dimanche 15 octobre 2017

Contribution pour les Etats généraux pour les archives

Contribution pour les Etats généraux pour les archives

organisés à Clermont-Ferrand par le Rn2A, les 12 et 13 octobre 2017

au nom du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la LDH

et du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH),

Table ronde du 13 octobre 2017

 

Gilles Manceron

 

La réflexion suscitée par le Rn2A (Réseau national d’actions pour les archives) sur le fonctionnement des archives en France, qui pose en particulier la question de liberté d’accès aux archives, est importante. Elle ne concerne pas seulement les archivistes professionnels mais aussi tous les citoyens. Elle recoupe l’un des chantiers du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la Ligue des droits de l’Homme. Il a suivi les journées préparatoires à ces Etats généraux organisées par Rn2A et il aurait souhaité participer, ce vendredi 13 octobre, à Clermont-Ferrand, à l’atelier ayant pour thème « Faciliter l’accès aux archives : un observatoire ? ». Mais ne pouvant finalement pas y participer en raison de problèmes de calendrier, le groupe de travail y envoie cette contribution écrite.

 

De son côté, le Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH —http://cvuh.blogspot.fr —) aurait souhaité lui aussi participer à ces Etats généraux et s’est trouvé également dans l’impossibilité d’y envoyer un représentant. Son comité ayant eu un premier échange sur la question, le 9 octobre 2017, a conclu qu’il partageait les grandes préoccupations du groupe de travail de la LDH en matière d’ouverture des archives et a décidé de s’associer à cette contribution. Elle est donc faite à la fois au nom du CVUH et du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la LDH, mais, dans sa rédaction, elle relève de son auteur car la réflexion reste à approfondir en leur sein.

 

Le constat

 

L’idée d’« archives publiques » découle de l’article 15 de la déclaration de 1789, qui affirme que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». La loi du 24 juin 1794 de la Première République qui a créé les « Archives nationales » stipule que « Tout citoyen peut demander communication des documents qui sont conservés dans les dépôts des archives, aux jours et heures qui sont fixés ». Elle pose le principe selon lequel l’accès aux archives est un droit civique.

 

Or, l’organisation des archives publiques en France, la question de leur accessibilité aujourd’hui pour les citoyens, mérite un débat. Par exemple, le fait que le gouvernement du Front populaire, constatant que certaines administrations — le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Guerre, le ministère des Colonies et le Conseil d’Etat — n’obéissaient pas à l’obligation légale de versement de leurs archives aux Archives nationales, a promulgué, le 21 juillet 1936, un décret qui les a autorisées (article 3) à les conserver elles-mêmes — mais dans le cadre de la loi. La Préfecture de Police de la Seine (devenue de Paris) a fait de même. Même si nous constatons que ces fonds ne sont pas forcément aujourd’hui ceux dont l’accès pose le plus de problèmes, la pérennisation de cette originalité française de gestion distincte de leurs archives par certaines des administrations qui les produisent mérite un débat.  

 

En dehors de cette question, il découle des principes fondateurs de la République que les archives de tous les services de l’Etat et administrations publiques n’appartiennent pas à tel ou tel service administratif mais à la nation. La consultation des archives est un droit qui appartient à tous les citoyens, qui sont égaux dans l’accès aux services publics. Ce ne peut être un privilège accordé individuellement. Les archivistes ne sont pas des gardiens de secrets d’Etat. Leur rôle est de conserver, c’est-à-dire classer, protéger, inventorier, numériser et dupliquer les archives afin, tout en les préservant, de permettre aux citoyens d’y accéder. Ils sont les aides et les guides des citoyens dans l’exercice de leur droit à consulter librement les traces de notre histoire.

 

Des débats historiographiques contemporains — comme celui relatif à l’existence dans les années 1930 et 1940 d’un « fascisme français » aux formes spécifiques, ou celui portant sur l’évaluation du rôle de l’administration de Vichy et autres autorités françaises, et du comportement de la population du pays dans la déportation ou dans la protection des Juifs en France durant l’Occupation — ne peuvent être menés à bien que par une réelle liberté d’accès aux archives. L’accès aux archives relatives à la colonisation et à la guerre d’Algérie pose aussi problème.

 

La loi du 15 juillet 2008 relative aux archives, adoptée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui multiplie les exceptions à l’accessibilité, doit être débattue. Que penser de son affirmation du caractère « communicable sans restriction » des archives, puisqu’elle a créé une catégorie d’archives « incommunicables » sans limitation de durée, celles concernant certaines armes de destruction massive ? Cela aboutit, par exemple, à ce qu’en 2015, les archives de 14-18 sur le gaz moutarde sont inconsultables. La loi précédente, du 3 janvier 1979, adoptée sous la présidence de Valéry Giscard-d’Estaing, avait fait passer de cinquante à soixante ans les délais de consultation des archives de Vichy, et ses décrets d’application avaient déclaré secrets dans un délai de soixante ans les archives de la Présidence de la République et du Premier ministre. Celle de 2008 a eu pour effet de faire passer de soixante à soixante-quinze ans ceux des archives relatives à la guerre d’Algérie et aux débuts de la Ve République — ce qui a impliqué qu’il a été mis fin, en particulier, à l’accessibilité des archives judiciaires de la répression de l’OAS — ; et à cent ans pour les « renseignements relatifs à la sécurité des personnes et concernant la défense nationale » — notion floue, s’il en est — ; ainsi qu’à rendre définitivement incommunicables les archives concernant l’arme nucléaire française et ses essais en Algérie et en Polynésie.

