mardi 27 mai 2008

Intervention de Gérard Noiriel devant la commission parlementaire sur les questions mémorielles.



Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je vous remercie de m’avoir invité à participer à la réflexion de votre commission sur les questions mémorielles. J’ai lu avec attention le questionnaire indicatif que vous m’avez adressé. Je ferai de mon mieux pour y répondre au cours de notre discussion. Mais dans cette courte introduction, j’ai voulu préciser, au préalable, dans quel sens j’utilisais les termes, « histoire », « mémoire », « lois mémorielles », etc. L’une des difficultés de ce débat, y compris chez les historiens, tient en effet au fait que nous ne donnons pas tous la même signification aux mots que nous employons. 


Depuis 2005, je préside le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire. Ce comité regroupe des historiens, universitaires et enseignants du secondaire, qui ont jugé nécessaire de se mobiliser pour que la spécificité de leur fonction soit davantage respectée dans l’espace public. L’écho rencontré par notre démarche (le CVUH est aujourd’hui implanté dans la plupart des régions de France) prouve que nos préoccupations sont partagées par un grand nombre de collègues. Depuis quelques années, en effet, nous avons le sentiment que le métier d’historien n’est plus considéré comme un métier légitime, et que les valeurs qui le sous-tendent (l’esprit critique, la compréhension du passé, l’universalité de la raison) ne sont plus comprises et parfois ne sont même plus admises dans l’espace public. Les deux événements qui ont marqué à nos yeux le point de départ de cette dérive se sont produits au début de l’année 2005. Le premier, c’est la fameuse loi du 23 février 2005 dont l’article 4 stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Le second événement qui nous a fait réagir, c’est la menace de procès pour « négationnisme » intenté à l’un de nos collègues dont les écrits sur l’histoire de l’esclavage n’avaient pas plu à une association mémorielle.
Notre comité n’a pas été la seule organisation à avoir protesté très vivement contre ces pressions. L’immense majorité de la communauté des historiens a exprimé sa désapprobation. Néanmoins, comme vous le savez sans doute, des divergences sont apparues entre nous sur les solutions qu’il fallait adopter pour tenter de mettre un terme à ces dérives. Ce clivage a été illustré par les deux pétitions lancées à ce moment-là. La première, celle que notre comité a soutenue, demandait le retrait de la loi du 23 février 2005, parce qu’elle illustrait une intrusion directe du pouvoir politique dans l’enseignement de l’histoire, ce qui n’était pas le cas des précédentes lois mémorielles. La seconde pétition, intitulée « liberté pour l’histoire », revendiquait la suppression de toutes les lois mémorielles.

Ces divergences, que certains journaux ont appelé « la querelle des historiens », ont révélé au grand public une réalité qui relève de l’évidence pour tous les universitaires. On peut estimer à 50 000 le nombre des enseignants en histoire et à 1 200 le nombre des universitaires spécialisés dans cette discipline ; sans compter les chercheurs étrangers (notamment américains) qui, dans certains domaines, sont plus nombreux que les Français à étudier l’histoire de France. Notre milieu n’est donc pas plus homogène que le monde politique. Il abrite des enseignants et des chercheurs qui ont des conceptions différentes de leur métier, de la manière de le pratiquer et de ses finalités. L’aspect positif de cette polémique sur les questions mémorielles aura été de faire reconnaître ce pluralisme. 


