Le film de Pierre
Schoeller, Un peuple et son roi, croisant les recherches que je réalise
actuellement pour une biographie de Louis XVI, je me réjouis d'avoir l'occasion
d'en saluer la sortie par quelques réflexions issues de mes travaux du moment.
Il est heureux qu'un réalisateur s'intéresse à cette question essentielle mais
pourtant trop souvent jugée secondaire par l'historiographie : quid du
rôle de Louis XVI dans la Révolution ?
Comment passe-t-on de la volonté de doter la France d'une monarchie
constitutionnelle à la décapitation du roi ?
Au cinéma, Louis
XVI est le plus souvent confiné à un rôle passif par bêtise/et ou apathie et
parce qu'il est dans l'ombre de sa femme. Au mieux, on le montre comme un homme
de bonne volonté, mais faible et
influencé par un entourage néfaste finissant par causer sa perte. Dans les deux
cas, il est la parfaite victime devant l'éternel. Il y a donc là quelque chose qui se
dérobe : parler de la politique de Louis XVI, de sa responsabilité en tant
que chef d'État relève de la quadrature du cercle, et ce n'est sans doute pas
anodin. Il était courageux de la part de Schoeller de s'affronter à ce
verrouillage. Espérons qu'il suscite des vocations et qu'il ouvre la voie à un
renouvellement culturel et historiographique. L'absence de réponse
satisfaisante à la question fondamentale que pose son film participe en effet
du caractère insaisissable et déroutant de son œuvre. En tant que spectatrice,
je me suis trouvée renvoyée esthétiquement du côté de L'Arche russe de
Sokourov, que j'avais beaucoup aimé, mais pour le fond, il me semblait plutôt
assister à la Révolution vue à la manière de Fabrice del Dongo à Waterloo.
Relativement au
personnage de Louis XVI, trois grands points peuvent être soulevés :
Le film s'ouvre sur
la scène du lavement des pieds du jeudi saint, pendant lequel, imitant le
Christ, le roi lavait les pieds d'enfants pauvres. D'entrée, on est ainsi
introduit à la sacralité de la monarchie de droit divin représentant un monde
ancien qu'il est presque logique de voir disparaître.
Cependant, et c'est
aussi ce qui fait la particularité de la Révolution, les Lumières ont un
rapport plus moderne à la sacralité : elle n'est pas niée, mais elle ne
vient plus du ciel. Les princes éclairés se pensent plutôt comme des
représentants d'une sacralité découlant de leurs exceptionnelles vertus
personnelles, elles-mêmes reflets du caractère national prêté à leur peuple.
Ils se perçoivent comme des héros antiques ou veulent le laisser penser. Cela
les conduit à un comportement plus égocentrique, et parfois mégalomane, car ils
représentent eux-mêmes avant d'être les continuateurs d'une dynastie. En Europe, ils se livrent à une véritable
compétition de réformes pour paraître toujours plus éclairés. Louis XVI
n'échappe aucunement à ce mouvement, ce que l'on oublie trop souvent parce
qu'on projette sur toute son existence l'image du roi pieux véhiculée par son
testament du 25 décembre 1792, celle du souverain qui a opposé son veto au
décret sur les prêtres réfractaires, image abondamment exploitée sous la
Restauration. Mais tout acte d'un roi, même déchu, est politique avant d'être
un acte de foi, et son rapport à la religion, ainsi qu'à sa mission de roi de
droit divin, est bien plus problématique : il ne fait construire aucun
édifice religieux, il tient des propos anticléricaux, soutient des protestants
aux Etats-Unis et fait adopter l'édit de tolérance qui accorde l'état-civil aux
non-catholiques... Tout cela relativise sa réputation de piété et Jean de
Viguerie, par exemple, estime que la religion ne joue pas un grand rôle dans sa
vie avant Varennes, au mieux. Deux historiens, Paul et Pierrette Girault de
Coursac, en cherchant ardemment à le faire béatifier, ont grandement contribué
à fausser l'analyse sur ce sujet.
Pour mieux
comprendre ce qui se joue, il est utile, au contraire, de considérer que Louis
XVI partage les mêmes références culturelles, nourries de philosophie et
d'histoire antique, que la plupart des hommes de sa génération auxquels il fut
confronté à la Convention. Ils parlent le même langage sur presque tout, sauf
sur le partage du pouvoir, évidemment. De la même manière, ce n'est pas sur la
sacralité qu'il compte pour se rendre populaire. La maîtrise de son image en
était une composante essentielle, au moins depuis qu'il s'était fait
représenter en Dauphin labourant.
Debucourt montrant
le roi allant faire l'aumône à des familles nécessiteuses, les bains de foule,
l'accumulation d'anecdotes relatant sa simplicité, sa modestie, sa bonté, à la
fois sur scène et dans les journaux participaient à construire l'attachement
sentimental pour le roi, quitte à rendre la figure royale, omniprésente dans la
culture matérielle, la presse, la littérature, les chansons ou au théâtre,
envahissante et étouffante. La France des années 1780 était saturée par l'image
de Louis XVI, ce qui ne pouvait que rendre la séparation à la fois douloureuse,
par le vide qu'elle créait soudainement, et libératoire, par le fabuleux appel
d'air qu'elle faisait naître.