 

Elle a été suivie d’une ordonnance du 29 avril 2009 ­ qui a considérablement allongé la liste des documents d’archives non communicables mentionnés dans la loi, en y ajoutant les « documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte […] au secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif » — pourtant déclarées par la loi  consultables après vingt-cinq ans —, « au secret de la défense nationale » — pourtant déclarées par la loi  consultables après cent ans —, « à la conduite de la politique extérieure de la France ; à la sûreté de l’Etat, à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes ». Autrement dit, cette ordonnance permet de déclarer incommunicable tout document officiel concernant l’histoire contemporaine de la France.

 

Par ailleurs, la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), créée par la loi du 17 juillet 1978, s’est vue attribuer en 2000 le rôle, différent de celui pour lequel elle avait été fondée, de donner un avis sur les refus opposé par les Archives de France à une demande de dérogation pour la consultation d’archives publiques ; un avis qu’actuellement les Archives de France refusent parfois d’appliquer. Ce qui lui confère une autorité problématique sur la recherche historique. Ce principe même des dérogations, qui n’existe pas dans d’autres pays démocratique, doit être débattu.

 

Le libre accès aux archives découle de l’exigence démocratique de la Révolution française et des recommandations du Conseil de l’Europe qui prônent « l’égal traitement de l’ensemble des utilisateurs » (R 2000/13). Il faut débattre, par exemple, du fait qu’aujourd’hui dans les Archives départementales, la consultation d’un même type d’archives de l’Occupation, comme les lettres de dénonciation des Juifs, soit déclarée, selon les cas, possible ou impossible. Ou que les dossiers de police judiciaire de la Seconde guerre mondiale soient librement communicables dans les départements, mais pas aux Archives nationales. 

 

La nécessité d’un débat

 

Cela nous amène à penser qu’un débat public est nécessaire, en particulier autour des questions suivantes :

 

• Un débat nous paraît nécessaire sur le principe selon lequel les archivistes n’ont pas à se substituer à la Justice en interdisant préventivement l’accès à des archives publiques sur la base d’un tri entre les citoyens et de la supposition chez certains du risque d’une infraction future. Ils ont à informer les lecteurs des lois qui répriment la diffamation, l’atteinte à la réputation ou la publication de certaines données personnelles privées, etc. Et c’est à l’autorité judiciaire de réprimer les éventuelles infractions, si elles sont commises. Nul archiviste ne peut être tenu responsable d’une infraction que commettrait un lecteur postérieurement à la consultation d’une archive. Leur rôle n’est pas d’autoriser ou d’écarter des lecteurs, ni de choisir parmi les archives publiques auxquelles la loi donne accès celles à communiquer à tel ou tel lecteur. Ils ne rendent pas public un document en permettant sa consultation, c’est le lecteur qui est légalement responsable de son utilisation.

 

• Le système des dérogations attribuées nominalement mérite d’être débattu. Peut-on faire un procès d’intention conduisant à interdire à un lecteur l’accès à telle ou telle archive publique au prétexte qu’il pourrait en faire un usage contraire à la loi ?

 

• Un fonds d’archives peut-il être seulement accessible à un seul ou à un petit nombre de lecteurs ? Travailler sur l’histoire implique d’indiquer les références des sources consultées afin que d’autres lecteurs puissent s’y reporter à leur tour.

 

• Un débat doit avoir lieu sur la fonction des archivistes afin de les libérer clairement d’un rôle de gardiens de la Raison d’Etat qui n’est pas le leur. Des moyens accrus doivent être donnés pour que les conditions matérielles de fonctionnement des lieux de consultation (horaires d’ouverture, nombre de places, nombre de cartons consultables par jour, séries fermées par manque de personnel ou pour des raisons techniques…) ne contribuent pas à une fermeture de facto et soient améliorées, notamment pour progresser dans les nécessaires inventaires d’archives contemporaines, pour qu’elles puissent jouer pleinement le rôle qui doit être le leur dans une démocratie.

 

• Une réflexion doit avoir lieu sur l’existence ou non d’inventaires, mis à la disposition du public, pour tous les fonds d’archives. On ne peut demander à consulter une archive qu’à la condition d’en connaître l’existence.

