mardi 11 décembre 2007

Livre Enseigner l’histoire des traites négrières et de l’esclavage de Eric Mesnard et Aude Désiré


Conformément aux programmes scolaires, les professeurs de cycle 3 trouveront, dans cet ouvrage, la réflexion historique nécessaire ainsi que des propositions pédagogiques utiles pour enseigner les traites négrières et l’esclavage.

Ouvrage publié par le CRDP de l’académie de Créteil dans la collection « Repères pour agir Premier degré », 19 euros.

Éric Mesnard, historien et professeur en IUFM, propose un parcours mettant en évidence ce que furent les traites négrières, la situation des esclaves dans les colonies françaises, les résistances à l’esclavage et ses abolitions successives. Chacun de ces développements est accompagné d’une partie pédagogique sous la forme d’un dossier documentaire immédiatement exploitable. Plusieurs documents, iconographiques notamment, seront fort appréciés.

Aude Désiré, professeure-documentaliste, offre une sélection de livres de textes accessibles à des lecteurs de cycle 3. Chaque œuvre est présentée et accompagnée de pistes pédagogiques. Le propos est de soutenir ainsi la formation de jeunes lecteurs et de contribuer à leur culture.

Voilà un ouvrage qui répond à un besoin actuel et donne aux traites négrières et à l’esclavage la place qu’ils méritent.

Pour en savoir plus > > > www.crdp.ac-creteil.fr

Journée d’études Colonisations, migrations, racismes. Autour des recherches de Claude Liauzu 7 février 2008 - Paris Tolbiac


Pour rendre hommage à notre collègue Claude Liauzu, nous avons choisi d’organiser une lecture à plusieurs voix de son oeuvre d’historien afin de mettre en valeur ce qu’il apporte à la connaissance. Ce n’est pas le contenu empirique de ses ouvrages (livres, articles, conférences) qui retient notre attention mais les pistes de recherche qu’il a indiquées, les interprétations qu’il a proposées sur l’évolution de notre monde contemporain, ainsi que les exigences du métier d’historien.
En fonction de ces repères et de ces fils directeurs, nous organisons cette rencontre d’historiens autour de quatre thèmes principaux qui nous paraissent cristalliser les recherches et l’oeuvre de Claude Liauzu en même temps qu’ils s’articulent les uns avec les autres de façon cohérente : une vision du Maghreb et de l’Islam, une approche du Tiers Monde et du développement, les migrations et le débat sur la colonisation, l’expérience d’un séminaire.

Matinée
8 h 45 Arrivée des intervenants et des participants

9 h00 Introduction de la journée par Daniel Hémery (université Paris 7) : « Claude Liauzu, un fellagha à l’ Université ... »
9 h15 D’une certaine vision du Maghreb et de l’Islam…
Présidence : Jean-Pierre Vallat (université Paris 7)
François Georgeon (EHESS) : « Claude Liauzu, la Tunisie et le monde musulman : un témoignage ».
René Galissot (université Paris 8) : « Le statut des musulmans en Afrique du Nord à l’époque coloniale ».
Lecture d’un texte de Gilbert Meynier (université de Nancy) : « L’ Algérie, la nation et l’islam : le FLN, 1954-1962 ».
Mohammed Harbi (Historien de l’ Algérie) : Thème à préciser. Benjamin Stora (INALCO) : « Générations de chercheurs sur le Maghreb, 1960-1990 ».
10h30 Débat
11h00 Pause
11h15 A une approche du Tiers Monde et du développement
Présidence : Françoise Raison (université Paris 7)
Jean Piel (université Paris 7) : « Mes raisons d’ avoir été solidaire de la plupart des initiatives de Claude Liauzu à Paris 7 ».
Omar Carlier (université Paris 7) : « Claude Liauzu et le moment Tiers Monde, entre le sujet et l’objet ».
Gérard Fay (université Paris 7) : « Pour un develop’mentisme actualisé, global, critique ».
12h00 Débat
12h30 Déjeuner

Après-midi
14h00 A la thématique des migrations et au débat sur la colonisation

Présidence : Michelle Perrot (université Paris 7)
Gérard Noiriel (EHESS) : « Migrations : convergences et divergences avec Claude Liauzu ».
Pierre Brocheux (université Paris 7) : « Pourquoi un dictionnaire de la colonisation ? ».
Daniel Hémery (université Paris 7) : « Un regard sur l’anticolonialisme en France ».
Henri Moniot (université Paris 7) : « L’ enseignement de l’histoire coloniale apprécié par Claude Liauzu : devoir d’histoire et conscience des mémoires en jeu ».
15h00 Débat
15h30 Pause
15h45 Claude Liauzu, l’université buissonnière
Présidence : André Gueslin (université Paris 7)
Florence Gauthier, Americo Nunes Da Silva, Magali Jacquemin, Nadia Vargaftig, Anne Vollery, Aïda Kekli et les autres (université Paris 7) :
« Racisme et antiracisme : un séminaire hérétique ».
« Claude Liauzu à l’épreuve des étudiants, en images ».
« Claude Liauzu et la loi du 23 février 2005, avec les Tréteaux de la colère ».
Et pour terminer : une surprise !
16 h45 Débat
17 h15 Conclusion de la journée par Françoise Raison
18h00 Cocktail


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Comité Scientifique : Pierre Brocheux, Anne-Emmanuelle Demartini, André Gueslin, Daniel Hémery, Françoise Raison
Responsable de la journée : Anne-Emmanuelle Demartini
(pour le département d’histoire de l’ université Paris 7)
Tél : 01 44 79 01 35
mèl : demartini@univ-paris-diderot.fr
Contact : Benjamin Jung, ben86jung@hotmail.com
Lieu : Université Paris 7, Salle des Thèses – Immeuble Montréal 2ème étage – Dalle des Olympiades, 103 rue de Tolbiac / 59 rue Nationale 75013 PARIS
Metro : Olympiades (Ligne 14), Tolbiac (Ligne 7 ), Nationale (Ligne 6)
Bus 62 ou 83

lundi 10 décembre 2007

Mémoires et histoire à l’Ecole de la République : quels enjeux ? par Sébastien Schick