Le Louis XVI
presque muet de Schoeller rend peu palpable le contraste entre le mutisme qu'il
affichait le plus souvent à la cour et sa loquacité à l'extérieur, lorsqu'il
s'agissait d'écrire la légende d'un monarque proche de son peuple. Il savait
alors déployer toute la science nécessaire pour séduire son interlocuteur, le
faire se sentir important en l'interrogeant sur sa famille, sa profession, en
prenant soin d'ajouter des remarques qui témoigneraient qu'il avait une
connaissance réelle de son labeur. Aussi, la scène du retour de Varennes,
lorsque Basile, le voleur de poules, court s'agenouiller devant le roi pour
recevoir sa bénédiction, que Louis XVI lui donne dignement mais silencieusement
et froidement, rend assez mal compte de la spécificité de la relation entre le
roi et son peuple.
En fonction de
l'importance de l'enjeu, et il était de taille à ce moment-là, le roi pouvait
développer tout un registre allant jusqu'à le relever, lui serrer la main, lui
donner du « mon ami », voire le presser contre son cœur et lui offrir
un souvenir qu'il pourrait conserver comme une relique. A tout le moins, il lui
aurait adressé la parole et l'aurait questionné sur son état. De tels moments
étaient cruciaux. En ce temps où il n'y avait pas de caméras, il ne fallait pas
manquer une occasion de faire des témoins enthousiastes qui pourraient attester
de la véracité de la geste royale. Louis XVI est un peu un roi qui serait
perpétuellement en campagne électorale, et c'est cela qui le rendait
redoutable. Cette expérience de la maîtrise de son image et de la manipulation
de l'opinion expliquait la position de ceux qui, à l'instar de Robespierre ou
Saint-Just, préféraient éviter un procès pendant lequel ils le savaient bien
capable de retourner l'opinion en sa faveur.
Le second point
concerne la scène du cauchemar mettant aux prises Louis XVI et ses
ancêtres : Louis XIV, Henri IV et Louis XI. Chacun venant le hanter pour
lui reprocher sa faiblesse et l'anéantissement de l'édifice qu'ils avaient
patiemment construit. Annie Duprat a rendu compte du corpus de ces pamphlets, https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1994_num_26_1_1992
je n'y reviendrai pas, mais il est intéressant de mettre cela en relation avec
ce que nous évoquions au début de ce texte. On y voit nettement se dessiner un
discours traditionnel et réactionnaire d'inscription dans une lignée qui
voudrait mettre des bornes à la mégalomanie individualiste du prince de la
monarchie des Lumières. Il est nécessaire aussi de s'arrêter aux monarques
choisis qui, tous, questionnent
différemment le rapport de Louis XVI au politique.
Louis XIV est celui
dont il a le plus ouvertement attaqué la mémoire par l'édit de tolérance,
qui revenait sur la révocation de l'édit
de Nantes. L'invoquer pour lui reprocher sa faiblesse, c'était une manière de
le mettre face à ses contradictions. En effet, Louis XVI aimait assez jouer la
carte de la faiblesse, alternativement avec l'inscription dans l'héritage de
ses ancêtres, le tout pour se dédouaner de toute responsabilité politique. Pour
le piéger et mettre en évidence la dichotomie entre le discours et les actes,
les opposants à l'édit n'avaient pas craint de prétendre dans le public que
c'est en fait Louis XVI qui y était opposé, par respect pour la mémoire de
Louis XIV. Ils avaient parié qu'il préfèrerait renoncer à l'édit plutôt qu'au
dévoilement de son double-jeu.
En réalité, il
avait peu d'estime pour ses prédécesseurs, et vraiment très peu pour le
Roi-Soleil, qu'on lui brandissait comme un spectre à vénérer dès qu'il voulait
remettre en cause ce qu'il avait fait. Le seul Bourbon qui trouvait grâce à ses
yeux était Henri IV, un véritable modèle pour lui qui marqua tout son règne.
C'était donc le seul dont l'opinion eût pu avoir quelque poids.
Enfin, Louis XI, à
la réputation plus sinistre et qui apparaît plus rarement, représentait la
ruse, qualité chère à Louis XVI que, dans l'intimité, il se flattait de
posséder supérieurement. C'est donc en partie à l'intersection de son image
publique de nouvel Henri IV, de sa fausse réputation de faiblesse et des
intrigues de Louis XI que se trouve le basculement recherché par Pierre
Schoeller.