Je voudrais aborder maintenant les raisons qui peuvent expliquer nos divergences internes au sujet de ces questions. La première d’entre elle tient au fait que le mot « histoire » peut prendre des sens très différents selon les contextes et selon les interlocuteurs. Sans entrer dans les détails, je rappellerai que depuis le début du XIXe siècle, les discours sur le passé se répartissent en deux ensembles : l’histoire-science et l’histoire-mémoire. L’histoire-science cherche à comprendre et à expliquer le passé, alors que l’histoire-mémoire est tournée vers le jugement sur le passé.
En tant que citoyens, nous nous situons tous dans l’histoire-mémoire. Nous voulons entretenir le souvenir de nos proches et défendre la mémoire des groupes auxquels nous appartenons. Le fait de prendre ses distances à l’égard du passé pour tenter de l’expliquer n’est donc pas une démarche naturelle. C’est la raison pour laquelle les Etats-nations, inspirés par l’esprit des Lumières, ont commencé à rémunérer des enseignants-chercheurs ayant pour fonction de produire et de transmettre des connaissances sur le passé qui ne soient plus au service de tel ou tel groupe mémoriel.
En France, c’est la IIIe République qui a mis en œuvre les réformes démocratiques grâce auxquelles les historiens ont pu se constituer en communauté savante. Ces réformes ont renforcé les exigences en matière scientifique : les thèses sont devenues de plus en plus volumineuses, de plus en plus spécialisées, mobilisant une masse d’archives de plus en plus impressionnante.
Mais dans le même temps, les réformes républicaines ont accordé une importance centrale à l’histoire-mémoire sur le plan civique. Les historiens ont été sollicités pour élaborer des programmes d’enseignement et pour participer à des commémorations officielles, dans le but de souder la communauté nationale autour d’une histoire commune. Une double mission a ainsi été assignée à l’enseignement de l’histoire : consolider la mémoire nationale, mais aussi transmettre aux élèves des connaissances et un esprit critique, pour qu’ils deviennent des citoyens autonomes.
En légitimant à la fois l’histoire-science et l’histoire-mémoire, la IIIe République a donc inauguré les problèmes que nous vivons aujourd’hui. Mémoire et histoire sont en effet deux façons complémentaires et contradictoires d’appréhender le passé. Il est donc normal, dans une démocratie, que ces deux discours entrent de temps à autre en conflit.
Le danger survient quand un déséquilibre se produit entre ces deux pôles. Pour les raisons que j’ai évoquées plus haut, l’histoire-mémoire est portée par des forces infiniment plus puissantes que l’histoire-science. Jusqu’ici, l’histoire scientifique n’a jamais été menacée de disparition, mais elle court toujours le risque d’être marginalisée de l’espace public. Ce risque est particulièrement fort d’une part, lorsque les historiens se replient dans leur tour d’ivoire en désertant le débat public et, d’autre part, quand les polémiques mémorielles font la une de l’actualité. Une situation de ce type a déjà eu lieu en France dans les années 1930. A tel point que Marc Bloch disait dans son Apologie pour l’histoire, ouvrage qu’il a écrit pendant la Résistance, que la « manie du jugement » avait tué jusqu’au goût d’expliquer.
Bien que le contexte soit aujourd’hui infiniment moins dramatique, nous vivons actuellement une situation du même genre. La principale différence par rapport aux années 1930 tient au fait que les querelles mémorielles sont désormais constamment alimentées par les médias. La mémoire est devenue un moyen d’attirer l’attention du public. C’est une ressource que mobilisent les élus, les militants, mais aussi les chanteurs, les footballeurs, les animateurs télé, etc. pour se faire connaître et reconnaître. Naturellement, le pouvoir médiatique plébiscite l’histoire-mémoire au détriment de l’histoire-science. L’histoire intéresse surtout les journalistes dans la mesure où elle est spectaculaire, où elle crée la polémique, quand il y a des coupables à dénoncer et des victimes à déplorer. Dans un tel monde, il n’y a pas de place pour la compréhension ou l’explication du passé. C’est pourquoi les jeunes historiens ont de plus en plus de mal à trouver un éditeur pour leur thèse. Pour les gens de ma génération qui ont eu la chance de publier leurs premiers livres à un moment où l’audimat n’avait pas encore imposé sa loi, il est très pénible de voir que les recherches de nos étudiants, souvent de très grande valeur, restent complètement ignorées du public.
C’est pourquoi dans le manifeste que notre Comité de vigilance a diffusé lors de sa création, nous avons insisté sur la nécessité de défendre notre métier contre l’emprise du pouvoir médiatique. Malheureusement, sur ce point nous n’avons guère été suivis.
L’action que nous avons lancée dès le printemps 2005 contre la loi du 23 février 2005 a eu davantage d’impact. Je tiens toutefois à préciser qu’à la différence des collègues qui ont signé la pétition « liberté pour l’histoire » nous n’avons jamais contesté l’idée que les parlementaires puissent légiférer sur le passé. Le Président de la République, Jacques Chirac, a dit à juste titre, lorsqu’il a lancé la procédure qui a abouti au déclassement de l’article 4 de cette loi, que « Dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle. Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. L’écriture de l’histoire, c’est l’affaire des historiens ».
Nous pensons pour notre part que si ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire, ce n’est pas non plus aux historiens de faire la loi. La mémoire collective est une affaire qui concerne l’ensemble des citoyens et leurs représentants. En tant que citoyens, nous pouvons nous-mêmes bien sûr intervenir sur les questions mémorielles. Mais le fait d’exercer le « métier d’historien » ne nous donne aucune compétence particulière pour dire ce que doit être la mémoire collective. Les problèmes scientifiques que nous nous posons (il suffit de lire les sujets de thèse qui sont donnés chaque année par nos collègues) n’ont, en effet, pratiquement rien à voir avec les polémiques d’actualité.
Affirmer que notre liberté serait mise en danger par la multiplication des lois sur le passé, c’est oublier que l’histoire, et surtout l’histoire contemporaine, a toujours été, indirectement, sous la dépendance de la mémoire. Un grand nombre de nouveaux domaines de la recherche historique, je pense à l’histoire du mouvement ouvrier, l’histoire des femmes, l’histoire de la Shoah, l’histoire de l’immigration, ont été au départ développés par des groupes mémoriels. Les historiens qui sont devenus spécialistes de ces questions, étaient souvent eux-mêmes au départ engagés dans ces enjeux de mémoire, pour des raisons liées à leur propre histoire personnelle.
L’objectivité de l’historien est donc relative, car l’histoire s’écrit toujours à partir d’un point de vue particulier. Il est préférable, selon nous, de le reconnaître, plutôt que de faire croire à une objectivité qui n’est le plus souvent qu’une subjectivité qui s’ignore. Mais cela n’empêche nullement qu’un véritable historien doit nécessairement respecter les trois grandes règles de son métier : la pertinence du questionnement scientifique, le refus des jugements de valeur et la confrontation des sources.