Les lois mémorielles et notamment la loi Mekachera du 23 février 2005 (qui a entraîné la création du CVUH) ont prouvé que l’Ecole et les programmes scolaires d’histoire sont un des lieux où se cristallisent les tensions entre les mémoires et l’histoire. En effet, si les rapports et les oppositions entre mémoires et histoire font l’objet de nombreuses réflexions depuis une quinzaine d’années environ, la levée de bouclier contre la loi Mekachera dans le monde enseignant a fait prendre conscience que la classe était sans doute un lieu où ce sujet prenait toute sa gravité. Les enjeux qui naissent de la mise en relation entre l’histoire et les mémoires dans le lieu spécifique de la salle de classe fait aujourd’hui l’objet d’un livre, Mémoires et histoire à l’Ecole de la République. Quels enjeux ?, que nous devons à Corinne Bonafoux, Laurence de Cock-Pierrepont et Benoît Falaize. L’objet de cet ouvrage, son propos, les questions qu’il soulève et les craintes qu’il exprime parfois, font écho à une problématique et à une posture chères au CVUH (on peut signaler la journée d’étude du CVUH du 6 octobre 2007, La fabrique scolaire de l’Histoire, dont certaines interventions, en ligne sur le site, sont à rapprocher très directement de ce livre : l’histoire et les positions du CUVH y sont d’ailleurs longuement présentées p 24–30). En effet, Ce livre fait le point sur les évolutions des rapports entre ces mémoires et l’histoire à l’école depuis le 19ème siècle et permet d’en saisir les enjeux les plus récents dans le contexte d’une redéfinition des liens entre mémoires et histoire dans l’ensemble de la société française : comment l’institution scolaire doit-elle se situer face aux lois et aux revendications mémorielles qui se multiplient ? Les programmes ont-il à prendre en compte (et jusqu’à quel point) les mémoires multiples ? Ce livre répond dès lors aussi, sans aucun doute, à une demande de la part de nombreux enseignants confrontés, lorsqu’ils ont à traiter de questions sensibles, « chaudes » politiquement, aux conséquences concrètes de ces tensions : « Comment faire ? Comment aborder des sujets parfois très sensibles et si vifs dans les mémoires familiales des élèves comme des enseignants, sans blesser, sans heurter, mais en disant tout de même l’histoire ? » (p 6).
Les premiers chapitres, à la fois historiographiques et théoriques, permettent de saisir cette problématique dans toute sa complexité. Le 1er s’intéresse aux liens qui unissent histoire et mémoires. Pas toujours conflictuels, les rapports entre mémoire et histoire sont pourtant compliqués dès lors que leur rapport au temps diffère : la mémoire, individuelle ou collective, se construit en rapport direct avec les problématiques du présent, tandis que l’histoire, qui cherche à comprendre et non à juger, tente de saisir dans sa globalité le fonctionnement d’une société à un moment donné du passé. Or les tensions entre mémoires et histoire sont devenues plus vives au cours des dernières années, alors qu’est apparue l’idée d’un « devoir de mémoire », que les mémoires sont devenues concurrentielles et qu’elles font l’objet de lois : l’histoire risque alors d’être instrumentalisée, et certains collectifs d’historiens tentent de préserver ce qu’ils considèrent comme une dérive. Le 2ème chapitre permet d’intégrer cette tension dans le cadre de l’école, en rappelant ce qu’a été depuis la 3ème République, la fonction assignée à l’enseignement de l’Histoire. Si les questions de mémoire y ont toujours été prises en compte et que le projet Républicain n’était pas de séparer histoire et mémoires, le rôle de l’enseignement change : le patriotisme et l’écriture du roman national, dont la connaissance est partagée par chacun, sont remis en cause après la Seconde Guerre mondiale et aboutissent à une « crise de l’histoire enseignée » (p 51) Au cours des années 80 et 90 (chapitre 3) apparaissent les revendications d’un « droit à la différence » face à l’histoire unificatrice enseignée. L’enseignement de l’histoire est obligé de se transformer face à la reconnaissance politique de l’existence d’élèves culturellement différents, et qu’il faut donc prendre en compte différemment dans l’enseignement de l’histoire. Il doit donc se transformer mais il devient alors, par une adaptation de sa fonction, l’un des outils privilégiés de l’intégration de ces différentes cultures dans le creuset Républicain. L’apparition de la notion de patrimoine permet de sortir de la crise et de redéfinir la fonction de l’enseignement de l’histoire face aux transformations des années 1980 : « la résolution de la crise d’identité nationale trouve son accomplissement dans ce couple patrimoine/mémoire. Le premier permet le retour de l’homogénéité symbolique et donc du ciment national ; la seconde rendra possible la dissolution des exclus ou victimes de l’histoire dans le modèle national par le biais de la cicatrisation de ses blessures. » (p 66).
Ces trois premiers chapitres permettent donc de remettre en perspective la façon dont les liens entre histoire et mémoires se sont transformés et comment ces changements ont été pris en compte par l’enseignement de l’histoire dont le rôle s’est ajusté au contexte social et politique. Les prescriptions dont fait l’objet la manière d’enseigner les questions sensibles à l’école (immigration, esclavage, génocide) depuis quelques années peuvent dès lors être présentées dans un quatrième chapitre : l’enjeu que représentent les lois mémorielles et les débats suscités par le traitement des sujets sensibles en classe sont ainsi éclairés d’une lumière nouvelle parce qu’ils apparaissent comme une nouvelle étape d’un processus séculaire. La typologie proposée permet de comprendre pour chacune des questions sensibles ses enjeux propres et de saisir le but et parfois le danger de chacune des lois qui la concerne. Le chapitre 5 permet ensuite d’entrer dans la classe en s’intéressant non plus aux lois, aux prescriptions, aux textes, mais à la pratique de chacun des enseignants, et aux problèmes qui se posent à eux dans le traitement concret des questions sensibles face à des élèves aux mémoires familiales différentes, parfois conflictuelles. L’étude réalisée de 2000 à 2003 dans l’Académie de Versailles sert de base à ce chapitre et permet de comprendre les difficultés qui apparaissent dans le quotidien d’une classe : différence entre l’attente de certains élèves et la façon de traiter un sujet par le professeur, place de l’émotion dans le cours, réaction face à certaines questions surprenantes voire choquantes. Le chapitre 6, enfin, replace ces enjeux dans le contexte européen, et prend des exemples comme la Shoah ou l’histoire du communisme pour montrer que les tensions entre mémoire et histoire sont présentes ailleurs, bien que sous des formes souvent particulières.
Au-delà du bilan, et de la présentation dynamique des problèmes liés aux tensions mémoires/histoire à l’école, le dernier chapitre propose des solutions ou des pistes de travail pour répondre aux problèmes théoriques et pratiques posés. Tout d’abord, les auteurs proposent de repenser la fonction identitaire de l’enseignement de l’histoire : il ne s’agirait plus, dans le contexte actuel, d’intégrer chacun des élèves en ajoutant aux programmes de façon souvent artificielle les pays d’origine des élèves et les souffrances de populations dont ils sont les descendants, mais de proposer une approche qui « procède d’une incessante mise en relation, montrant par-là que la dynamique combinatoire, la nourriture réciproque, et le bricolage des identités est le propre de l’inscription des femmes et des hommes dans l’histoire. » (p 139). Concrètement, les auteurs proposent également certaines approches pédagogiques spécifiques pour aborder les questions sensibles : le recours au témoignage vivant, le débat (qu’il faut comprendre de façon très large comme le moyen de démontrer toute la complexité du fait historique, en intégrant le doute et la controverse qui est à la base du travail scientifique de l’histoire), ou l’enseignement de l’enjeu de mémoire comme objet d’histoire lui-même. Des pistes et des propositions de réforme sont donc proposées à chacun des acteurs qui a un rôle à jouer dans le processus qui mène à l’enseignement de l’histoire, de l’élaboration des programmes à sa mise en oeuvre concrète dans les salles de classe. Le but étant de répondre aux questions qui sont apparues ces dernières années par une « juste pédagogie de l’histoire, qui puisse construire une histoire critique sans mésestimer la force sociale de la mémoire en jeu, qui puisse être fidèle au passé sans renier sur la vérité et être fidèle à la vérité académique, sans rien retirer de la dignité des personnes inscrites dans l’histoire. Et autour desquelles s’organisent des lieux et des discours de mémoires, somme toute, bien légitimes. » (p 151)

Ce livre résume donc les enjeux principaux liés aux tensions entre histoire et mémoires à l’école : il explique ces tensions, les replace dans le temps, montre leur spécificité par rapport aux programmes scolaires et à l’enseignement de l’histoire, les analyses face aux toutes dernières lois et aux derniers débats qui ont cours dans la société actuelle. Il fait le point sur cette problématique que les dernières années ont rendu brûlante. La variété des points de vue et des sources utilisées (travaux philosophiques, historiographiques, historiques, articles des revues pédagogiques, programmes scolaires, manuels, textes de loi, rapports politiques, circulaires, enquêtes sociologiques...) ainsi que la grande actualité des références (les nouveaux programmes de l’année 2007 sont pris en compte et certains articles ne datent que de quelques mois) lui donnent d’autant plus de valeur. Parce qu’il clarifie les enjeux et propose des solutions pédagogiques concrètes, il peut être également une aide précieuse pour les enseignants directement confrontés à ces problèmes dans leur travail quotidien. Enfin, cet ouvrage intéressera aussi tous ceux qui s’interrogent sur la place qu’occupe (ou que devrait occuper) l’histoire, à la fois comme discipline et comme objet d’enseignement, dans la société française d’aujourd’hui.


Corinne Bonafoux, Laurence de Cock-Pierrepont, Benoît Falaize, Mémoires et histoire à l’école de la République. Quels enjeux ?, novembre 2007, Armant Colin, 158 pages.

mercredi 28 novembre 2007

Les « abus de la mémoire » au Vatican par Mari Carmen Rodríguez et François Godicheau


