jeudi 23 avril 2020

Louis-Ferdinand Céline actuel ?


            Alors que le pays vient d’apprendre la nécessité de maintenir le confinement pour un mois supplémentaire, une grande chaîne de radio publique annonce comme l’événement le plus marquant de la semaine la lecture le 15 avril 2020 à 19h00 par le grand comédien André Dussollier du premier texte de Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, sa thèse de doctorat en médecine soutenue en 1924 (rééditions 1936, 1952, 1966, 1977, 1999). L’annonce, à 9h00 le 15 avril, sur les ondes de ce média, soulignait la pertinence d’un texte consacré à « un grand médecin qui déjà affirmait la nécessité de se laver les mains ». On aurait pu attendre une présentation moins sommaire et moins indigente…
            Tout lecteur de ce texte de Céline a pu en effet être frappé par la présence déjà insistante de certains motifs, discours et structures fantasmatiques dont l’œuvre ultérieure allait déployer les fastes. La thèse développe en effet la vision célinienne du parcours biographique de cet obstétricien. Ce dernier resta longtemps ignoré, bien qu’il fût le découvreur de la nécessité de l’asepsie pour lutter contre la fièvre puerpérale. Alors que les statistiques démontraient la baisse drastique du taux de mortalité post partum chez les jeunes accouchées délivrées par Semmelweis, aucun de ses confrères ni de ses supérieurs n’accorda crédit à sa découverte. Tous continuèrent de pratiquer les accouchements sans même prendre la précaution minimale de se laver les mains. Ils entraient pourtant auprès des parturientes après avoir pratiqué des dissections ! Mécontents de n’avoir pas découvert eux-mêmes cette vérité, les confrères auraient sciemment empêché l’inventeur de diffuser son information. Céline commente : « tout ce qui traîne entre nous de lâche et de douloureux depuis le commencement du monde se trouve réuni pour l’écrasement du grand progrès » (réédition, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1977, p. 112). Parmi les plus farouches adversaires de la divulgation de la découverte, le docteur Destouches s’arrête sur le chef de Semmelweis, le docteur Klin (tiens donc !) qui regroupe contre son subordonné « toutes les jalousies, toutes les sottises, toutes les vanités » (p. 110). « Jamais la conscience humaine ne se couvrit d’une honte plus précise, ne descendit plus bas que dans la haine pour Semmelweis » (p. 76). La mort du génie, vilipendé par ses pairs et exilé, est ensuite décrite par Destouches comme la victoire d’une « purulence progressive effaçant les contours d’une forme délirante et corrompue ». La déchéance de l’obstétricien génial qui fut en proie, dans la Vienne cosmopolite, à l’hostilité mesquine de ses supérieurs prend ainsi sous la plume du jeune médecin-écrivain la dimension épique d’un combat du mensonge et de la mort contre la bonté, la vérité et la vie… Destouches donne ici naissance à Louis-Ferdinand Céline, à son écriture écartelée entre les visions les plus naturalistes du monde moderne et les allégories porteuses d’idéologie, nourricières d’un imaginaire paranoïaque et xénophobe.
            Interrogeons-nous un instant sur la situation présente et ce qui a rendu aux yeux du comédien André Dussollier souhaitable et même nécessaire le retour à un texte dont il affirme, dans des entretiens diffusés sur la toile internet, percevoir « l’incroyable actualité ». Toute situation épidémique met chacun d’entre nous aux prises avec ses hantises : comment simplement se représenter un être vivant dont les dimensions infinitésimales rendent impossible la perception visuelle ? Comment se protéger d’une possible présence de ce poison qui utilise les voies les plus simples pour s’infiltrer dans notre environnement proche ? Notre rationalité est vite dépassée. Immédiatement, les repères spatiaux les plus archaïques voient leur fonction sommairement simplifiée : l’intime est menacé par l’extérieur ; la peau qui nous protège habituellement des atteintes risque brusquement de se faire porteuse de cette menace invisible qui peu à peu colonisera l’intériorité de chacun de nos organes. Ce sont nos moyens de communication avec autrui qui deviennent la porte d’entrée de cet organisme qui a besoin de notre accueil pour pouvoir se propager. Bouche, nez, yeux : autant d’organes des sens qui risquent de ne s’entrouvrir désormais que pour accueillir l’agent pathogène. Ce constat manifeste les résonances imaginaires qu’une telle situation peut susciter. Autrui est potentiellement vecteur de mon infestation.
            Mais un tel imaginaire, qui trouve dans ce cas spécifique un pendant dans la description scientifique des modes de contamination, peut facilement réveiller la séduction inconsciente de structures psychiques qui, pour être névrotiques, n’épargnent personne. Qui d’entre nous peut affirmer n’avoir pas éprouvé depuis un mois une angoisse, une phobie ? Le virus prend facilement la forme d’un ennemi inconnu, qui cherche à « coloniser » notre corps, à s’immiscer dans ses recoins les plus fragiles, jusqu’à parvenir, si on ne lui oppose pas des barrières suffisamment hermétiques, à décimer le corps social : chaque mort de l’épidémie devient alors la preuve de la nocivité pernicieuse d’un ennemi de l’intérieur prêt à prospérer sur nos défaillances. Ne suis-je pas radicalement démuni pour lui faire face ?