Etant donné que nous-mêmes, en tant qu’historiens, sommes influencés par ces mouvements mémoriels, il nous paraît donc normal que les élus y soient eux aussi sensibles. Que des lois aient été votées pour interdire la propagande des négationnistes, pour reconnaître publiquement les souffrances du peuple arménien ou pour accorder enfin à l’esclavage une véritable place dans la recherche et l’enseignement de l’histoire, nous semble donc légitime. Nous ne voyons pas en quoi notre liberté serait menacée par ces dispositions. On constate d’ailleurs que ceux qui voulaient intenter un procès pour négationnisme à notre collègue de Nantes se sont rapidement rétractés devant le tollé de toute une profession. 


La raison pour laquelle nous nous sommes opposés à la loi du 23 février 2005 tient au fait que son article 4 remettait en cause l’autonomie de notre profession. Cet article disait en effet : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Le mot « positif » est un jugement de valeur qui impose l’histoire-mémoire au détriment de l’histoire-science, alors que le rôle des enseignants est de faire comprendre et d’expliquer le passé et non de le juger. Par cet article 4, l’Etat contribuait ainsi à introduire les querelles mémorielles dans les salles de classes.

Je précise, pour que les choses soient claires, que l’analyse critique que nous mettons en œuvre dans nos recherches est une démarche à caractère rationnel, qui est nécessaire si l’on veut expliquer les phénomènes historiques. Comme la montré notamment Marc Bloch, la réflexion critique est une dimension fondamentale du travail de l’historien. Cela n’a rien à voir avec le fait d’aimer ou de détester la France. 


Pour conclure cette introduction, je voudrais dire un mot sur mon expérience concernant l’histoire et la mémoire de l’immigration. Je pense que nous aurons l’occasion d’y revenir dans la discussion. Depuis les années 1980, je me suis beaucoup investi en effet pour que l’Etat français reconnaisse le rôle fondamental joué par l’immigration dans l’histoire contemporaine de la France. J’ai participé à plusieurs commissions sur l’enseignement de cette histoire et j’ai été parmi les fondateurs de la CNHI. Néanmoins, j’ai toujours été très prudent avec cette notion de « devoir de mémoire ». J’ai rencontré en effet dans mes recherches et dans mes activités civiques sur cette question beaucoup de personnes, issues de l’immigration, qui ne tenaient nullement à ce que cette partie de leur passé soit exhibée publiquement. En Lorraine, dans les milieux ouvriers que j’ai beaucoup fréquentés, un grand nombre de personnes d’origine italienne, polonaise ou algérienne se définissaient avant tout comme sidérurgistes lorrains et célébrait la mémoire du mouvement ouvrier (le premier mai, la Commune de paris etc.) et non pas la mémoire de leur groupe d’origine.
Chaque être humain est formé d’un grand nombre de facteurs identitaires, et se situe au croisement de plusieurs histoires. J’ai conçu mon engagement en faveur de la mémoire de l’immigration comme un moyen d’élargir l’éventail des choix possibles en matière de mémoire, une liberté supplémentaire accordée aux citoyens et non pas comme une sorte d’assignation mémorielle. Le devoir de mémoire ne doit pas, en effet, occulter le droit à l’oubli.

Voilà ce que je voulais dire dans cet exposé liminaire. Je vous remercie de votre attention. 



Gérard Noiriel



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L’audition du 30 mai est en ligne sur le site de La Chaîne parlementaire :

lundi 19 mai 2008

La mémoire courte de Nicolas Sarkozy : A propos de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage par Sébastien Ledoux


Du Journal du Dimanche à Libération, en passant par Le MondeLe Figaro ou le Nouvel Observateur, la plupart des médias ont repris dans leur titre « l’annonce » du président Sarkozy faite le 10 mai, à l’occasion de la Journée de commémoration de l’esclavage : « Sarkozy : l’esclavage enseigné à l’école » (JDD), « L’histoire de l’esclavage sera enseignée au primaire » (Le monde), « Abolition de l’esclavage : Sarkozy : "cette histoire doit être enseignée à l’école" » (TF1), « L’esclavage enseigné en primaire dès la rentrée » (Nouvel Observateur), « La traite des Noirs enseignée en primaire, annonce Sarkozy » (Libération), « L’histoire de l’esclavage enseignée en primaire » (Le Figaro).
Et pourtant, derrière ces annonces en fanfare faites au nom de la mémoire… l’oubli.