Trois jours avant l’approbation en Espagne du projet de « Loi de récupération de la mémoire historique » (31 octobre 2007), promu depuis 2005 par le gouvernement du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero, le Vatican a procédé à la béatification de 498 religieux catholiques espagnols, considérés comme des martyrs du XXe siècle. Placée à une date étrangement concurrentielle avec le processus de mémoire en faveur des victimes du franquisme, la béatification du 28 octobre 2007 est la plus massive de l’histoire de l’Eglise catholique (1).
Cette célébration est due à la demande adressée au Vatican par le cardinal archevêque de Madrid, Antonio María Rouco Varela. La cérémonie, semble avoir été officiée en présence de 30.000 à 50.000 personnes (selon diverses estimations), en majorité espagnoles, qui ont profité de l’occasion pour faire ondoyer le drapeau national (2). Une délégation officielle du gouvernement espagnol, présidée par le Ministre des Affaires Etrangères Miguel Angel Moratinos, a également assisté à la béatification.
Aux yeux des historiens de la guerre civile et du franquisme, ce culte de l’Eglise catholique à ses « martyrs » apparaît comme une instrumentalisation de l’histoire. Il oublie notamment les 13 prêtres catholiques basques qui ont embrassé la cause républicaine et ont été assassinés par les franquistes. Leurs noms ne figurent pas sur la liste des béatifiés. Cette opération sélective est d’autant plus gênante qu’elle perpétue une longue tradition de collusion de l’Eglise catholique avec le franquisme.
Il n’y a pas de doute que la violence anticléricale exercée durant les premières semaines de la guerre civile, qui a été dénoncée à grands cris par les milieux catholiques, a effectivement été importante. La reconnaissance des victimes de ces massacres est légitime (3). Pourtant, la légitimation par l’Eglise catholique espagnole des crimes franquistes (4) n’a jamais fait l’objet d’une condamnation officielle de la part de la hiérarchie catholique. L’Eglise a en effet fourni à Franco le support idéologique de la mobilisation, celle-ci étant vue comme une « Croisade » contre l’athéisme, la franc-maçonnerie et le bolchévisme. Le 30 septembre 1936, l’évêque Enrique Pla y Deniel a publié une lettre pastorale, « Les deux villes », qui définissait la guerre d’Espagne comme le combat entre les « sans Dieu » et « la ville céleste des fils de Dieu », et faisait du conflit une « croisade pour la religion, la patrie et la civilisation » (5). Ces « deux villes » structuraient l’opposition entre l’Espagne et l’« anti-Espagne ». L’appui à la violence franquiste durant la guerre civile et au cours de la dictature qui a suivi n’a jamais été l’objet, au moment du retour à la démocratie, d’une demande de pardon de la part de l’Eglise catholique. Cette dernière a, au contraire, été la principale actrice des politiques de mémoire franquistes qui, pendant près de 40 ans, ont honoré les morts « pour Dieu et pour la patrie ». Dans la plupart des églises, des plaques célébraient la mémoire des seules victimes de guerre franquiste, instituant une asymétrie avec la mémoire des vaincus, toujours considérés comme vaincus par les politiques publiques franquistes. Cette asymétrie cultivant l’hommage aux « martyrs de la foi » se perpétue à travers la béatification du 28 octobre dernier. Par contre, les représentants catholiques, aux côtés de la droite espagnole, ne cessent de dénoncer la « Loi de récupération de la mémoire historique » (qui entend dénoncer les crimes et la justice franquistes), sous le prétexte d’éviter de rouvrir d’anciennes plaies et de fomenter la division du peuple espagnol.
Aujourd’hui, dans un contexte de concurrence des mémoires par rapport aux victimes de la guerre, le Vatican semble avoir choisi son camp. Un autre choix aurait pu être de sa part de rendre un même hommage aux victimes des deux camps et de revenir sur son attitude face au franquisme.
Il faut également reconnaître que les médias ont appuyé la démarche, volontairement ou non. En effet, le contraste entre l’important espace donné à la transmission de la cérémonie solennelle du Vatican et le silence par rapport aux enjeux de l’approbation, le 31 octobre, de la nouvelle loi de mémoire historique en Espagne est saisissant. Mais si l’on cherche à comprendre les enjeux de la polémique qui secoue l’Espagne à l’occasion de cet usage polarisé de l’histoire, il faut se pencher sur la guerre des mémoires que se livrent depuis plus de 70 ans les diverses Espagnes en lutte.

Aux origines de la concurrence des mémoires de la guerre civile

Pour rappel, la guerre civile a éclaté en 1936, suite au coup d’Etat militaire du 18 juillet contre le gouvernement de front populaire démocratiquement élu. Les auteurs du soulèvement, dont le général Franco, ont bénéficié immédiatement de l’aide massive d’Hitler et Mussolini dont ils partageaient de nombreuses idées. Le camp républicain a obtenu une aide de l’URSS, inférieure à celle de l’Axe, en échange de la livraison des réserves d’or de la banque d’Espagne, ainsi que la solidarité des Brigades internationales, des volontaires venus « combattre le fascisme » en Espagne. Les démocraties occidentales ont opté, presque tout de suite, pour la « non-intervention » et ont organisé un embargo sur les armes à destination de la République. Trois ans plus tard, au terme d’une guerre civile qui a fait plus de 500’000 morts, les troupes franquistes ont obtenu la victoire poussant 500’000 républicains à l’exil et installant un régime dictatorial qui a pris fin à la mort de Franco, en 1975.
Il faut souligner que les politiques de mémoire de la guerre civile ont été élaborées dès les premières heures du conflit. Les deux camps ont raconté la guerre dans un vaste effort de propagande. L’histoire a pris la forme du mythe identitaire : pour les républicains, il fallait « défendre la démocratie » contre le « fascisme » ; pour les franquistes, il fallait défendre la « civilisation occidentale » contre le « bolchévisme ». Tous exposaient les atrocités de l’adversaire. Les identités politiques définissaient alors les mémoires (6).
À cela s’ajoutent les récits mémoriels de ceux qui sont venus en Espagne pour témoigner et ont forgé l’opinion internationale : reporters, photographes, écrivains, etc. (Robert Capa, Saint-Exupéry, Malraux, Orwell, Hemingway, …) qui ont projeté leur propre point de vue sur les événements… (7)
Après le conflit, c’est la mémoire des vainqueurs qui s’est imposée, occupant la scène de l’histoire officielle imposée aux politiques, aux médias, aux écoles, etc. La mémoire des vaincus subsistait clandestinement, ou parmi les républicains en exil, appuyée sur le travail d’historiens comme Manuel Tuñón de Lara (8). Quelques contributions étrangères comme Le labyrinthe espagnol, de Gerald Brennan (1943) ont posé les premières pierres d’une explication de l’extérieur.
A partir de 1964, le régime a transformé ses politiques de mémoire et a décidé de célébrer la réconciliation nationale en se glorifiant des « 25 ans de paix » apportés par Franco au pays.
Ce changement répondait à la diffusion de recherches historiques pionnières qui sont venues de l’extérieur : de chercheurs anglosaxons et français, qui ne dépendaient pas du gouvernement franquiste, comme Gabriel Jackson, Edward Malefakis, Hugh Thomas, Burnett Bolloten, Herbert Southworth, Pierre Vilar, Emile Témime, Pierre Broué. Publiées dès 1961, ces histoires de la guerre civile ont développé une analyse rigoureuse et équilibrée du conflit, ruinant la propagande du régime.
Le Ministère de l’Information et du Tourisme espagnol a répondu au succès de ces historiens en mandatant son propre « historien », Ricardo de la Cierva, dans le but d’élaborer une histoire franquiste de la guerre civile…
À la mort de Franco, la peur d’un nouveau conflit, largement instrumentalisée par le régime finissant, a marqué la transition démocratique. Une convention d’amnistie et un accord entre les principaux partis politiques, ont exclu du débat les arguments politiques liés à la guerre civile. Pendant ce temps, une génération d’historiens ayant milité contre le franquisme a continué la recherche, dont les résultats ont été publiés au cours des années 1980 (par les médias, des colloques, des publications). Les estimations du nombre de victimes ont été affinées, des mythes comme l’inévitabilité de la guerre ont été corrigés. Comme le souligne l’historien François Godicheau (9), cette historiographie de la transition a grandement amélioré la connaissance des faits, notamment par rapport aux travaux d’histoire locale, mais elle n’a pas remis en question les cadres d’interprétation globale des grandes synthèses des années 1960.
Soulignons toutefois une nouveauté remontant à 1979. Il s’agit de Recuérdalo tú y recuérdalo a otros, de Ronald Fraser, un précurseur de l’historiographie orale de la guerre civile. Comme le souligne Juan Andrés Blanco Rodríguez (10), ces années ont aussi suscité des thématiques novatrices comme les travaux d’Angel Viñas sur l’aide économique extérieure décisive qui a été apportée aux deux camps.
Selon Santos Julià (11), après la tentative manquée de coup d’État du colonel de la Garde Civile, Antonio Tejero, en 1981, les fantômes de la guerre sont revenus provisoirement en Espagne, mais l’arrivée du Parti Socialiste au pouvoir a suscité un apaisement. La politique de transition pacifique a ainsi suivi son cours. Les commémorations ont ensuite été décisives, comme pour le cinquantième anniversaire du début de la guerre civile en 1986. Ces années ont aussi correspondu aux premières études réalisées par ceux qui n’avaient pas vécu la guerre et qui apportaient un regard plus tempéré sur le sujet. Le soixantième anniversaire a également généré une quantité de publications nouvelles et ouvert de nouveaux intérêts pour la vie quotidienne à l’arrière du front, les réfugiés, la santé, l’éducation, l’histoire de genre, l’approche socioculturelle, etc.
Il a ensuite fallu attendre la fin de la décennie des années 1990 pour renouer avec les revendications autour de la mémoire des vaincus de la guerre. De nombreuses associations ont ainsi tenté de récupérer des témoignages, de recueillir des documents, etc. Des chercheurs se sont parallèlement efforcés de dépasser les bornes chronologiques de la guerre pour analyser des phénomènes comme la violence politique après-guerre, les maquis antifranquistes, etc. En outre, avec le succès grandissant des romans sur la guerre civile, de nombreux souvenirs et témoignages ont fait revenir au premier plan les acteurs individuels du conflit.
L’arrivée au pouvoir de la droite (Partido Popular d’Aznar) en 1996 n’est pas étrangère à la revendication d’une mémoire des vaincus, car elle a soutenu une résurgence de versions néofranquistes représentées, entre autres, par Pio Moa, reprenant la propagande de l’époque de la dictature.
Avec le retour du Parti Socialiste au pouvoir en 2004 (Zapatero), le mouvement de revendication mémorielle, largement associatif, a trouvé un fort soutien institutionnel. En 2005, un projet de « loi de récupération de la mémoire historique » a été rédigé. Il vient d’être approuvé par la majorité du Parlement, mais le Parti Populaire et l’Eglise s’y opposent toujours, au nom de l’oubli nécessaire à la paix civile en Espagne.
Les médias et les politiques ont exploité la conjoncture. Tandis que le négationnisme de Pio Moa proliférait au nom de la pluralité d’opinion, d’autres acteurs ont su jouer du spectaculaire en mettant à jour des fosses communes pour sensibiliser la population aux crimes de guerre franquistes en cherchant parfois à s’arroger le monopole de la « récupération de la mémoire ». Dans ce contexte, le 70e anniversaire du début de la guerre civile, en 2006, a connu une frénésie d’expositions, colloques internationaux, publications et cérémoniaux mémoriels, ainsi que de polémiques, montrant que la guerre civile espagnole demeure « un passé qui ne passe pas » (12). Cette année, les commémorations du massacre civil de Guernica cohabitent avec la célébration de la transition (1977-1982) et les cérémonies vaticanes de béatification.
Nous voici donc à nouveau en présence de l’instrumentalisation de l’histoire qui a malheureusement abondé depuis le début du conflit espagnol. Cette situation révèle la difficulté du travail de mémoire plus de 70 ans après cet épisode ibérique traumatique. Car malgré l’écart temporel qui nous sépare des évènements, nous ne sommes qu’au seuil de ce travail. La « Loi de récupération de la mémoire historique » qui vient d’être approuvée pourra-t-elle lui servir de cadre ? Pourra-t-elle se dégager du façonnement de la mémoire par les acteurs de la période franquiste et donner raison à Miguel de Unamuno qui, le 12 octobre 1936 à Salamanque devant les troupes nationalistes, avait osé affirmer aux phalangistes : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas » (13) ?
Mari Carmen Rodríguez
Doctorante en histoire
Universités d’Oviedo (Espagne) et de Fribourg (Suisse)

