vendredi 9 mars 2007

Lettre adressée le 14 décembre 2005 à un signataire de l’appel des 19 historiens par Bruno Belhoste (Université de Paris 10)


Cher collègue et ami,
J’ai lu hier l’appel des 19 historiens que vous avez signé, intitulé « Liberté pour l’Histoire ». Je voudrais vous dire pourquoi, en tant qu’historien comme en tant que citoyen, je n’approuve pas le contenu de cet appel, en dépit des noms très éminents et respectables qui l’ont lancé.
Je voudrais indiquer d’abord que je partage avec vous les principes que vous rappelez en préalable : l’histoire n’est ni une religion, ni la morale, ni la mémoire, ni un objet juridique. Il n’appartient à aucune instance officielle de définir la vérité historique et la politique de l’État n’est pas la politique de l’histoire (encore que je ne sois pas sûr de comprendre ce que cette dernière proposition veut dire). D’accord sur tout cela. C’est la suite qui ne va pas : en vous appuyant sur ces principes, vous dénoncez quatre lois, la loi Gayssot, la loi sur le génocide arménien, la loi Taubira et la loi récente sur la colonisation, qui restreindraient, selon vous, la liberté de l’historien en lui imposant ce qu’il doit dire. Si c’était vrai, vous auriez certainement raison. Mais est-ce vrai ? Examinons chacune de ces lois.
La loi Gayssot interdit toute discrimination fondée sur l’appartenance ou la non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. Il n’est pas question d’histoire là-dedans, sauf que la loi insère à la loi sur la presse un article punissant ceux qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité, tels que définis par le Tribunal international de Nuremberg. Est-ce là, selon vous, ce qui porte atteinte à la liberté de l’historien ? Ce serait reconnaître un négationniste comme un historien. Le pensez-vous ?
La loi sur le génocide arménien se réduit à un seul article : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. » Si je comprends bien, il faudrait abolir la loi purement et simplement. Cette reconnaissance vous scandalise ? Pensez-vous vraiment qu’elle porte atteinte à la liberté de l’historien ? Croyez vous qu’elle interdise d’étudier ce génocide avec la même objectivité que la Shoah ? Est-ce un travail d’historien de nier ce qui est évident ? Ou bien doutez-vous vraiment de l’existence de ce génocide ?
La loi Taubira « reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. » Le crime contre l’humanité étant imprescriptible, trouvez vous si scandaleux de définir ainsi le traitement infligé aux ancêtres (pas si lointains) de certains de nos compatriotes (le Statut de Rome de la cour pénale internationale place l’esclavage parmi les crimes contre l’humanité) ? Cela porte-t-il atteinte à la liberté de l’historien ? J’imagine que vous pensez surtout à l’article 2 de la même loi : « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée. » Mais en quoi cet article porte-t-il atteinte à la liberté de l’historien ? Est-ce exorbitant de demander pour ces sujets « la place conséquente qu’ils méritent » dans l’enseignement et la recherche ? Est-ce là vraiment imposer une histoire officielle ?
J’en arrive à la dernière loi, qui a mis le feu aux poudres, celle du 23 février 2005, ou plus précisément à son article 4 : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée. » Est-ce que cet article et la loi dans laquelle il est compris sont comparables aux autres lois ? S’agit-il ici d’événements qualifiés de génocides ou de crimes contre l’humanité ? Demande-t-on seulement d’accorder à la présence française outre-mer la place qu’elle mérite (formulation reprise de la loi Taubira : ce n’est évidemment pas un hasard). Mettez vous sur le même plan « le rôle positif » et « la place conséquente » ? Ne voyez-vous pas que l’auteur de cet article a volontairement calqué son texte sur l’article 2 de la loi Taubira, alors que la question est non seulement incomparable mais incommensurable, et qu’il a ajouté le qualificatif « positif » qui en change entièrement la portée ?
J’estime qu’en mettant l’article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le même plan que les lois précédentes, vous entrez, hélas, exactement dans le jeu de ceux qui l’ont rédigé.
Je voudrais, pour terminer, revenir à la signification des dispositions législatives jugés « indignes d’un régime démocratique », pas moins : dire de la Shoah ou du massacre des Arméniens qu’ils sont des génocides et que ce sont des crimes contre l’humanité, comme la traite des esclaves et l’esclavage, est-ce de l’histoire au sens de l’histoire que nous, les historiens, faisons ? Évidemment non. L’appel, faisant la même erreur qu’il dénonce, confond le devoir de mémoire et de vigilance avec le travail historique. J’estime, pour ma part, qu’un Parlement a le droit et probablement aussi le devoir de déclarer, au nom des citoyens qu’il représente, quels sont les génocides et les crimes contre l’humanité. Qui pourrait d’ailleurs le faire légitimement à sa place ? Et j’estime que l’histoire que l’on enseigne dans nos écoles est aussi un enseignement de civisme et qu’il n’est pas scandaleux de demander aux enseignants de donner à des pages douloureuses de notre histoire l’importance qu’elles méritent. L’historien travaille dans un autre registre. Je ne vois rien dans les lois que vous dénoncez ce qui peut gêner réellement son travail. Car l’historien n’a pas à juger, il n’a pas à dire ou à nier que tel ou tel évènement est un crime contre l’humanité, il doit comprendre, et éventuellement instruire ceux qui auront, dans la sphère du droit, à qualifier les faits qu’il étudie et analyse. Libre à lui, en revanche, de mettre en lumière les conditions, le contexte, les causes, les conséquences de ces crimes (puisqu’ils sont ainsi qualifiés).
D’ailleurs j’aurais aimé connaître les cas précis où des historiens ont été empêchés de faire leur travail par les lois que vous condamnez. Qui sont-ils ? Que font-ils ?
(...)
Amicalement,
Bruno Belhoste

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