Oubliés les dizaines de milliers d’enseignants qui enseignent l’esclavage depuis plusieurs années ; niés les programmes de 2002 du primaire, qui eux ont officiellement introduit cette page de notre histoire comme jamais auparavant ; nié l’effort entrepris par les éditeurs des manuels tant du primaire que du secondaire pour transmettre cet épisode à nos élèves ; méprisé le travail de deux années de la commission des programmes du collège qui vient de proposer pour la première fois les traites et l’esclavage comme un thème d’histoire à part entière en classe de 4e.


Comme le rappelait Chris Marker il y a quelques temps déjà, notre époque vit sans cesse de cette « immémoire collective » que l’actualité construit chaque jour. Le président Sarkozy participe activement à cette entreprise en se forgeant l’image du héros national ouvrant une nouvelle page de l’histoire de France…et les médias suivent en cœur cette mascarade, au mépris d’un patient et rigoureux travail mené depuis maintenant plusieurs années. Avec la loi Taubira de 2001, puis les polémiques de 2005 autour du rôle positif de la colonisation, une véritable réflexion a été amorcée sur la transmission pédagogique de l’esclavage à l’école. Cette réflexion s’est concrétisée et nourrie au travers de l’écriture des programmes de l’enseignement primaire et secondaire, et des manuels scolaires. De plus en plus de projets abordant cette histoire ont été réalisés dans de nombreuses académies de France, notamment à Nantes, Bordeaux, Rouen. Le monde scolaire dans son ensemble, en particulier justement dans le primaire, a donc commencé à s’emparer de l’histoire des traites, de l’esclavage et de leurs abolitions.
L’enquête d’une équipe de recherche de l’INRP lancée depuis bientôt deux ans permet de présenter avec précision en quels termes elle s’en est emparée. En attendant les conclusions du rapport, notamment sur les pratiques pédagogiques des enseignants, cette enquête a d’ores et déjà analysé le contenu des programmes officiels et des manuels scolaires du primaire comme du secondaire. Ainsi, les programmes de 2002 semblent bien à rebours le point de départ de cette introduction de l’esclavage à l’école. Encore est-il nécessaire de nuancer son caractère novateur. Certains manuels d’histoire-géographie du collège par exemple ont pu présenter de façon exhaustive cet épisode dans les années 1970. La dénonciation d’une histoire totalement occultée à l’école, en partie à l’origine des revendications mémorielles des années 1990, ne résiste pas à l’analyse. La question de l’enseignement de l’esclavage de fait a été réactivée par des préoccupations tant politiques que sociales. Suivant un processus décrit par le sociologue M. Halbwachs, la disqualification sociale vécue par la population d’Outre-mer dans l’Hexagone a joué un rôle important dans la construction d’une mémoire collective de l‘esclavage. Ce passé est alors investi à travers la remémoration des crimes et des humiliations subies, constituant des souvenirs partagés en commun. Objet mémoriel ainsi élaboré et reconnu par la représentation nationale lors du vote de la loi Taubira en 2001, l’esclavage s’est transformé lors des années suivantes en un savoir circulant à l’intérieur d’un réseau dont les connecteurs et les acteurs n’ont cessé de se diversifier. A côté des représentants politiques, des sites associatifs, d’historiens, de journalistes, l’école a pris résolument place pour mettre elle aussi en circulation, selon ses logiques propres, ce savoir composite.
Dans ce processus, la présentation du thème par les manuels du primaire et du collège laisse percevoir une certaine difficulté de l’école républicaine à faire entrer sereinement l’histoire des minorités dans son récit national. La vision victimaire s’associe souvent à une vision ethno-centrée pour relater ces faits historiques. Les résistances et les mouvements de révoltes des esclaves apparaissent par exemple encore très peu. À la différence de la première abolition de 1794 provoquée par le soulèvement des esclaves de Saint Domingue, celle de 1848, décrétée par une République généreuse, reste systématiquement évoquée. Dans le même esprit, la figure de Victor Schœlcher est beaucoup plus mentionnée que celle de Toussaint Louverture. Par ailleurs, le contexte historique des différentes traites et de sociétés encore largement esclavagistes n’est pas souvent rappelé, laissant entendre une adéquation noir = esclave naturelle. Notons toutefois que les programmes du collège de 2008, prennent davantage en compte cet effort de contextualisation en abordant les différentes traites. Plus largement, des publications récentes de livres ou la mise place de projets pour la formation des enseignants comme le projet européen dont le CNRS est partie prenante, vont dans le sens d’une historicisation de la question de l’esclavage.
L’intervention du président Sarkozy ressemble donc à un superbe « pschitt »… Il faut bien avouer que ce non-événement présidentiel a été facilité par les revendications d’associations militantes qui n’ont pas vu ou voulu voir ce travail effectué par l’école pour sortir l’histoire de l’esclavage des marges de l’enseignement. C’est ainsi que SOS Racisme vient de lancer une pétition intitulée « Appel pour l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage », tendant à faire croire que l’occultation se poursuit. Or, il n’en est rien, et cette méconnaissance de la part de militants engagés pour une juste cause accrédite le geste du « prince ».

