Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux, dans la nuit du 17 octobre 1961. Photo AFP

Tribune. 17 octobre 1961 : une manifestation massive et pacifique d’Algériens sans armes a lieu dans Paris, à l’appel du FLN. Sa répression systématique et violente a entraîné sans doute plus d’une centaine de morts. Pourquoi le rappeler, alors que la page de la guerre d’Algérie pourrait sembler se tourner ? Le chef de l’État a reconnu la responsabilité de la France dans la disparition et l’assassinat de Maurice Audin, après avoir qualifié la colonisation de «crime contre l’humanité», lors d’une visite en Algérie en tant que candidat. Il est question d’ouvrir plus largement les archives, restées très surveillées (1). Des mesures de dédommagement des harkis sont annoncées. Il serait question d’une «mémoire apaisée». Convié au banquet commun de la mémoire, chacun s’y retrouverait.

Sur le plan de la recherche historique, depuis le livre pionnier de Jean-Luc Einaudi (2), c’est le moment de la mise à distance, du travail d’histoire venant compléter le travail de mémoire. Une discussion historiographique s’est pourtant développée sur les responsabilités du caractère sanglant de l’événement : non seulement Maurice Papon et la préfecture de police, mais son ministre, Roger Frey, et le Premier ministre Michel Debré, en sont très nettement les auteurs. Côté algérien, une certaine responsabilité de la Fédération de France du FLN, dans les tensions précédant le 17 octobre. Ces avancées de la recherche, issues de divers horizons, y compris non universitaires, sont décisives tant elles mettent en évidence la responsabilité directe de la tête de l’État (3).

Mais quelque chose résiste aux mémoires officielles, et ne s’inscrit pas encore dans l’histoire collective, malgré la célébration de l’événement en Algérie. Malgré la reconnaissance partielle de l’événement par François Hollande en 2012. Malgré la présence d’une plaque à peine visible, pont Saint-Michel, depuis 2001, apposée par Bertrand Delanoë sur la margelle du quai, côté île de la Cité. On a beau lire, suivre les traces du parcours des manifestants, de Nanterre et Courbevoie à Paris, retrouver les lieux où l’on matraquait, où l’on tirait, boulevard Bonne-Nouvelle, devant le Rex, boulevard Saint-Michel, au pont de Neuilly, où l’on jetait des Algériens dans la Seine, où l’on en parquait d’autres après les avoir fait monter de force dans des bus de la RATP, quelque chose relève encore d’un déni.

Cela s’est passé dans l’espace public, mais n’a pu être vu, ou à peine : cette action des forces de l’ordre au service d’un État, dans une république à peine née, contre la présence d’un peuple. Contre ce geste collectif que l’État a tenté d’effacer, avant même qu’il n’ait eu lieu, si cela avait été possible, en arrêtant plus de 12 000 manifestants. Au point d’en faire transporter plusieurs centaines sur le sol algérien pour les placer dans des centres de rétention et pour certains les y envoyer à la mort. Un crime colonial, en pleine décolonisation (4).

Derrière cette date se cache l’existence à la fois affirmée et tout aussitôt violemment escamotée d’un peuple et d’une foule, visibles et invisibles sur le sol français, en pleine guerre d’Algérie. Peuple à qui on refusait encore l’indépendance, pourtant implicitement acceptée par le pouvoir gaulliste qui s’apprêtait à négocier avec le FLN. Foule dont la présence attestait déjà le phénomène de l’immigration algérienne, dans les bidonvilles, à La Goutte d’or ou Belleville, en banlieue et ailleurs ; présence aujourd’hui fantasmée en «grand remplacement», en «islamisation rampante de la France».

Une fois l’analyse faite des circonstances de l’événement, des raisons objectivables et non objectivables du déclenchement de la violence des forces de l’ordre ce jour-là, de l’échelle des responsabilités, du chef de l’État aux simples policiers, il reste ce surgissement intempestif, et violemment escamoté, à l’histoire longtemps censurée (5). Il ne fallait pas que les Algériens, colonisés et immigrés, soient acteurs et sujets de l’histoire, ou le deviennent. Le 17 octobre est le double moment d’un acte collectif constituant et de son refoulement physique et symbolique.

(1) Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revient à la République, Le passager clandestin, 2015.
(2) Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris. 17 octobre 1961, 1991 (réédition Points Seuil, 2007).
(3) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, 1999 ; Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Taillandier, 2008 (traduction); Marie-Odile Terrenoire, Voyage intime au milieu de mémoires à vif. Le 17 octobre 1961, Recherches, 2017.
(4) Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau Monde, 2011.
(5) Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, préface de Gilles Manceron, suivi de La triple occultation d’un massacre, par Gilles Manceron, La Découverte, 2011.

Olivier Le Trocquer, pour le CVUH