            Tout paranoïaque trouve ainsi dans la situation épidémique la confirmation miraculeuse de ses fantasmes. Son angoisse diffuse trouve à se concentrer sur un objet extérieur, quand bien même ce dernier demeure invisible. Pour le paranoïaque, c’est même une chance qu’il se présente ainsi ! Il pourra d’autant plus facilement être associé à d’autres objets de crainte. Aussi n’est-il pas surprenant que les réseaux sociaux, à côté des chaînes de solidarité qu’ils ont rendues possibles, se soient vu véhiculer, avec plus de vigueur que jamais, les théories complotistes les plus délirantes - les plus habituelles. A la tête d’un des plus grands États du monde, un homme s’en fait ouvertement le propagateur.
            En France, l’intervention tonitruante d’un grand épidémiologiste assuré d’avoir trouvé empiriquement la parade au virus a vite été utilisée afin de conforter ces conceptions délirantes de la grande machination. L’appel des autorités sanitaires à une vérification par tests cliniques de l’efficacité réelle de cette panacée a aussitôt été lu comme la preuve d’une entrave mise par les autorités parisiennes et internationales à une découverte géniale, « provinciale » (sic). A l’efficacité d’une pratique empirique s’opposaient des « intellectuels de la médecine » stipendiés par les puissances d’argent.
            Nous retrouvons ici André Dussollier et sa lecture du texte de Céline : le comédien s’est en effet ouvert de l’étonnante analogie qu’il perçoit entre le médecin Semmelweis et l’actuel découvreur incompris. Pudiquement, la chaîne de radio laisse le comédien expliquer publiquement cette « actualité » célinienne, se faire le thuriféraire du désormais célèbre Professeur, sans jamais l’évoquer sur ses ondes.
            N’aurait-il pas été du devoir d’un média public d’accompagner la lecture d’une brève présentation de ce texte ? A tout le moins, il eût été simplement pédagogique de rappeler que le travail de thèse du docteur Destouches prend place dans un contexte de déploiement de l’hygiénisme dans certains milieux médicaux de la fin du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième. Sans doute aurait-on dû signaler que le futur écrivain trouvait en cet inventeur incompris en butte à la mesquinerie des puissances « pseudo-légitimes » un modèle parfait : l’écrivain que Destouches devient explicitement en 1932 avec la publication de Voyage au bout de la nuit entonne en effet avec un pathos très étudié le couplet du génie devancier, porteur lui aussi d’une « mission », ostracisé par les milieux parisiens et contraint de batailler contre ceux qui voulaient le faire taire. Sa propre lutte viserait à faire retrouver à la langue la pureté et la vivacité du parler populaire rendu inaudible par l’impure et décadente langue « nrfisée » (du nom de la revue parisienne haïe par Céline). Assez vite - mais c’est déjà explicite dans Semmelweis - ces ploutocrates nocifs et teigneux, détenteurs d’une puissance d’autant plus redoutable que mondiale et invisible (c’est la vieille antienne du Protocole des sages de Sion), sont nommés par Céline, désignés à la vindicte collective. Et nul doute que l’hygiénisme bénin défendu dans la thèse de doctorat de médecine se coulât aisément dans l’hygiénisme racial des années 1930 et 1940.
            Un simple parcours rapide des réseaux sociaux permettra de reconnaître dans notre actualité les mêmes glissements idéologiques. Nul besoin d’insister. La « sciento-sphère » mondiale, comme les populations fraîchement immigrées menacent la santé française, introduisent des germes de dissolution. La paranoïa joue ainsi sa fonction habituelle : ré-assurer le névrosé sur sa propre relation à la puissance ; lui désigner à l’extérieur des objets malfaisants prêts à fragiliser son intégrité. Les coupables désignés sont aujourd’hui l’ancienne ministre de la santé et son mari, et, avec d’autres armes, les jeunes des « quartiers ».
            Oui, la diffusion du texte de Céline aurait pu être l’occasion d’une pédagogie populaire ! Oui, une radio publique nationale se devait d’avoir cette ambition. Encore eût-il fallu qu’elle ne servît point, par l’absence de tout accompagnement critique du texte célinien, de collecteur d’égout à tous les fantasmes, à toutes les haines rancies mises au goût du jour. Le vingtième siècle, dont Céline est pour le meilleur et pour le pire l’un des éminents représentants, a pourtant appris que les discours préparent souvent une contamination non moins mortifère : de la bêtise et de la haine. On a connu André Dussollier, acteur des films de François Truffaut, le réalisateur du Dernier Métro, mieux inspiré ! On a connu France Culture plus lucide.

Dominique Victor Carlat
Professeur de littérature française
Université Lumière Lyon 2