La journée du 10 mai 2008 restera une nouvelle illustration de la fabrique de l’opinion sans mémoire. Les informations du monde inondent notre vie pour s’oublier aussitôt. Les décisions ou déclarations politiques s’appuient de plus en plus sur cet oubli pour mieux s’imposer à nous, à un rythme qui s’accélère. Au terme d’un an de pouvoir, la communication présidentielle s’évertue encore à créer artificiellement des événements fondateurs. Hier avec la mémoire des enfants exterminés pendant la Shoah que devaient endosser les élèves de CM2, aujourd’hui avec l’esclavage au primaire, elle compte sur notre amnésie collective pour brouiller le réel et faire croire que tout commence avec son prestidigitateur.


Sébastien Ledoux, chercheur associé à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, auteur de « Créer l’espace enseignant-élèves pour produire un savoir » chez Chronique Sociale, à paraitre fin mai 2008.

dimanche 11 mai 2008

Choc des civilisations et manipulations historiques. Troubles dans la médiévistique par Blaise Dufal (EHESS)


- Un simple scandale universitaire ?
La récente publication du livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, Les racines grecques de l’Europe chrétienne au Seuil(Paris, 2008), crée une vive polémique au sein de la communauté intellectuelle et universitaire française. Le livre, paru il y a un mois et tiré à 4000 exemplaires est déjà épuisé et en réimpression. Plusieurs articles, pétitions et compte-rendus ont porté ce débat dans la sphère publique et médiatique au delà du microcosme des études médiévales, agitant même certains obscurs endroits de la blogosphère.
Mais pourquoi cette affaire ? Pierre Assouline commente avec ironie ce petit scandale du monde universitaire alors qu’un des historiens officiels du gouvernement, Max Gallo, s’indigne sur France Culture de l’accueil fait au livre, dénonçant l’absence de véritable débat intellectuel. L’éditrice du livre, Laurence Devillairs parle d’une « Inquisition » contre ce livre et d’« anathème » lancé par les universitaires contre l’un des leurs...
Sylvain Gouguenheim est enseignant à l’École Normale Supérieure de Lyon et professeur des universités, habilité à diriger des recherches. Il est notamment connu dans le monde scientifique pour ses travaux sur les mystiques rhénans (La sybille du Rhin. Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Paris, 1996). Après s’être intéressé aux Fausses terreurs de l’an mil (Paris, 1999), l’auteur s’attaque ici à ce qu’il considère comme un autre mythe de l’histoire médiévale : la transmission d’une partie de la science antique et des savoirs aristotéliciens par les arabes au Moyen Age. Abordant un des sujets les plus travaillés et les plus complexes de l’histoire culturelle et intellectuelle de l’Occident, l’auteur s’éloigne clairement de ses spécialisations académiques pour jeter un pavé dans la marre.
- Les Arabes n’auraient pas pu transmettre la pensée et la culture grecque !
L’auteur cherche à démontrer que la civilisation musulmane n’a connu qu’une « hellénisation superficielle » : « Jamais les Arabes musulmans n’apprirent le grec, même al-Farabi, Avicenne ou ¬Averroès l’ignoraient ». Ainsi la majeure partie de cet héritage antique aurait été préservée par les chrétiens orientaux, les Syriaques, entre le IVe et le VIIe siècles. Du fait d’une incompatibilité linguistique entre l’arabe et le grec, les Arabes n’auraient qu’une part infime dans la transmission de la culture antique vers l’Occident chrétien.
Pour étayer sa thèse et abattre ce qu’il considère comme un lieu commun historiographique, Sylvain Gouguenheim place au centre de son argumentation l’oeuvre de Jacques de Venise, clerc italien ayant vécu à Constantinople, le premier traducteur européen d’Aristote au XIIe siècle. Cette insistance sur le rôle de ce clerc vient de la découverte récente d’un manuscrit de l’abbaye du Mont saint Michel. Ce manuscrit devient alors la preuve suprême que la philosophie aristotélicienne a été transmise directement de la Grèce antique à l’Occident latin.
Ainsi d’une analyse précise d’un point d’érudition, l’auteur élargit la portée de son propos, le plaçant sous l’angle d’une problématique inspirée par le comparatisme entre des civilisations. L’Islam et la Grèce antique seraient des civilisations profondément étrangères l’une à l’autre pour des raisons d’ordre culturelles : les impératifs religieux musulmans auraient empêché la pénétration réelle de la culture antique. Ce processus d’opposition structurant l’histoire aboutirait à des identités fondées sur « l’altérité conflictuelle entre chrétiens et musulmans ».
Ce comparatisme est appuyé sur une argumentation ethno-linguistique qui débouche sur un racisme culturel : « dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leurs résonances, alors que dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale. […] Par sa structure, la langue arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie […] Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu’elles défient presque toute traduction ». Ainsi les caractéristiques linguistiques de l’arabe rendraient la civilisation musulmane inapte à recevoir la culture antique.
- Des réactions contrastées et virulentes
Lorsque Roger Pol Droit chronique ce livre pour Le Monde des Livres (03/04/2008), il ne remet pas du tout en cause les analyses du livre et conclut par un « somme toute, contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-chose à l’islam. En tout cas rien d’essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet l’histoire à l’heure est aussi fort courageux ». Le compte-rendu favorable, voire enthousiaste, de Stéphane Boiron dans Le Figaro (17/04/08) explicite même les sous-entendus idéologiques en plaçant ce livre dans lignée des positions du pape Benoit XVI qui insiste sur la centralité du leg romain comme fondement de l’Occident.