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Vous trouverez des indications bibliographiques concernant cet article dans un document joint ci-dessous.
L’émission de France 5 "C dans l’air" du 10 novembre 2007 a consacré un sujet à "L’Espagne liquide Franco", sur les béatifications et la loi de la mémoire historique ; François Godicheau était présent dans le débat.
Le site www.mpr.es (Ministère de la Présidence espagnole) offre en format PDF l’intégralité du projet de Loi de la récupération de la mémoire historique : "Proyecto de Ley por lo que se reconocen y amplían derechos y se establecen medidas en favor de quienes padecieron persecusión o violencia durante la guerra civil y la dictadura".



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Notes :


(1) Les béatifiés proclamés sont deux évêques de Ciudad Real et Cuenca, 24 prêtres de diocèses, 462 membres de l’Institut de Vie Consacrée, un diacre, un sous-diacre, un séminariste et sept laïques. Voir annonce Proclamados beatos 498 religiosos españoles, Madrid, El País, 28.10.2007.
(2) L’ondoiement de drapeaux rouge et or dans l’espace public est un symbole récupéré par la droite espagnole (Parti Populaire) depuis le mandat d’Aznar (1996) pour exprimer une vision nationaliste de l’identité espagnole. Les manifestations de mars 2007 à Madrid contre la politique socialiste de Zapatero (notamment de son dialogue avec l’ETA), ont été marquées par la présence ostentatoire d’une marée de drapeaux rouge et or. Cette démonstration, accompagnée de "¡Viva España !" défendent l’idée d’une Espagne traditionaliste, en oposition au modèle pluriel du PS et des autonomies regionales adopté depuis la transition démocratique. Quelques rassemblements de la gauche ont d’ailleurs depuis peu répondu à l’emblème rouge et or par le recours alternatif au drapeau républicain (violet, rouge et or), banni durant le franquisme comme symbole de l’anti-Espagne. Le ralliement à la pratique traditionaliste de la part du public espagnol venu assister aux béatifications n’est donc pas neutre dans le contexte de concurrence des mémoires.
(3) L’historien Julián Casanova estime à plus de 6’800 le nombre d’ecclésiastiques assassinés. Il faut également mentionner l’incendie d’églises, les profanations de sanctuaires et d’objets liturgiques, ainsi que de cimetières. Voir La Iglesia de Franco, Barcelona, ed. Crítica, 2005 (première édition sans notes en 2001, par Temas de Hoy), p. 17.
(4) Voir notamment Javier Rodrigo, Vencidos, violenza e repressione politica nella Spagna di Franco (1936-1948), Vérone, éd. Ombre corte, 2006, ainsi que l’ouvrage collectif de Julián Casanova, Francisco Espinosa, Conxita Mir et Francisco Moreno Gómez, Morir, matar, sobrevivir, la violencia en la dictadura de Franco, Barcelona, ed. Crítica, 2002.
(5) Enrique Pla y Deniel, « Las dos ciudades », 30 septembre 1936, reproduite dans Antonio Montero Moreno, Historia de la persecución religiosa en España, pp. 688-708.
(6) François Godicheau, La guerre d’Espagne, de la démocratie à la dictature, Paris, Découvertes Gallimard, 2006, pp.116-119.
(7) Paul Preston, Idealistas bajo las balas : corresponsales extranjeros en la guerra de España, Madrid, editorial Debate, 2007.
(8) José Luis de la Granja Sainz, Ricardo Millares Palencia & Alberto Reig Tapia, Tuñón de Lara y la historiografía española, Madrid, Siglo XXI, 1999, p.164.
(9) François Godicheau, La guerre d’Espagneop. cit., p.119.
(10) Juan Andrés Blanco Rodríguez, El registro historiográfico de la guerra civil, 1936-2004,in Julio Aróstegui & François Godicheau (éds), Guerra civil, mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006, (actes d’un colloque de 2004 à la Casa Velásquez, Madrid) p.388.
(11) Entretien publié par José Andrés Rojo, No hubo olvido ni silencioEl País, 02.01.2007.
(12) Pour une historiographie du “passé qui ne passe pas”, voir Julio Aróstegui & François Godicheau (éds), Guerra civilop.cit.
(13) En réponse à l’exclamation du phalangiste Millán Astray « Viva la muerte y mueran los intelectuales » (vive la mort et à mort les intellectuels) ; cette réplique a valu à Unamuno sa destitution du poste de recteur de l’Université de Salamanque et son bannissement auprès des autorités franquistes.


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mercredi 21 novembre 2007

Quelques questions sur les « lois mémorielles » et la demande de leur abrogation par Boris Adjemian


Au mois de décembre 2005, les 19 premiers signataires de la pétition « Liberté pour l’Histoire » ont demandé l’abrogation d’un ensemble de « dispositions législatives indignes d’un régime démocratique ». Intervenant à contre-temps au moment où la vive polémique déclenchée depuis des mois par l’adoption de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » avait déjà pris la dimension d’une crise politique, la pétition des 19 se distinguait de celles qui l’avaient précédée en ce qu’elle demandait non seulement l’abrogation de l’article de loi incriminé, mais aussi celle des lois du 13 juillet 1990 dite Loi Gayssot, du 21 mai 2001 dite Loi Taubira, ainsi que du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien. Les motifs étaient que ces lois avaient « restreint la liberté de l’historien », lui avaient signifié « sous peine de sanctions, ce qu’il [devait] chercher et ce qu’il [devait] trouver », lui avaient « prescrit des méthodes et des limites ». Peu après, dans un recueil d’entretiens publié en compagnie du philosophe François Azouvi (1), le président de l’association « Liberté pour l’Histoire », René Rémond, entendait dresser un bilan des rapports établis entre l’histoire et la loi en France depuis le début des années 1990. Cette tribune lui permettait de faire valoir la position exprimée dans la pétition dont il avait été un des initiateurs (2).
Une lecture critique du livre de René Rémond met en évidence les limites auxquelles se heurte le débat en cours sur les rapports entre la loi et l’histoire. Je reviendrai d’abord sur les partis pris que semble recouvrir l’expression de « lois mémorielles » et sur l’usage qui est fait dans le débat de cette notion ambiguë. Ce premier éclairage me paraît indispensable pour discuter, à travers l’exemple de la loi de 2001 sur le génocide arménien, l’argument selon lequel le Parlement a empiété sur le domaine des historiens.