Pour finir, la
scène de l'exécution du roi est forcément difficile à traiter car on en possède
des récits très nombreux, souvent contradictoires et qui témoignent de la
conflictualité d'enjeux mémoriels beaucoup plus complexes et diversifiés qu'on
le pense souvent. Ici, Schoeller semble avoir surtout suivi comme ligne
directrice Michelet et les récits produits successivement par la famille des
bourreaux Sanson. Ce pourrait être une bonne idée, en effet, mais la nécessité
que les Sanson ont éprouvée, très tôt, de constamment faire réécrire cette
histoire indique sans doute que de nombreux enjeux entraient en ligne de compte
pour eux aussi et que leur activité professionnelle ne les empêchait pas d'être
également une famille en révolution. La scène rend donc avant tout compte de
tous ces flottements, ce qui participe assez utilement à la désacraliser mais
qui a pour revers d'en évacuer la tension. Or, cette tension est grandement
liée à la question de l'absence des femmes, sur lesquelles comptait Louis XVI
et qui sont si importantes dans le film. En ce 21 janvier, elles ne purent
surgir autour de l'échafaud qu'après la mort du roi. Elles avaient été bannies
des rues de Paris pour céder la place à des hommes en arme. Chez Schoeller,
elles sont discrètes, reléguées derrière des rangées de soldats, mais elles
sont là pour voir le roi mourir.
Entre le 6 octobre
1789 et le 21 janvier 1793, il y avait un mouvement à saisir : on passe d'un
moment où le roi accepte de suivre une foule de femmes à un jour où il fait
face à un peuple d'hommes, parce qu'elles ont été explicitement exclues de
l'espace public. Le fait est plus qu'anecdotique.
Une fois
emprisonné, toute la difficulté pour Louis XVI était de continuer à exister
dans le débat public et surtout de trouver les moyens d'entretenir le lien émotionnel
avec son peuple. Ce n'est pas le roi du lavement des pieds du jeudi saint qui
pouvait être regretté, mais le roi nourricier du 5 octobre, celui qui
apparaissait en protecteur, en recours et qui, comme Henri IV avant lui,
faisait entrer les vivres dans Paris quand son peuple était affamé. Tout un
débat s'engage donc dans la presse pour savoir s'il faut ou non parler du roi
vaincu, satisfaire la curiosité des lecteurs au risque d'apitoyer sur son sort.
C'est après l'abolition de la royauté, le 21 septembre 1792, et pour contrer le
discours le dépeignant comme le « monstre sanguinaire » du 10 août,
qu'il élabore une nouvelle image tenant compte de perspectives plus genrées. Il
cherche à conjurer le 10 août par le rappel du 5 octobre, en s'adressant aux femmes
pour peser sur l'opinion. Il fallait recréer une impression de proximité en
devenant ce bon père de famille, qui s'occupe personnellement de l'éducation de
son fils. Et comme, en cette fin du XVIIIe siècle, les femmes sont bien plus réceptives
au discours religieux que les hommes, il s'agit aussi de devenir ce roi pieux
qui lit son bréviaire et L'Imitation de Jésus-Christ, et d'en faire
étalage devant ses gardiens pour qu'ils puissent en répandre la nouvelle. En le
voyant lire un bréviaire dans sa prison, Dorat-Cubières ne put s'empêcher de
faire part de sa stupeur. Ce n'était plus le roi qu'il avait connu. Par-là,
pour mieux subvertir le discours républicain et préparer son retour, on
entérinait l'idée qu'il avait vraiment changé. Des brochures vantaient le
détenu au comportement exemplaire, résigné à son sort, expiant les crimes de la
royauté par ses souffrances, se soumettant aux lois de la République et gagnant
ainsi son titre de « citoyen »... avec des ambitions que l'on passait
sous silence. Au regard de tout cela, le 21 janvier est donc chargé d'une
véritable tension : tout pouvait encore basculer. Plus le roi passait de
temps sur l'échafaud, à s'offrir en victime sacrificielle et à haranguer la
foule, et plus le risque d'entendre surgir des cris de « grâce »
était grand. Un tel plan, qui devait être porté par des femmes, avait été
envisagé et c'est ce qui a conditionné leur exclusion de l'évènement.
Le long plan sur la
tête coupée de Louis XVI, brandie par le bourreau, dont l'analogie avec la tête
de Méduse a déjà été plusieurs fois relevée est, dans toutes les implications
qu'elle suppose, de la pétrification à sa reprise sur l'égide d'Athéna, d'une
justesse dont on n'a certainement pas encore pris complètement la mesure. Pour
cela, il faudra que l'historiographie s'attache sérieusement à reconstituer le
puzzle de la politique de Louis XVI, en croisant et confrontant des sources
très hétérodoxes sur absolument tous les points, seul moyen d'appréhender ce
roi surprenant et dissimulateur, presque toujours là où on ne l'attend pas, et
que l'on qualifierait aujourd'hui de « disruptif ». C'est à ce prix
que l'on pourra mieux saisir les ressorts de la relation des Français au
pouvoir, éclairer plus aisément la succession de ces républiques toujours plus
monarchiques, ainsi que la genèse du roman national. Les films sur les rapports
entre le peuple et son roi auront donc encore, on le souhaite, beaucoup de
choses à dire dans l'avenir.
Aurore Chéry
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