Face à cet accueil favorable de la part des chroniqueurs de grands quotidiens nationaux, les réactions des intellectuels sont immédiates, ce qui est assez rare pour être souligné, tant la communauté universitaire est peu encline à étaler ses dissensions publiquement et ce particulièrement chez des médiévistes qui se tiennent trop souvent en retrait par rapport aux questions d’actualité. Une pétition des élèves et des enseignants de l’École Normale Supérieure est publiée dans Télérama. Les historiens Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau écrivent une tribune dans Le Monde intitulée « La vraie terreur de l’historien » et une quarantaine d’historien(-ne)s et philosophes des sciences, emmené(e)s par Hélène Bellosta (CNRS), ont publié un texte : « Prendre de vieilles lunes pour des étoiles nouvelles, ou comment refaire aujourd’hui l’histoire des savoirs ». Un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age a publié dans Libération du 30 avril 2008 un article « Oui l’Occident chrétien est redevable au monde islamique ».
L’historien de la philosophie, Alain de Libéra, éminemment respectable et respecté, spécialiste mondialement reconnu de ces problématiques, est même sorti de sa réserve habituelle pour écrire une lettre mordante publiée par Telérama : « Landernau terre d’Islam ». Pour lui, « L’hypothèse du Mont-saint-Michel, chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin hâtivement célébrée par l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la réévaluation du rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de l’omelette ». Il conclut alors : « Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et aux caves du Vatican. »
- Des critiques érudites et méthodologiques solides et pertinentes
Les critiques des historiens se placent sur plusieurs niveaux. On lui reproche des erreurs dans le détail de son argumentation. Il se trompe sur la qualification de l’oeuvre de Jean de Salisbury, dans son analyse des traductions syriaques, et dans ses affirmations sur la transmission de Logica novad’Aristote. Ces critiques d’érudition ne sont pas des coquetteries universitaires mais visent à montrer le peu de sérieux d’un ouvrage qui affiche beaucoup de prétentions mais se contente trop souvent d’analyses de seconde voire de troisième main. A ce niveau on relève même des oublis dans la bibliographie, certains ouvrages centraux étant peu utilisés au profit d’autres beaucoup plus discutables ainsi qu’un certain nombre de contradictions internes à sa démonstration.
Un reproche, plus fort et plus grave pour l’historien, est la partialité du tableau qu’il dresse de la pensée occidentale, laissant de côté les multiples conflits et les traditions différentes, oubliant que l’université de Paris a pendant plusieurs dizaines d’années interdit les oeuvres d’Aristote. Reprocher aux savant arabes leur ignorance du grec n’est valable que si l’on souligne que les penseurs de la scolastique, comme Thomas d’Aquin ne le connaissait pas mieux. Il y a un traitement inégalitaire des sources et des données selon que l’auteur parle de l’Orient, objet d’une forte attention critique ou de l’Occident, dont les auteurs sont crus sans autre précaution. Enfin ce livre qui prétend remettre en cause notre vision de la transmission du savoir antique se borne au XIIe siècle, refusant de s’interesser au XIIIe et au XIVe siècles pourtant cruciaux et décisifs sur cette question.
- La défense de l’hellénisation et de la spécificité catholique européenne
Cette thèse n’est pas nouvelle, contrairement à ce que prétend son auteur, et elle fut, au contraire, très en vogue au XIXe siècle et au début du XXe siècle. D’autre part, sans originalité, son livre reprend le titre d’un article italien de Coloman Viola paru en 1967. Un autre historien, Jacques Heers, avait, il y a quelques années, fait une charge contre cette vision d’une transmission par les Arabes des penseurs de l’Antiquité dans un article de la Nouvelle revue d’histoire (N°1, juillet-août 2002, pp.51-52) : « Les « Arabes » ont certainement moins recherché et étudié les auteurs grecs et romains que les chrétiens. [...] Rendre les Occidentaux tributaires des leçons servies par les Arabes est trop de parti pris et d’ignorance : rien d’autre qu’une fable, reflet d’un curieux penchant à se dénigrer soi-même ». Rémi Brague, spécialiste de la philosophie antique et médiévale avait également remis en cause ce paradigme lors d’un débat télévisé où il avait repris vertement le philosophe, et ancien ministre, Luc Ferry sur cette question, en novembre 2006.
On voit donc que cette question historique complexe est devenue un objet de débat public où l’histoire est instrumentalisée pour servir la défense d’un Occident chrétien prétendument menacé. L’Occident actuel se pose beaucoup de questions sur l’Islam qu’il connaît très mal et si le livre de Sylvain Gouguenheim est au coeur du débat c’est qu’il participe d’une vaste entreprise idéologique visant à faire croire à un antagonisme irréductible entre des civilisations définies par des religions. Craignant une « deshellinisation », le pape Benoit XVI s’active pour défendre l’identité culturelle de l’Occident chrétien. Ainsi on trouve dans ce livre un écho de la vive polémique, qui a pris une ampleur médiatique et diplomatique exceptionnelle, suscitée par les propos du pape lors de la conférence tenue à l’université de Ratisbonne, le 12 septembre 2006. Le pape, au sujet des rapports entre la foi et la raison, a eu des propos équivoques sur les lien structuraux entre Islam et violence.
Il faut noter que dans ce mouvement, et en même temps que ce livre paraît un article sur « Le Vatican et l’Islam » par Alain Besançon dans la revue Commentaire (n°120 de l’hiver 2007-2008, pp.901-926) qui critique la position ecclésiastique définie par Vatican II sur les rapports du Catholicisme avec les autres religions. Ce concile de modernisation de l’Église avait placé l’Islam au même niveau que le Judaïsme dans une filiation directe avec le Christianisme. Or pour Alain Besançon, cette affirmation d’une possible relation symétrique entre religions est une incompréhension de l’Islam et du Catholicisme. Il conclut en avançant que l’Église doit enfin regarder en face l’Islam pour en dénoncer les réalités concrètes comme elle a pu le faire pour le nazisme et le communisme !