La notion de « loi mémorielle » et le soupçon du communautarisme

L’expression « loi mémorielle » s’est imposée depuis deux ans dans l’espace public suscité par le débat sur les rapports établis entre la loi et l’histoire. Elle est couramment employée par des journalistes, des hommes politiques et même des historiens. Cette généralisation ne rend pas la notion qu’elle recouvre moins obscure ni son emploi forcément plus pertinent. Ainsi René Rémond et François Azouvi, qui disent se livrer à une « rétrospective des lois mémorielles » emploient abondamment cette expression sans jamais s’interroger sur sa signification (3). Elle n’est pourtant pas neutre.
La peur de lois qui divisent
La présentation que René Rémond fait de l’ensemble des « lois mémorielles » souligne le danger que font peser des lois qui divisent ou qui risquent de diviser la nation, ce qui irait à l’encontre des principes républicains. Sa critique des « lois mémorielles » est dictée par la peur que, en s’emparant de questions historiques sensibles, l’État ne soit tenté de succomber aux pressions de certains groupes définis de la population française et de légiférer pour le particulier (4). Rappelant que « la mémoire est partielle, elle est celle d’un groupe, alors que l’histoire tend à être générale », il explique que « c’est, soit dit en passant, ce qu’il y a de contestable dans la plupart des lois mémorielles qui tendent à ériger une mémoire particulière dictée ou imposée par une faction en vérité historique pour la communauté nationale ou pour l’humanité. » (5) Passons sur le terme peu amène de « faction » qui ne désigne ici personne en particulier car le propos se veut général. Ce propos exprime la crainte de la confiscation ou de la perversion de l’histoire par une mémoire particulière : « Chacune de nos lois mémorielles a son explication propre. Pour le génocide arménien, elle est simple : la France a été terre d’accueil. Il ne s’agit donc pas de réparation ou de repentance. La France peut au contraire tirer quelque fierté d’avoir bien accueilli les Arméniens dont l’intégration s’est heureusement effectuée. Ils ont trouvé leur place dans la société et ne constituent pas un problème, à la différence de ceux qui s’appellent les indigènes de la République [ sic ]. Aussi leurs demandes ne mettaient-elles pas en cause la responsabilité de la France, mais ils entendaient obtenir la condamnation de la Turquie et, pour ce faire, ils ont exercé une pression sur les élus. C’est un exemple entre autres de l’action d’une minorité qui entend faire reprendre par la nation entière sa mémoire particulière. » (6) On aborde ici un point à mon avis fondamental de la notion de « loi mémorielle » : l’idée que ces lois sont illégitimes car elles ne sont le fruit que de l’action de segments d’une société française de plus en plus travaillée par les particularismes. Remarquons que René Rémond parle ici des Arméniens de France en tant que corps constitué et homogène suffisamment organisé pour faire pression sur les élus de la République et imposer sa mémoire au reste de la nation. Ce soupçon manifeste à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarisme » est associé à la critique explicite des parlementaires qui, en déposant et en votant des propositions de lois telles que celles qui nous préoccupent ici, succombent aux sirènes de l’électoralisme, du lobbying et de l’activisme des uns et des autres (7). Ce point de vue a été si fréquemment développé depuis les débats de 2005 et 2006 qu’il semble aujourd’hui se passer de justification. Il rejoint par exemple celui exprimé par Michel Wieviorka à l’occasion de l’adoption en première lecture par l’Assemblée nationale d’une proposition de loi socialiste visant à pénaliser la négation du génocide arménien, le 12 octobre 2006 : « La loi est une insulte aux historiens […]. La démarche du PS ne vise qu’à flatter l’électorat arménien et la frange plus large de l’électorat français rétive à l’entrée de la Turquie dans l’UE. » (8) Cette affirmation doublement péremptoire peut sembler aller à l’encontre d’une lecture naïve de la proposition de loi socialiste mais, outre qu’il présuppose que dans ce cas précis les parlementaires ne légifèrent que par opportunisme et par cynisme (ce qui est peut-être en partie vrai mais qui ne rend compte que partiellement des motivations de cette proposition de loi), ce point de vue désigne un « électorat arménien » comme l’âme de cette énième tentative de légiférer « pour le particulier » (entendre ici pour une communauté) pour reprendre les mots de René Rémond. Certes ce dernier prend soin de faire le distinguo entre les Arméniens, dont il est un lieu commun aujourd’hui de louer l’intégration exemplaire (entendez « à la différence de… »), et d’autre part les « indigènes de la République », étrange raccourci identitaire par lequel il semble vouloir désigner l’ensemble des Français originaires des anciennes colonies, dont le dénominateur commun serait qu’ils « constituent […] un problème ». Mais si les Arméniens se sont aussi admirablement intégrés à la société française à partir des années 1920 (9), comment se fait-il que les Français d’origine arménienne qui, selon les auteurs cités ici, ont fait pression sur les élus pour qu’ils adoptent la loi du 29 janvier 2001, soient perçus comme restant dans une logique essentiellement communautaire et particulariste ? J’en viens ainsi à ma première question : n’y a-t-il pas un déni d’universalisme à ne voir rien d’autre, dans ce que leurs contempteurs appellent avec condescendance les « lois mémorielles », que le fruit de pressions et d’arrière-pensées communautaristes ? À ce titre, les critiques émises contre la loi du 29 janvier 2001 valent pour celle du 21 mai 2001, dite Loi Taubira.
La manière dont la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité » est présentée par René Rémond a une certaine importance dans son propos car c’est seulement à la suite de l’affaire Pétré-Grenouilleau que l’appel des 19 à l’abrogation de toutes les « lois mémorielles » a été lancé. Pour René Rémond, qui voit dans l’affaire Pétré-Grenouilleau une conséquence directe de la Loi Taubira, le débat sur la traite négrière est indissociable de celui « plus ancien et plus fondamental » sur la colonisation et la décolonisation de l’ancien empire français (10). Or, la pétition « Liberté pour l’Histoire » intervenait tardivement dans un débat qui agitait les enseignants, les chercheurs et les politiques depuis le vote de l’article 4 de la loi du 23 février 2005, lequel recommandait entre autre que soient enseignés les « aspects positifs » de la colonisation française outre-mer (11). Faisant remarquer que la loi Taubira est une conséquence de la résurgence dans les vieilles colonies (Antilles, Guyane, Réunion) d’un passé marqué par la servitude et la traite, René Rémond établit un lien direct entre ce texte et celui du 23 février 2005 : « l’amendement controversé sur les aspects positifs de la colonisation est en fait la riposte directe à cette loi. Celle-ci, en déclarant crime contre l’humanité l’esclavage, emportait la condamnation du fait colonial. Ces deux textes sont symétriques et solidaires. Le premier ne considère que les aspects négatifs, le second met l’accent sur les aspects positifs. C’est la raison pour laquelle je pense qu’ils doivent avoir le même sort : n’abroger que l’un serait un choix purement politique, pour ou contre la colonisation. » (12) Cette mise en parallèle suggère que l’affirmation selon laquelle la traite négrière et l’esclavage ont été un crime contre l’humanité a la même valeur objective que l’affirmation des aspects positifs de la colonisation (13). « La France doit-elle avoir honte de son passé colonial ? La colonisation n’aurait-elle apporté que des malheurs ? » Telles sont selon René Rémond, qui s’en remet ici à la rhétorique plutôt en vogue d’une certaine « anti-repentance » (14), les questions que pose l’adoption de la loi du 21 mai 2001, pourtant consacrée à la traite et à l’esclavage, non au fait colonial proprement dit. « Il n’y a pas de consensus à ce sujet » répond-t-il à son propre questionnement, objectant que « les positions des familles politiques dans le temps ont beaucoup varié », notamment celle de la gauche qui a critiqué l’article 4 de la loi du 23 février 2005 mais a légitimé par le passé le discours selon laquelle la République allait civiliser les indigènes des colonies. On voit bien dans quel contexte idéologique se situent ces reproches. Ils permettent de souligner l’opportunisme électoraliste dont les « lois mémorielles » sont censées faire leur terreau, alors que cette dénonciation n’irait