat, celle-ci ayant des aspects sensiblement plus respectables que celles des Sergent, Degueldre et autres instigateurs du pronunciamento, déserteurs, plastiqueurs et assassins qui ont continué leur lutte après le 24 avril 1961 par des voies terroristes.
Il est vrai que Denoix de Saint-Marc semble accepter d’être ainsi utilisé. Officier putschiste qui s’est livré à la justice et n’a pas rejoint l’OAS, il accepte cependant d’être l’objet de cette récupération par les nostalgiques de l’OAS en gardant le silence sur celle-ci et en s’abstenant de condamner son action ou même de l’évoquer. Il fait, pour cela, l’éloge d’une loi du silence qui revient à une solidarité tacite et à sens unique avec ceux qui ont déserté et combattu avec cette organisation terroriste. Pour justifier ce choix, il cite volontiers Saint-Exupéry : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais les miens, quoi qu’ils fassent, je ne parlerai jamais contre eux devant autrui ; s’il est possible de prendre leur défense, je les défendrai ; s’ils se sont couvert de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai ; quoi que je pense alors d’eux, je ne servirai jamais de témoin à charge » La phrase de Saint-Exupéry est elle-même discutable si on l’érige en règle générale, car elle pourrait alors justifier toutes les complicités et toutes les non dénonciations de crimes que la loi et la morale réprouvent, au prétexte que ce sont « les miens » qui les ont commis. La prendre au pied de la lettre et pousser sa logique à son terme risque d’aboutir aux limites de l’esprit de corps, à une sorte d’omerta aux allures de solidarité mafieuse. En l’occurrence, Saint-Marc fait de cette règle un usage à sens unique. Qui sont, finalement, ceux qu’il considère comme « les siens » ? Ses légionnaires et militaires putschistes et tous ceux qui ont fait partie de l’OAS. Sur eux, il ne veut rien dire, même s’il sous-entend par l’usage qu’il fait de cette citation qu’ils se sont, par certains de leurs actes, « couverts de honte ». Mais il n’observe pas la même réserve quand il participe au Livre blanc de l’armée française en Algérie qui s’en prend aux partisans de la paix en Algérie, du général de Gaulle à Bollardière, en passant par le général Katz qui a lutté dans des conditions difficiles contre l’OAS à Oran en 1962. Pas plus qu’il ne ressent le moindre devoir de solidarité avec les citoyens français qui s’étaient prononcés massivement par référendum le 8 janvier 1961, avec 75% de oui, en approuvant « l’autodétermination des populations algériennes ». Ses concitoyens, les institutions républicaines de la France, pas plus que les chefs de l’armée française qui ont dû affronter l’OAS ne font partie « des siens »… Sans parler des journalistes, hommes politiques, écrivains et artistes qui avaient dénoncé à l’époque qu’on confie les pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient, traités dans ce Livre blanc de « porteurs de valises » du FLN et vis-à-vis desquels nulle obligation de réserve n’empêche ce livre qui l’exhibe comme une icône de proférer les plus infamantes accusations de trahison. Notons enfin que le site internet entièrement voué à sa légende propose entre autres un lien renvoyant à l’Association des amis de Raoul Salan.