-Le choc des civilisations : un monde sans histoire
Ces mois derniers, plusieurs ouvrages ont repris le concept développé par Samuel Hutington de leChoc des civilisations (trad. Paris, 2007) développant les thèses d’Oswald Spengler (1880-1936) d’un « ère de la guerre d’anéantissement » et du destin cyclique des « grandes cultures ».
De nombreux essayistes et même des historiens cherchent dans cette grille de lecture pratique l’architecture d’une vision synthétique et frappante de l’Histoire utilisable à des fins idéologiques et politiques. Cependant ce comparatisme entre des civilisations aboutit à un constat an-historique mettant en avant des blocs homogènes et invariants, ignorant la complexité des faits humains.
Ainsi le livre de Jean-Paul Roux, ancien directeur de recherche au C.N.R.S. et enseignant à l’École du Louvre, Un choc de religions. La longue guerre de l’islam et de la chrétienté, 622-2007(Fayard, 2007) construit la linéarité d’une opposition irréductible de Charles Martel à Oussama Ben Laden. L’historien Thierry Camous dans Orients/Occidents, 25 siècles de guerre 
(Paris, 2007) dresse une typologie des formes d’affrontement entre Orient et Occident mettant en avant les facteurs culturels, et l’opposition entre civilisations comme moteur des conflits.
Ces dérives d’interprétation de l’histoire ont été dénoncées par l’historien, spécialiste de la colonisation, Claude Liauzu dans son Empire du mal contre Grand Satan. Treize siècles de cultures de guerre entre l’islam et l’Occident (Paris, 2005). La théorie du choc des civilisations ne trouve des justification dans l’histoire qu’au prix de simplifications, de distorsions et d’oublis qui renoncent à expliquer les faits et à les comprendre au profit d’un sens idéologique plaqué a priori. Chaque conflit est lié à des contextes politiques, sociaux-économiques, culturels, irréductibles à une opposition schématique récurrente durant deux millénaires : c’est une démarche qui est le contraire même de celle de l’historien.
-Des fréquentations politiques de certains historiens français
Le livre de Sylvain Gouguenheim est fortement marqué intellectuellement et idéologiquement du côté d’une pensée catholique « néo-conservatrice ». Ce positionnement se manifeste notamment par la forte influence que semble avoir exercé le journaliste René Marchand, auteur de La France en danger d’Islam, entre jihâd et reconquista, édité à l’Âge d’Homme (2002) et de Mahomet. Contre-enquête : un despote contemporain, une biographie officielle truquée, quatorze siècles de désinformation aux éditions de l’Échiquier (2006). Relecteur attentif, remercié par l’auteur, René Marchand est un des auteurs de référence de l’extrême droite française dans son combat anti-Islam qui intervient sans cesse dans le champs historique notamment en collaborant à la Nouvelle Revue d’Histoire.
Cette revue, qui rejette une vision « partiale » de l’histoire, accueille d’éminents historiens académiques tels que Karl Ferdinand Werner, Jean Pierre Poussou, Jean Tulard, Jean Favier, Michel Zink et beaucoup d’autres (1). Rémi Brague y collabore aussi, lui qui est cité par l’auteur à des endroits stratégiques de sa démonstration (2). Cet historien est l’auteur d’un livre Europe, la voie romaine, édité chez Criterion (Paris, 1992) où il insiste sur l’héritage romain dans l’identité européenne. Il a par ailleurs soutenu Louis Chagnon accusé de racisme anti-musulman par le MRAP et la Ligue des droits de l’homme.
Cette revue a été fondée par Dominique Venner, ancien de l’O.A.S., fondateur avec Alain de Benoist du GRECE (Groupe de recherche et d’études pour la civilisation européenne), laboratoire de la pensée de La Nouvelle Droite. Ce journaliste, spécialiste des armes à feu, a rédigé plusieurs ouvrages à caractère historique comme Histoire et tradition des Européens : 30 000 ans d’identité (Paris, 2002) où il tente de définir la tradition culturelle européenne. On retrouve ici l’enjeu central du livre de Gouguenheim, la construction d’un bloc occidental, justifié historiquement et culturellement, cohérent et structuré par le christianisme. Cette revue apparaît désormais non seulement comme une simple lubie de vieux professeurs d’université mais comme un véritable lieu de construction d’une contre-histoire de l’Occident.
Sylvain Gouguenheim place lui-même le débat sur un angle idéologique et non scientifique. Il construit de toute pièce une tradition historique pour mieux la démonter et ainsi donner l’impression de faire une vraie découverte. Cette logique, qui a prévalu dans la construction de ce qu’on a appelé la « pensée 68 » qui n’existe que pour ceux qui ont voulu la combattre. Par son livre, l’auteur s’inscrit dans deux traditions de la droite radicale : celle du catholicisme « néo-conservateur » et celle des mouvances politiques et idéologiques anti-Islam.
- Ceci n’est pas une thèse scientifique...
Le débat suscité autour du livre de Sylvain Gougueheim n’est pas un débat scientifique. C’est un livre qui ne répond pas au critère de la production scientifique comme l’a montré la réponse unanime de la communauté intellectuelle compétente. Par contre il a reçu un bon accueil dans les médias, ce qui est étonnant pour un livre d’histoire médiévale. Un micro-scandale est apparu dans la blogosphère où l’on dénonce le complot des universitaires contre le seul persécuté qui dirait la vérité.... Mais nous ne sommes pas dans le Da Vinci Code et la seule remarque qui vaille sur ce livre est qu’il est mauvais. Par contre cet événement pose à la communauté scientifique et aux médias la question des modes de diffusion et de vulgarisation des savoirs. Un ouvrage qui transgresse les normes scientifiques ne devrait pas être publié par un éditeur de référence ni par des journaux prétendant à cette même qualité de référence. Il y a là un échec des dispositifs de régulation et de transmission de l’évaluation du savoir.