pas de soi. Doit-on considérer que cette argumentation du président de l’association « Liberté pour l’Histoire » reflète les motivations qui sont celles des autres signataires de la pétition du même nom ? En renvoyant systématiquement dos à dos la loi du 23 février 2005 et la loi Taubira de 2001 (« Sans cette dernière loi, peut-être n’y aurait-il pas eu l’amendement de 2005. C’est pourquoi ces deux textes sont solidaires : l’abrogation de l’un ne devrait pas aller sans celle de l’autre […] car une histoire bien faite et un enseignement honnête devraient dire l’un et l’autre, le positif et le négatif » (15)), René Rémond donne plutôt le sentiment de se livrer à un exercice d’équilibrisme que de s’interroger avec discernement sur la signification de chacune de ces lois : « Je n’aurais pas accepté de signer un texte qui n’aurait demandé l’abrogation que d’une loi entre autres : c’eût été faire un choix politique. Demander la seule abrogation de l’article litigieux de la loi du 23 février 2005, c’était prendre position contre la colonisation. À l’inverse, réclamer l’abrogation de la loi Taubira, c’était disculper le colonialisme. La demande d’abrogation devait s’appliquer à toutes les lois mémorielles car toutes contrevenaient à la distinction des genres et procédaient de l’ingérence des politiques dans un domaine échappant à leur compétence. » (16) Trop conventionnelle (mais jamais neutre !) mise en balance de la condamnation de l’esclavage et de l’apologie de la colonisation. Le président de l’association « Liberté pour l’Histoire » explique, en fait, que la demande d’abrogation de l’ensemble des textes incriminés ne procédait pas uniquement du souci manifesté par des historiens de métier de protéger l’indépendance de leur discipline et la rigueur de leurs méthodes, mais qu’elle avait aussi pour objet d’empêcher que l’on prît position pour ou contre le colonialisme. Sans doute certains voudront-ils bien ne lire dans ce raisonnement qu’une défense de l’objectivité nécessaire à une compréhension correcte des faits historiques. François Azouvi et René Rémond ne manquent pas de se demander comment trancher entre des « jugements qualitatifs, et même subjectifs ». Suivent alors des considérations qui valent ce qu’elles valent de la part d’un non-spécialiste sur la réalité du fait colonial et des motivations des administrateurs coloniaux, dont René Rémond, qui en a personnellement connu plusieurs, dit qu’ils n’avaient rien à envier aux volontaires actuels des ONG pour le développement et l’action humanitaire (17). Ces derniers apprécieront sans doute la justesse et l’objectivité de la comparaison.
Une lecture à charge des lois dites « mémorielles »
Loi(s) sur le génocide arménien, loi sur l’esclavage, loi sur la colonisation, les « lois mémorielles » ont finalement en commun de faire le jeu des communautarismes et de porter des jugements politiques déplacés (motivés par des considérations identitaires et/ou électoralistes) sur l’histoire. Sans vouloir minorer la part du lobbying, ces initiatives parlementaires répondent-elles forcément et uniquement à des intérêts électoralistes ? Doit-on s’interdire de voir dans le travail des députés et des sénateurs porteurs de ces lois quelque motivation morale, et même politique (au sens noble du terme) que ce soit ? En se refusant à prendre en compte la portée universaliste de textes de lois qui dénoncent, l’un un génocide, l’autre le caractère inhumain de la traite esclavagiste et de l’esclavage, en se bornant à voir derrière eux l’action de groupes de pression et de communautés qui plaident chacune pour leur paroisse, ne fait-on pas une lecture purement communautaire, et donc malheureusement réductrice, de ces lois ? Comment interpréter autrement l’affirmation selon laquelle, dans l’enseignement scolaire, « il ne serait pas raisonnable dans un programme chargé de consacrer plusieurs séances à la traite, si ce n’est dans les pays concernés par elle » (18) ?
Revenant sur les circonstances abracadabrantesques par lesquelles la Présidence de la République a finalement eu raison de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 sur la colonisation (on se souvient que celui-ci n’a « obtenu » son déclassement qu’à la suite d’un véritable tour de passe-passe du Conseil constitutionnel), René Rémond glisse un commentaire qui en dit long sur l’évolution actuelle du débat concernant les liens entre loi et histoire : « De son côté, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, a chargé d’une mission assez semblable [à celle confiée par Jacques Chirac à Jean-Louis Debré, qui avait pour tâche de proposer une réécriture de l’amendement contesté] le jeune Arno Klarsfeld. Puis-je dire que, sans contester aucunement le droit au ministre de l’Intérieur, responsable de l’ordre public, de s’intéresser à cette question, j’ai été surpris par cette désignation ? Pareille mission me paraissait exiger une personnalité indiscutable (19) ayant sur ces questions une compétence reconnue et non suspecte d’appartenance à une communauté. Arno Klarsfeld ne me paraissait pas répondre à ce profil. » (20) Il est pour le moins étonnant de lire, au milieu de ce qui se veut être une critique sans concession des « communautarismes » censés travailler la société française jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, l’idée qu’un avocat français n’est pas assez « indiscutable » au titre de son « appartenance à une communauté », en clair en raison de ses origines juives. Est-ce trahir la pensée de René Rémond que de la résumer ainsi : on ne peut intervenir légitimement dans le débat sur les lois et l’histoire si l’on « appartient » à une communauté, sachant que cette communauté est soupçonnée de posséder quelque intérêt particulier à l’existence d’une ou de plusieurs « lois mémorielles » ? On doit sans doute relier cette réticence au fait qu’il devient difficile aujourd’hui pour certaines personnes (« suspecte[s] d’appartenance à une communauté »…) de ne pas s’exprimer en accord avec le texte de la pétition « Liberté pour l’Histoire » sans que surgissent à leur encontre les accusations de faire le jeu du communautarisme, de la « concurrence victimaire », ou encore du « victimisme », pour reprendre des néologismes en vogue. Les lois de 2001 sur le génocide arménien puis sur la traite et l’esclavage, mais aussi la loi Gayssot de 1990 deviennent, dans cette lecture qui est faite des lois dites « mémorielles », la simple expression d’égoïsmes communautaires allant ouvrir, nous promet-on sans cesse, une boîte de Pandore des revendications particularistes de toute nature : « Le Parlement a jugé bon de qualifier les massacres d’Arméniens : pourquoi ne pas étendre la condamnation à d’autres atrocités ? À propos de la traite négrière, il s’agit de donner satisfaction aux Antillais. Ce sera bientôt le tour des arabo-musulmans [ sic ]. Et le Parlement sera sommé de condamner les Croisades. » (21) Paradoxalement, cette lecture des « lois mémorielles » n’arrive pas elle-même à se hisser au-dessus d’une vision cloisonnée et, pour le coup, purement communautaire de la société française, avec en filigrane la réaction de rejet déjà notée face à une soi-disant « repentance » et face à la tendance à l’« auto-flagellation » qu’il est devenu d’usage de dénoncer ces derniers temps. Puisque le Parlement légifère sur le génocide arménien, c’est-à-dire sur des événements étrangers à la France, alors pourquoi pas sur les Indiens d’Amérique, les Vendéens ou les Cathares (22) ? L’argument revient souvent comme pour dire : « Et pourquoi pas légiférer sur n’importe quoi ? ». Ceux qui l’utilisent songent-ils un seul instant que ni les guerres de Vendée ni les bûchers de Montségur ne font l’objet d’aucun négationnisme ? Du reste l’éloignement des événements de 1915 dans le temps et dans l’espace est-il une raison suffisante pour justifier que la République s’en lave les mains ? Comment comprendre dans ce cas les efforts faits par la diplomatie française depuis plusieurs années pour la mise sur pied effective d’une Cour pénale internationale ? À plus forte raison si le crime de génocide, dans notre législation, est réputé imprescriptible… Enfin la pénalisation de la négation des chambres à gaz, la reconnaissance du génocide arménien, la condamnation de l’esclavage et de la traite négrière, est-ce uniquement un problème de « mémoires singulières » (23), comme ne cessent de l’affirmer les auteurs de ces entretiens, qui le relient à un contexte historique « qui privilégie les identités communautaires […] la constitution des identités particulières, qu’elles soient ethniques, politiques ou sexuelles » (24) ?