 

• Mérite aussi un débat l’usage qui est fait de la notion de « protection de la vie privée » pour ne pas nommer ceux qui ont commis tel ou tel acte pendant l’Occupation ou les guerres coloniales. Peut-elle être utilisée pour empêcher la connaissance historique de tel ou tel acte passé ? Le fait qu’actuellement, ne doit pas être communiqué un « document qui révèle un comportement dans des conditions dont la divulgation pourrait nuire à son auteur » ou à celle de ses descendants pose question. Est-ce à dire que ceux qui montraient la complicité de Maurice Papon dans des crimes contre l’humanité à Bordeaux en 1942 auraient dû être tenus secrets pour « protéger sa vie privée » et celle de ses descendants ? Les descendants ne sont en rien responsables des actes de leurs ascendants. L’idée de « respect de leur vie privée » ne doit pas servir d’alibi à une Raison d’Etat qui chercherait à dissimuler certains faits, comme les actes de collaboration de responsables français avec les autorités nazies sous l’Occupation ou l’institutionnalisation de la torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie et les crimes de l’OAS.

 

• La notion d’« archives secrète » mérite aussi un débat. Elle doit être délimitée de façon à ne pas devenir un alibi facile de la Raison d’Etat. Il faut débattre, par exemple, sur le fait qu’un tampon « secret » apposé sur un document il y a plus de soixante-dix ans par une administration publique versante provoque aujourd’hui sa non communication, et une demande à l’administration héritière de celle qui l’avait produit à l’époque de déclassifier ce document — y compris pour des documents que, par exemple, les autorités nazies puis soviétiques avaient pu consulter à loisir, entre 1940 et les années 1990, avant leur restitution à la France.

 

• La généralisation de l’usage de la photographie et de la numérisation d’archives doit être débattue. A l’heure où ces pratiques sont couramment accessibles, le principe même de destruction sans traces d’un fonds d’archives — comme cela a été fait, malheureusement, pour des dossiers de procédures correctionnelles sous l’Occupation, au prétexte qu’on pourrait ne conserver qu’une « année témoin », 1943 — doit être discuté. Ces techniques, par ailleurs, facilitent grandement l’accès libre aux archives en protégeant les pièces originales. Elles peuvent aussi permettre l’anonymisation de photocopies de documents remises aux lecteurs, une fois qu’ils ont pu en prendre connaissance.

 

• Un débat doit avoir lieu aussi sur l’obligation pour les personnes exerçant des responsabilités publiques — y compris celle de ministre, de Premier ministre ou de Président de la République — de verser aux Archives de France les archives relatives à l’exercice de leur fonction. Une réflexion doit avoir lieu sur le fait que leur non versement ou leur versement partiel ne soit seulement l’objet, comme aujourd’hui, que d’un effort de persuasion, et non l’objet de poursuites. Ainsi que sur leur conservation dans des fonds privés ou dans des fondations — qui est une particularité française.

 

• En ce qui concerne l’accessibilité de la presse française postérieure à 1940 sur des bases de données numérisées comme Gallica, importantes pour la connaissance de notre histoire contemporaine, une réflexion aussi doit porter sur le fait que la notion de droit d’auteur est utilisée pour interdire sa mise en libre accès. Cette interprétation de cette notion est-elle justifiée ?

 

La proposition d’un observatoire

 

Un observatoire sur la liberté d’accès aux archives pourrait réunir différentes structures et associations désireuses d’ouvrir un tel débat et de discuter d’un certain nombre de cas remontant des archivistes et des usagers. La pétition lancée le 8 mai 2015 sur l’ouverture complète des archives relatives à la Seconde guerre mondiale et ses résultats montrent qu’une mobilisation sur ces sujets peut donner des résultats.

 

Un tel observatoire pourrait être un cadre d’échange entre des associations diverses d’historiens et d’archivistes. Un cadre pour s’interroger, avec des philosophes et des juristes, sur les conflits de droits qui peuvent exister, par exemple entre le droit à connaître le passé et celui à la protection de la vie privée.

 

Certes, la méconnaissance par le public des problèmes relatifs aux archives est un obstacle. Au sein même de la LDH, il nous a été fait remarquer, avec raison, que le manque de visibilité dans l’opinion et dans la presse des entraves à l’accès aux archives, n’est pas comparable, par exemple, à celle des entraves relatives à la liberté de création, qui est l’objet d’un observatoire mis en place avec succès ces dernières années par la LDH, et qui rassemble de nombreuses structures. Cette remarque doit être considérée. Elle souligne qu’un gros travail reste à faire auprès de l’opinion pour l’informer sur ces sujets et lui faire prendre conscience que cette question est un enjeu citoyen. Mais l’ampleur du travail doit-elle nous conduire à renoncer à ouvrir un tel débat ?

 

Il s’agit d’un enjeu scientifique concernant la connaissance historique de certaines périodes importantes de l’histoire contemporaine de la France, mais c’est aussi un enjeu civique. Car la question n’est pas sans lien avec une autre « exceptionnalité française » : celle qui fait qu’aujourd’hui en France existent des courants idéologiques qui se sont nourris des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période de Vichy et aux guerres coloniales. Le libre accès aux archives est aussi une condition pour que les citoyens de ce pays puissent espérer mettre fin à cette triste « exception française ».