Le film de Georges Mourier et son instrumentalisation

Ceux qui cherchent à utiliser la légende de Denoix de Saint-Marc tentent aussi de détourner à leur profit un film documentaire qui lui a été récemment consacré, en proposant son achat sur le site qui lui est voué. C’est ce film intitulé Servir qui a été projeté 20 septembre 2006 dans l’auditorium Foch de l’Ecole militaire, suivi d’un débat dont le sociologue Valentin Pelosse nous propose sur le site du CVUHsa propre restitution personnelle.
Il s’agit d’un épisode d’une série de Georges Mourier intitulée « Le choix des hommes » dont la thématique générale est de brosser le portrait de personnes qui, à un moment donné, se sont trouvées contraintes dans un contexte de crise d’effectuer un choix dramatique. Sur ses sept épisodes, la plupart ne concernent pas les questions coloniales. Dans le film Croire ? Georges Soubirous, déporté au camp de Dora, évoque la foi qui lui avait permis de tenir et qu’il a abandonnée depuis ; dans Agir ? Gilbert Brustlein revient sur l’attentat que, jeune résistant communiste, il a commis le 20 octobre 1941 contre un officier allemand, provoquant les représailles contre les 27 otages de Chateaubriant ; dans Trahir ? Paul Nothomb, aviateur communiste et compagnon d’armes d’André Malraux dans la guerre d’Espagne, revient sur le moment où, arrêté et torturé en mai 1943 par la Gestapo, il a feint de se rallier en s’efforçant de ne par trahir ses amis ; dans Mentir ? Jacques Bureau, membre en 1943 d’un réseau de résistance franco-anglais, raconte qu’interrogé par les Allemands, il leur livra de fausses informations sur un débarquement imaginaire que les services anglais leur avaient données dans ce but ; dansTricher ? le français Jacques Rossi, militant communiste et agent du Komintern, rappelé d’Espagne à Moscou en 1937, dit comment il a été pris dans les purges staliniennes et a fait dix-neuf ans de Goulag, ne rentrant finalement en France qu’en 1985. Seuls, deux épisodes de cette série, produite par les Films de la Lanterne et RTV, renvoient à la guerre d’Algérie, et, en dehors de Servir ? consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc, l’autre, intitulé Combattre ?, porte sur un homme au parcours bien différent : Abdelkader Rahmani, qui, jeune officier de l’armée française né en Algérie, avait décidé avec 52 autres officiers d’origine algérienne d’écrire au président Coty pour lui demander d’arrêter la guerre et fut, comme tous les autres, arrêté et emprisonné.
Mais seul celui consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc est distribué en DVD, par les éditions LBM (21), et sa diffusion, isolée des autres épisodes, s’effectue manifestement dans un cadre idéologique qui cherche à instrumentaliser cette légende. D’autant que le choix du documentariste de laisser s’exprimer librement les différents témoins sur ce moment où ils ont été amenés à prendre une décision dramatique, conduit, dans le cas de ce film, à ce que Saint-Marc délivre son récit rétrospectif de la bataille d’Alger et du putsch sans que personne ne vienne mettre le doigt sur ses reconstructions du passé et ses omissions. Personne ne le contredit, ou même lui demande de confirmer ce point, quand il affirme qu’en 1957 la division de parachutistes de Massu a été chargée « à son corps défendant » des missions de police. Personne ne lui demande, quand il affirme qu’à l’époque, il était opposé à ce qu’on lui confie cette mission, pourquoi il ne l’a pas dit ni n’a démissionné comme son supérieur le général de Bollardière, pourquoi il a accepté au contraire de justifier officiellement son action auprès de la presse. Personne ne lui demande si c’est le lieutenant déserteur Degueldre qui lui a demandé de rencontrer Challe et de participer au putsch ; s’il pense qu’en cas de refus, les hommes qui avaient préparé le putsch l’auraient arrêté par la force comme l’ont été les généraux Gambiez et Vézinet ; ni s’il pense aujourd’hui que le courage consistait davantage à faire comme ces deux généraux ou bien à suivre ses sous-officiers dans le putsch. Personne ne lui demande pourquoi il n’a pas rejoint l’OAS comme de nombreux militaires putschistes ; par désaccord avec leur action ou pour une autre raison ? pourquoi, s’il était ou s’il est aujourd’hui en désaccord avec leur action, ne l’a-t-il pas dit ni ne le dit-il aujourd’hui ? Pourquoi son sentiment de solidarité avec « les siens » ne s’étend pas, pour lui, aux électeurs français ou aux institutions républicaines de son pays. Au fait, que pense cet homme, né dans une famille aristocratique et de culture catholique traditionaliste, de la République ? Autant de questions qui ne lui ont pas été posées.
Sans explication historique du contexte, on peut craindre que l’utilisation de ce film, séparé délibérément du reste de la série, serve à conforter des discours idéologiques et éloigne d’une véritable histoire de la guerre d’Algérie. L’hebdomadaire Valeurs actuelles du 29 septembre 2006 commente ainsi l’image de Saint-Marc donnée par ce DVD : « il est le symbole de la conscience libre, celle qui, à un moment donné, décide de désobéir car ce qu’on lui demande de faire va à l’encontre de sa morale ». L’étude de l’histoire incite plutôt à penser que cet officier n’a fait, en 1957 comme en 1961, que suivre. Il n’a pas eu le courage moral de refuser, en 1957, comme de Bollardière, auquel pourtant ses propos actuels donnent raison ; ni en 1961, comme les officiers qui n’ont pas suivi les putschistes ; ni même celui de se lancer dans la rébellion folle de l’OAS, qui, si elle conduisait, certes, à une dérive criminelle, pouvait se prévaloir d’une forme de fidélité aux discours tenus pendant des décennies par la République. Le fait de ne pas avoir eu le courage de le faire explique-t-il son silence aujourd’hui à son sujet ? Quoi qu’il en soit, compte tenu de ce que j’ai montré plus haut des propos de Saint-Marc sur la Bataille d’Alger et le putsch de 1961, je serais tenté de penser que c’est à ce film de sa série que le réalisateur aurait pu donner pour titre : « Mentir ? ».



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Notes :


(1) Voir aussi l’article de Jean-Claude Raspiengas, dans La Croix du 4 mars 2005.
(2Livre blanc de l’armée française en Algérie, éd. Contretemps, 2001.
(3Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit. Entretien avec Hélie Denoix de Saint-Marc, pp. 18 à 27.
(4) Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, a démissionné pour protester contre la torture et les exécutions sommaires pratiquées par les parachutistes du général Massu. Sa lettre de démission du 24 mars 1957 a été publiée dans Le Monde du 1er octobre 1960. Il a communiqué au Comité Maurice Audin des informations importantes sur la pratique de la torture et des exécutions sommaires par la 10e division parachutiste.
(5) Pierre Vidal-Naquet Les crimes de l’armée française, éd. Maspero, 1975, p. 63.
(6) Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1973, p. 151.
(7) Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, éd Gallimard, 2001, pages 124, 125 et suivantes.
(8Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit., p. 23.
(9) Jacques Massu, op. cit., p. 49.
(10Ibid.
(11Ibid., p. 129.
(12) Général Jacques Paris de Bollardière, Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Desclée de Brouwer, Paris, 1972, p. 110.
(13) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.
(14) Pierre Vidal-Naquet, Le trait empoisonné, La Découverte, 1993, p. 141.
(15) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.
(16Ibid.
(17) Voir l’article « 500 généraux montent en ligne... » de Jean-Dominique Merchet, Libération, 23 janvier 2002.
(18) Lettre du 21 mars 1957 du général de Bollardière à Jean-Jacques Servan-Schreiber.
(19Le Monde, 21 juin 2001 : « Le remords du général Massu ».
(20) Jacques Fauvet et Jean Planchais, La Fronde des généraux, Arthaud, 1961, p. 112.
(21) Les éditions LBM (Little Big Man), dirigées par Pierrre De Broissia (12, Rue Rougemont 75009 Paris).