Le Parlement écrit-il l’histoire à la place des historiens ?

Lorsque, dans le contexte que l’on sait, les 19 pétitionnaires du 12 décembre 2005 ont demandé l’abrogation de l’ensemble des lois que nous venons d’évoquer, ils entendaient défendre l’historien contre les empiètements du politique et de la société sur son travail, le choix de ses sujets, de ses méthodes et de ses analyses. La mise en garde contre une tentative d’un groupe de députés UMP d’imposer, via la loi du 23 février 2005, une version officielle et édulcorée, exonérée, embellie de l’histoire coloniale jusque dans les programmes scolaires et les programmes de recherche avait déjà été faite depuis plusieurs mois par d’autres historiens, dont les pétitions avaient toutefois été nettement moins médiatisées. Mais à la différence de leurs collègues, les 19, en mettant toutes les lois votées en 1990, 2001 et 2005 dans le même sac, considéraient qu’elles tendaient toutes à établir une vérité officielle. Le Parlement peut-il écrire l’histoire ? Poser la question sous cet angle, n’est-ce pas considérer que l’histoire reste à écrire ? Je prendrai ici l’exemple de la loi du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien pour tenter d’expliquer cette demande d’abrogation indistincte.
Depuis l’hiver 2005, beaucoup ont cru voir revenu le bon sens au premier plan du débat sur les « lois mémorielles ». Le discours de Jacques Chirac du 9 décembre 2005 estimant qu’il revenait « aux historiens d’écrire l’histoire » a semblé conforter la pétition « Liberté pour l’Histoire ». Ses plus éminents signataires ont pu clamer que, prenant le président de la République au mot, ils exigeaient logiquement l’abrogation de toutes les lois incriminées. Dans le cas de la loi du 29 janvier 2001 par exemple, c’était incidemment admettre que les députés et les sénateurs avaient reconnu l’existence du génocide des Arméniens de 1915 en devançant les travaux des historiens. René Rémond s’étonne ainsi que le Parlement, en reconnaissant ce génocide, ait pu statuer sur un problème qui ne regardait que les historiens : « A vrai dire ce n’est pas la première fois qu’un texte impute à un État la responsabilité d’actes contraires à l’humanité. Il y avait un peu de cela dans l’article 231 du traité de Versailles, qui imputait au gouvernement allemand la responsabilité exclusive du déclenchement de la Grande Guerre. C’est d’ailleurs cet article […] qui a valu au traité le surnom de diktat et qui a contribué à empoisonner les relations franco-allemandes. » (25) La comparaison entre la loi du 29 janvier 2001 et l’article 231 du traité de Versailles (1919) pourrait faire sourire, mais il n’en reste pas moins qu’elle établit des ponts entre deux textes de nature et d’objet fondamentalement dissemblables. Le raisonnement qui se profile dans ces lignes suggère que la loi par laquelle la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 est une forme de « diktat » (imposé à qui ?, pour « empoisonner les relations » entre qui et qui ?). Loin de répondre à un motif honorable (une tentative d’établir publiquement la vérité), elle est intéressée, comme l’était le fameux article 231 du traité de Versailles qui permit à la France de Clemenceau d’user de sa position de force pour humilier l’Allemagne et lui faire porter du même coup, par l’article 232, le poids des réparations de guerre. Au mieux, la comparaison est maladroitement choisie. Je ne peux pas croire qu’elle soit volontairement insidieuse. Je ferai cependant remarquer qu’il est étrange de citer le traité de Versailles comme exemple d’un texte imputant à un État la responsabilité d’actes contraires à l’humanité, en laissant sous silence les proclamations faites par les juges des pays alliés à l’issue du procès de Nuremberg. Évidemment, comparer la loi du 29 janvier 2001 avec la condamnation des principaux criminels de guerre nazis n’aiderait pas à décrédibiliser le vote d’une loi sur le génocide arménien. Oubli (?) qui souligne d’autant plus que la comparaison avec Versailles plutôt qu’avec Nuremberg n’est pas neutre.
« Est-ce le rôle des représentants de la nation de se prononcer dans un tel débat ? Sont-ils qualifiés à cette fin ? Leur position doit-elle prendre la forme d’une loi ? Autant de questions que nous retrouverons à propos des autres lois mémorielles » (26) interroge René Rémond qui rappelle doctement, comme une évidence : « On n’attend pas des parlementaires qu’ils se prononcent sur les lois de la pression des gaz ou sur la dérive des continents. » (27) Cet argument revient plusieurs fois dans sa bouche, comme l’implacable démonstration que les politiques n’ont pas vocation à « dire l’histoire ». Mais à trop vouloir prendre le bon sens à témoin, les sophismes tiennent lieu d’argumentation en établissant des comparaisons fallacieuses, voire grossières : un génocide, un crime contre l’humanité, ce n’est pas une banale affaire de pression des gaz, merci de bien vouloir l’admettre. Lorsqu’ils se prononcent sur un crime imprescriptible commis par un État, les parlementaires font un acte politique ; tel ne serait pas le cas s’ils avaient à se prononcer sur la dérive des continents ou sur quelque question de chimie que ce soit. En votant la loi reconnaissant le génocide des Arméniens, les parlementaires ne se mettaient pas à la place des historiens de métier et ne prétendaient pas faire le travail de ces derniers, travail qui avait déjà été fait cela va sans dire. « Chaque génération, dit René Rémond, fait une nouvelle lecture du passé. L’honnêteté intellectuelle, c’est de hiérarchiser les affirmations en fonction de leur degré dans une échelle qui va de la certitude scientifique à l’opinion probable et à l’hypothèse à vérifier » (28). Certes le recul de l’historien par rapport aux faits dont il écrit l’histoire peut modifier sa lecture des faits, et on peut admettre que ce recul est indispensable pour être habilité à qualifier les faits (29). Cette remarque doit se comprendre dans le prolongement de celle qui précède sur l’incompétence présumée des parlementaires à exprimer un avis sur l’histoire, non pas pour une question déontologique, mais parce qu’ils ne sont pas « qualifiés [entendre professionnellement] à cette fin ». Qui d’autre est qualifié à cette fin, sinon les historiens ? C’est à nouveau le truisme présidentiel qui s’impose. Pour autant, sachant que l’on ne s’improvise pas spécialiste, doit-on considérer que tous les historiens de métier sont « qualifiés » à se prononcer sur n’importe quel débat du moment qu’il concerne une question historique ? René Rémond s’inquiète de la spécialisation croissante des historiens et de la diminution du nombre des « généralistes », sans doute les mieux à mêmes de posséder ce « sixième sens de l’historien » qu’il estime indispensable pour comprendre les problèmes dans leur globalité. « Comment le chercheur enfermé dans sa spécialité serait-il à même de porter un jugement global et circonstancié ? » (30) Il est troublant de constater que, parallèlement à ces propos d’un bon sens apparent, les remarques faites par René Rémond au sujet du « génocide » des Arméniens ne tiennent pas compte des travaux des spécialistes, dont il apparaît clairement ici qu’ils sont passablement ignorés. S’il est regrettable que l’histoire se cloisonne dans des spécialités, ne serait-il pas encore plus regrettable que des « généralistes » s’autorisent à énoncer, en vertu d’un « sixième sens » qui reste à démontrer, des jugements péremptoires ? Ainsi, quand un historien, fût-il reconnu par ses pairs pour la qualité de ses travaux, affirme que le parlement qui légifère sur le génocide arménien écrit en lieu et place des historiens une histoire qui n’a pas encore été écrite, fait-il vraiment preuve de compétence sur la question ? L’intervention des députés se faisait dans un tout autre registre que celui de la recherche scientifique. Il ne s’agissait pas d’établir une vérité historique mais d’exprimer solennellement sa reconnaissance, ce qui n’est pas la même chose. Mais, prophétise René Rémond, « si on persévère dans cette façon de faire, c’est la mort d’une recherche historique objective. D’une part, on fuira les sujets délicats : aucun jeune chercheur ne prendra le risque de consacrer quelques années de son travail à une recherche qui peut l’amener devant les tribunaux, aucun directeur de recherche n’osera non plus engager ceux dont il a la responsabilité dans une aventure aussi risquée. D’autre part, sur nombre d’événements, il y aura une vérité officielle qui ne pourra être remise en question. (31) » On en arrive à la crainte d’une vérité officielle, prélude à l’avènement d’un régime totalitaire qui interdirait toute recherche historique véritablement critique. Cet argument a été sans doute l’un des plus utilisés par les détracteurs des « lois mémorielles ». Sans approfondir ici la réflexion sur ce type d’argument (est-ce bien recevable de parler de « Liberté pour l’Histoire » comme si nous vivions dans un État totalitaire où les historiens ne sont pas libres ?) on peut néanmoins poser les questions suivantes : la loi Gayssot a-t-elle empêché un seul historien de faire des recherches sur le génocide des juifs ? D’autre part, en l’état actuel de notre législation, et compte tenu de la loi Taubira, peut-on sérieusement considérer qu’Olivier Pétré-Grenouilleau courait un risque d’être condamné (32) ? A contrario, des citoyens turcs peuvent, encore aujourd’hui, être condamnés à une peine de prison dans leur pays (ou menacés de mort) s’ils font publiquement allusion au génocide arménien.
CONCLUSION

Bien que l’agitation politique et médiatique soit provisoirement retombée, le débat sur les rapports entre la loi et l’histoire reste ouvert. Cependant, si la question des places respectives du Parlement et de l’historien dans la société prête effectivement matière à une discussion sérieuse, il faut regretter que les termes en ont été faussés dès le départ par l’emploi inconsidéré dans les médias, dans le monde politique, mais aussi de la part de certains historiens, de la notion tendancieuse de « loi mémorielle ». S’agissant plus particulièrement du génocide arménien, entrevu dans cet article, la notion de loi mémorielle interdit une réflexion nécessaire sur le problème posé par sa négation. Ainsi la récente proposition de loi socialiste visant à pénaliser la négation de ce génocide a-t-elle suscité des critiques exaspérées par l’allongement d’une supposée liste des lois « mémorielles », oubliant au passage que la question de fond était celle de la pertinence qu’il y a ou non à légiférer contre le négationnisme. La demande d’abrogation indistincte des lois dites « mémorielles » en fournit une illustration : étroitement liée à un soupçon du communautarisme, cette formule simpliste détourne le débat que mériterait pourtant, au cas par cas, chacun des textes qu’elle vise à confondre.


