jeudi 8 mars 2007

Projet de tribune sur les enjeux du passé colonial et les usages publics de l’histoire par Claude Liauzu (Professeur à l’université Denis-Diderot Paris-VII)


La Société française d’histoire d’outre-mer a accepté l’ouverture d’un débat sur son site : http://sfhom.free.fr
Vous trouverez ci-dessous le texte engageant ce débat, qui a bénéficié de lectures de Myriam Cottias, Gilbert Meynier, Jean Marc Regnault, Colette Zytnicki en particulier. Merci de le faire connaître, en le diffusant ou en l’affichant sur votre site, et de participer aux échanges qu’il souhaite favoriser

Projet de tribune sur les enjeux du passé colonial et les usages publics de l’histoire



Tentative de procès en négationnisme contre Olivier Pétré Grenouilleau sous le prétexte de la loi Taubira dénonçant l’esclavage comme crime contre l’humanité, loi du 23 février 2005 imposant d’enseigner le « rôle positif » de la colonisation, insultes du maire de Montpellier contre les « trous du cul d’universitaires », du ministre des Anciens Combattants contre les « prétendus historiens », stèles à la gloire de l’OAS de Nice à Perpignan, procès de la France « Etat colonial » par les Indigènes de la République (« la gangrène coloniale s’empare des esprits ») : ces quelques péripéties récentes en disent long sur les enjeux actuels du passé colonial.
Il est important de ne pas s’enfermer dans les confins exotiques et marginaux de « l’histoire de France », donc de rappeler qu’il ne s’agit pas là d’une exception, mais d’un problème général de la discipline. Il y aurait tout intérêt à comparer avec d’autres réalités (Vichy...), avec d’autres situations internationales. Cela permettrait de faire ressortir ses aspects spécifiques dans le « nouveau régime de mémoire ». Après une longue amnésie officielle, qui a favorisé les guerres de mémoires de minorités, les interventions de l’Etat (reconnaissance de la réalité de la guerre d’Algérie en 1999, commémorations, mémoriaux...), parfois désordonnées, se multiplient. Ces usages et mésusages publics de l’histoire ont soulevé les inquiétudes et la colère des historiens, que plusieurs pétitions de défense et illustration de la discipline ont exprimées. Mais les difficultés, le désarroi des profs du secondaire dans certaines situations demeurent le plus souvent non dits ou font l’objet d’amplifications partisanes.
Alors que les spécialistes s’accordent sur les faits majeurs - sinon sur leur interprétation du moins sur les règles du débat-, la tyrannie des mémoires (et des amnésies) implique les historiens, qu’ils le veuillent ou non. Or ils n’ont pas assez réfléchi à ces réalités. Comment fonctionnent les mémoires ? Pourquoi leurs variations ? Quels rapports entre mémoires et histoire ? La multiplication des « initiatives mémorielles » de l’Etat, des collectivités locales, des associations, des médias, ?auxquelles les chercheurs sont invités à participer comme experts- pose aussi le problème des relations avec les politiques. Problème consubstantiel de la discipline, mais qui se pose en termes nouveaux : nous ne sommes plus dans le monde de Michelet et Lavisse, des nations conquérantes.
Ces questions ne concernent pas que l’Hexagone, mais aussi les sociétés autrefois colonisées et leurs pouvoirs, et donc les rapports des historiens français avec leurs partenaires. Le président algérien a fait de l’exigence de repentance par Paris un cheval de bataille. La surenchère victimaire, comme le refus de toute histoire critique du fait national ou colonial, nient des enjeux tels que la pluralité, les métissages, le passé à partager. Il n’y a pas de rue Hô chi minh, ni Abd el-Kader, ni même Senghor à Paris, et Saint-Augustin ou Camus ne sont pas membres à part entière dans l’histoire de l’Algérie. Ce passé pluriel du Maghreb fait l’objet aussi de guerres de mémoires comme le rappellent des incidents antisémites récurrents. Les drames du Rwanda, du Cambodge, du Proche Orient, les crises du tiersmonde impliquent les spécialistes.
Mais il y a un décalage entre des besoins d’histoire criants et leurs moyens. Le contraste entre les sollicitations dont est l’objet le passé colonial et sa marginalité institutionnelle et professionnelle est évident.
Ce décalage entre histoire « savante », histoire enseignée et besoins sociaux est l’une des causes du développement des initiatives extérieures à la profession, dont certaines sont de grande qualité, comblent des lacunes dues à l’académisme, et qu’on ne saurait traiter par le mépris ou des réactions corporatistes. Bonnes ou mauvaises, elle mettent fin au monopole de l’historien de métier : interventions des acteurs refusant le statut de simples « témoins » et revendiquant leur vérité, de journalistes d’investigation, interventions d’associations se réclamant des groupes sans passé, qui se comptent par millions (immigrants d’origine coloniale ou postcoloniale et leurs descendants, rapatriés, originaires des DOM TOM, réfugiés, harkis, anciens soldats...), interventions - militantes ou non - d’entrepreneurs de mémoires instrumentalisant souvent le passé. Les médias imposent leurs codes et leur rythme, la « docu fiction » applique les recettes de l’histoire spectacle, du récit romancé jouant de l’émotion. L’air du temps, les goûts d’une partie du public favorisent les entreprises très éloignées de l’histoire problème de Marc Bloch.
Ces faits de mémoire nouveaux - et durables - appellent des interventions des historiens. Ils rappellent qu’ils ont une fonction sociale. L’ambivalence qui prédomine dans la société, mêlant nostalgie du bon vieux temps, chauvinisme, mauvaise conscience, rancoeur et souffrances empêche le partage d’un devenir commun postcolonial entre ceux qui constituent la société française, comme entre les sociétés liées par ce passé. Connaître ce passé, réconcilier ceux qui en sont les héritiers est une des conditions de l’élaboration d’une identité cohérente pour le 21° siècle.
Une telle constatation conduit à réfléchir aux conditions d’élaboration des savoirs et de leur nécessaire vulgarisation. Ce qui prédomine actuellement est un extrême émiettement ? preuve d’élargissement et de renouvellement -, mais dont la rançon est la difficulté de fournir des vues synthétiques et des réponses assurées.
Cet ensemble de problèmes justifie l’organisation d’un lieu de débat.
Ce débat ne doit pas s’enfermer dans un cadre français dont les limites sont évidentes. Des comparaisons avec Grande-Bretagne, Italie, Japon s’imposent.
Les questions ne peuvent pas non plus être posées et moins encore résolues dans un dialogue des historiens occidentaux avec eux-mêmes, le colonisé d’hier demeurant objet du débat. C’est une histoire croisée de la situation coloniale, de ses héritages et prolongements qui s’impose, avec les écoles nationales qui ont accumulé des connaissances souvent ignorées au Nord. Avec aussi des passeurs de rives de plus en plus nombreux, des diasporas que les histoires nationales laissent sans passé, comme on dit sans papiers.

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