Les multiples réactions face à ce livre montrent bien que le but de cet ouvrage n’est pas d’emporter la conviction mais de susciter la réaction, de faire naître un débat là où il n’y a pourtant aucune nécessité intellectuelle. Il s’agit de créer des camps, des fractures, de forcer à de nouvelles oppositions sur des questions culturelles et intellectuelles. Des livres comme celui-ci laissent traîner des idées, créent de vaines polémiques pour faire exister des discours dans l’espace public où même invalidés ils gardent une efficience.



Blaise Dufal (EHESS)



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Ce qui est devenu « l’affaire Gougenheim » a d’autant plus de résonance dans l’espace public que la question figure explicitement dans les programmes d’histoire de seconde générale et technologique (BO hors série n°6 du 29 août 2002).
L’intitulé du programme :
III - La Méditerranée au XIIème siècle : carrefour de trois civilisations

- Les espaces de l’Occident chrétien, de l’Empire byzantin et du monde musulman

- Différents contacts entre ces trois civilisations : guerres, échanges commerciaux, influences culturelles.
Un bref commentaire d’accompagnement :
III - La Méditerranée au XIIème siècle : carrefour de trois civilisations

Il convient de présenter rapidement le cadre géographique à partir de cartes, et d’expliciter les limites chronologiques du sujet (1095-1204). S’il faut éviter de dresser un tableau exhaustif conduisant à l’étude détaillée des trois civilisations du bassin méditerranéen, il est souhaitable d’en souligner les fondements religieux (catholicisme romain, islam, orthodoxie) et politiques.
Le cœur de la question est bien l’idée de carrefour de civilisations. À l’aide d’un petit nombre d’exemples et de documents librement choisis, il s’agit de mettre en valeur la diversité des contacts que développent ces différentes civilisations : affrontements guerriers (croisades, Reconquista...), échanges commerciaux (comptoirs), influences culturelles (syncrétisme).

Entrées possibles : un carrefour exemplaire : la Sicile, un espace de contacts : l’Andalousie...



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Thierry Camous, dont l’un des ouvrages est cité dans cet article, nous a adressé un message de protestation. Il est disponible sur le site, suivi de la réponse de Blaise Dufal :



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Notes :


(1) Gwendal Châton, « L’histoire au prisme d’une mémoire des droites extrêmes : Enquête sur l’Histoire et La Nouvelle Revue d’Histoire, deux revues de Dominique Venner », dans Michel J. (dir.),Mémoires et Histoires. Des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2005, p. 213-243.
(2) « La curiosité envers l’autre est une attitude typiquement européenne, rare hors d’Europe, et exceptionnelle en Islam » p. 167.