Boris Adjemian


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Notes :

(1Quand l’État se mêle de l’Histoire, Stock, avril 2006. Cité ci-après Rémond et Azouvi (2006).
(2) Lire également de René Rémond « L’Histoire et la Loi », Études 2006 / 6, Tome 404, pp. 763-773 qui reprend dans des termes similaires les explications développées dans ses entretiens avec F. Azouvi.
(3) Rémond et Azouvi (2006), p. 33. L’expression apparaît pour la première fois et sans guillemets p. 8.
(4) Rémond et Azouvi (2006), p. 82.
(5) Rémond et Azouvi (2006), p. 101.
(6) Rémond et Azouvi (2006), pp. 80-81. C’est moi qui souligne.
(7) Rémond et Azouvi (2006), p. 30.
(8) « Les députés contre l’histoire », Le Monde du Mardi 17 octobre 2006. Le texte est ainsi sous-titré : « Le vote d’une loi sur la négation du génocide arménien appartient au genre de la démagogie politique ».
(9) Ce lieu commun prend appui sur les modèles positifs de « bonne intégration » ou d’« intégration réussie » véhiculés par le discours politique et les médias, ce qui n’implique pas qu’il ait été validé scientifiquement. Cf. Martine Hovhanessian, Le lien communautaire. Trois générations d’Arméniens, Armand Colin, 1992, p. 38.
(10) Rémond et Azouvi (2006), p. 32.
(11) Une première pétition intitulée « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle » a été signée dès le 21 mars 2005 par des historiens qui s’inquiétaient des implications pédagogiques, scientifiques et civiques de la loi du 23 février 2005 et demandaient son abrogation. Ces historiens ne figuraient pas au nombre des signataires de la pétition du 12 décembre 2005.
(12) Rémond et Azouvi (2006), pp. 34-36.
(13) Le 20 décembre 2005, un texte intitulé « Ne mélangeons pas tout », publié dans le Nouvel Observateur, critiquait l’amalgame qui avait été fait dans la pétition « Liberté pour l’Histoire », « entre un article de loi éminemment discutable et trois autres lois de nature radicalement différente ». Les premiers signataires étaient les avocats Serge Klarsfeld et Alain Jakubowicz, l’écrivain Didier Daeninckx, le cinéaste Danis Tanovic. La remise en question du même amalgame était réitérée en janvier 2006 par des historiens dans un texte titré : « Urgence : l’abrogation de la loi du 23 février 2005 contre l’indépendance de l’histoire ».
(14) Lire le compte-rendu par Catherine Coquery-Vidrovitch du livre de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale (Paris, Flammarion, 2006) sur le site du CVUH. Lire aussi, pour un début de réflexion globale sur ce thème, Mona Chollet, « Arrière-pensées des discours sur la “victimisation” », Le Monde diplomatique, Septembre 2007.
(15) Rémond et Azouvi (2006), pp. 52-53.
(16) Rémond et Azouvi (2006), pp. 43-44.
(17) Rémond et Azouvi (2006), pp. 35-36.
(18) Rémond et Azouvi (2006), pp. 53-54.
(19) Je souligne.
(20) Rémond et Azouvi (2006), p. 45.
(21) Rémond et Azouvi (2006), pp. 41-42.
(22) Rémond et Azouvi (2006), p. 32.
(23) Pour reprendre l’expression employée par François Azouvi, p. 81.
(24) Rémond et Azouvi (2006), pp. 82-83.
(25) Rémond et Azouvi (2006), p. 32.
(26) Rémond et Azouvi (2006), p. 30.
(27) Rémond et Azouvi (2006), p. 95.
(28) Rémond et Azouvi (2006), p. 61.
(29) Compte tenu de ce qui suit, on comprendra bien que, s’agissant du « génocide arménien », il s’en tient encore au troisième degré de l’échelle (hypothèse à vérifier).
(30) Rémond et Azouvi (2006), pp. 66-67.
(31) Rémond et Azouvi (2006), pp. 41-42.
(32) Le collectif d’associations qui a attaqué O. Pétré-Grenouilleau à la suite de son interview dans le Journal du Dimanche a finalement retiré sa plainte avant que le procès n’ait lieu.

lundi 5 novembre 2007

La nation française et ses grands hommes selon Droit d’inventaire par Sébastien Schick


Le mercredi 10 octobre 2007, France 3 a diffusé en « prime time » le premier numéro de l’émission mensuelle Droit d’inventaire, présentée par Marie Drucker et consacré au Général de Gaulle. Le propos n’est pas ici de dénoncer ou de remettre en cause certaines affirmations péremptoires, visant à glorifier coûte que coûte, et dans chacun de ses actes, la mémoire du Général (le discours du 15 juillet 1967 sur le « Québec libre » qualifié de « provocation géniale » et de « coup d’éclat historique » en aura pourtant fait rire plus d’un). Il ne s’agit pas non plus de s’interroger sur ce genre télévisuel hybride qui fait passer pour une émission d’histoire sérieuse ce qui n’est en fait qu’un nouveau magazine « d’enquêtes » à la manière de Secrets d’actualité.
Il semble plus important, en effet, de réfléchir à la conception de l’Histoire implicitement véhiculée par cette émission et de faire clairement apparaître les conséquences politiques sous-jacentes qu’elle implique. L’histoire du général commencerait le 18 juin 1940. 1er reportage : De Gaulle est un anonyme nous dit-on, et il est seul. Par un acte génial, il fait alors son entrée dans la Lumière ; par les quelques mots de son appel, il bouleverse l’Histoire. 2ème et 3ème reportage, et sans transition : le retour du Général en 1958 et la question de la torture en Algérie. Seul un homme de cette envergure et d’un tel charisme pouvait sauver la France de la guerre civile mais était-il au courant des pratiques de l’armée et de la police française ? 4ème reportage : le voyage du Général au Québec en 1967, ou comment, par un simple discours, le Président de la République a réussi à exprimer les revendications des « Français du Canada » qui se sentaient opprimés depuis 200 ans. Ces nombreuses affirmations sont discutables, pour le moins. Mais surtout, l’Histoire présentée ainsi se résume à celle des grands hommes qui la font, et à celle des grands gestes, des grands événements qui la façonnent. Une telle conception historiographique n’est-elle pas considérée comme désuète depuis une centaine d’années environ ? Mais justement, ceux qui ne cessent de renouer avec la façon dont les hommes du 19ème siècle écrivaient l’Histoire, partagent sans doute aussi leurs présupposés sur la fonction politique et sociale de cette discipline : l’histoire ne saurait être autre chose qu’une histoire de la nation et sert alors à reconstituer la trame du roman national, constitué de héros et de grandes scènes. Ainsi, la France est incarnée siècle après siècle par de grands personnages, dont le destin est justement d’en écrire les pages les plus glorieuses, ou comme le dit bien mieux que moi le « grand témoin » de cette première émission, Max Gallo : « Dans tout Français, il y a un héritier de de Gaulle. (...) Il a incarné à partir du 18 juin toute l’Histoire de France. Il est à la fois Clovis, Jeanne d’Arc, Napoléon, Louis XIV » Or, bien sûr, face à ces événements, c’est là le destin d’un tel homme d’écrire une des plus belles pages de l’histoire nationale... Selon Max Gallo, les mots de l’appel du 18 juin, « il les a écrits à partir de l’âge de 10 ans. (...) Dès l’enfance, il avait en effet la passion de la France ». Evidemment, une telle conception de la nation (millénaire, Grande, immuable) et de son histoire qui débuterait dès Clovis - et Vercingétorix, alors ? - a son corollaire : la partialité. Charles Pasqua et Max Gallo, alors présents sur le plateau, ne peuvent accepter les conclusions du reportage consacré aux tortures en Algérie, qui ternissent l’image de la nation : le premier rappelle en effet que la torture était une pratique courante dans les deux camps alors que le second, s’il reconnaît là une « plaie de l’Histoire nationale » s’empresse d’ajouter : « mais nous étions dans une période de guerre civile qui laisse les mains sales à tous ceux qui y participent ». L’honneur de la nation est sauf...
Au delà de ces petites phrases qui parlent en fait d’elles-mêmes, c’est l’ensemble de l’émission, qui par sa structure, son sujet et le choix des événements abordés, est construite d’après une conception de l’Histoire qui enfante alors, presque naturellement, une lecture nationaliste de l’Histoire de France. Et les applications politiques ne sont jamais très loin : la France a besoin de grands hommes en temps de crise, la politique se fait surtout par de grands symboles et de grands discours, la nation a bien une identité car elle est immuable... La liste des témoins invités est ici démonstrative : outre Max Gallo (grand spécialiste du Général de Gaulle, mais aussi de César, Napoléon, les Chrétiens, Victor Hugo, Marc Aurèle et Spartacus), on pouvait noter la présence de Line Renaud, Charles Pasqua, Maître Vergès, Nathalie de Gaulle (l’arrière petite fille), Henri Guaino (en tant que « plume » du président Sarkozy, il était sans aucun doute le plus qualifié en France pour analyser les discours du Général de Gaulle), et, tout de même, pour parler de mai 68, Jack Lang.
Il s’agissait bien d’une émission d’histoire, et non pas d’une émission politique, n’est-ce pas ? C’était donc pour cela qu’il n’y avait aucun historien sur le plateau.