vendredi 9 mars 2007

En Belgique aussi Histoire et politique de la mémoire Pour la Fondation Auschwitz, Paul Halter (Président) et Yannis Thanassekos (Directeur)


[Motivé par le climat général, un collectif d’historiens belges vient de publier dans la presse un texte-déclaration dénonçant l’immixtion de l’État, de la législation et des « gesticulations » mémorielles dans le travail de l’historien. Nous publions ici la réponse de Baron Paul HALTER (Président) et Yannis THANASSEKOS, respectivement président et directeur de la fondation Auschwitz, à Bruxelles.]

Nous avons pris connaissance avec grand intérêt de la récente publication du texte « Pléthore de mémoire : quand l’Etat se mêle d’histoire », signé par un large collectif d’historiens belges attachés à diverses institutions scientifiques du pays (1). Son premier grand mérite consiste à ouvrir et à baliser le débat public sur les usages et les mésusages de l’histoire et de la mémoire - une question qui, dans d’autres pays, alimente de passionnants débats, voire de vives discussions et des polémiques.
Des usages de l’histoire
Nous serions prêts à souscrire à bon nombre d’observations et de critiques contenues dans cet important texte mûrement réfléchi - au vu en tout cas des responsabilités qu’assument ses signataires. Comment ne pas défendre en effet l’indispensable autonomie de la recherche scientifique - pas seulement en histoire d’ailleurs - et l’indépendance des chercheurs dans les choix de leurs thématiques et de leurs enquêtes ? Comment ne pas souscrire à la nécessité du libre débat contradictoire sur l’exploitation des sources et les interprétations ? Comment ne pas exiger aussi l’ouverture des archives et leur accessibilité aux chercheurs sans discrimination entre ceux qui seraient « autorisés » et ceux qui ne le seraient pas ? Comment enfin ne pas s’opposer à toute histoire officielle, commanditée et dictée par les Etats et les pouvoirs publics... ? Peu de gens, y compris dans le monde politique, se déclareraient opposés à ces principes qui sont aux fondements même de la recherche scientifique. Sous ce rapport, le texte-déclaration des historiens pourrait prêter à confusion ou à malentendu dans la mesure où il laisse supposer, peut-être involontairement, qu’il y aurait, de la part du politique, une volonté délibérée de transgresser les dits principes. Nous ne le pensons pas car ce serait là une explication trop facile et trop simple. Le politique lui-même fait partie de la société, il est à son image et ses attitudes et comportements reflètent bel et bien ceux de la société - ses hésitations, ses blocages, ses peurs, ses ambivalences, etc. En tout cas, la question de la place et du rôle de la recherche scientifique renvoie tout autant aux élites politiques, qu’à la société et, singulièrement, à ses intellectuels.
Des usages de la mémoire
Pour pertinente qu’elle soit, la critique adressée par les signataires à certains usages abusifs du « devoir de mémoire », n’est pas nouvelle. Depuis des années, nous-mêmes, avec d’autres, n’avons cessé de mettre en garde contre l’instrumentalisation de la mémoire à des fins idéologiques et politiques. Ici aussi donc, on aurait pu souscrire à certains aspects de leur critique si l’ensemble de leur argumentaire ne donnait lieu également à des malentendus fort regrettables et parfois étranges s’agissant d’historiens. En effet, leur propos récuse non seulement certains usages abusifs de la mémoire et du souvenir, mais aussi, dans la même foulée, la mémoire elle-même en tant que matériel historique, en tant que source susceptible - dès lors qu’elle est correctement traitée - de nous documenter sur le passé. Les signataires semblent ignorer l’important travail accompli par un grand nombre d’institutions qui oeuvrent, un peu partout en Europe, en ce sens. N’y a-t-il pas là un réflexe quelque peu corporatiste ? Cette réduction de la mémoire à la seule « émotion » et sa dévaluation en tant qu’outil de compréhension de notre rapport au passé et comme support pédagogique, ne sont fondées ni scientifiquement, ni éthiquement. Et puis, faut-il vraiment rappeler aux signataires que même « les usages politiques du souvenir » peuvent devenir des « objets » d’histoire et de mémoire ? Faut-il rester indéfiniment prisonniers de la fausse alternative entre « fidélité à la mémoire » et « rigueur scientifique » ? Un grand nombre de travaux nous montre pourtant qu’on peut l’éviter avec succès. Comme Paul Ricoeur l’a souligné, l’antinomie entre « mémoire » et « histoire » ne peut être tranchée ni sur le plan épistémologique ni sur le plan éthique. A la suite des débats de ces vingt dernières années autour de ces questions, nous avons appris, nous semble-t-il, tout autant à voir à la baisse les prétentions du discours historique à une scientificité qui n’aurait de comptes à rendre qu’à elle-même qu’à être beaucoup plus vigilants et plus critiques envers une mémoire souvent inclinée à mettre la recherche scientifique sous surveillance. Pour reprendre la belle formule de l’historien K. Pomian, l’histoire ne pourra accomplir sa noble mission scientifique et pédagogique que si elle rencontre un triple objectif :faire savoir, faire comprendre, faire sentir.
De l’histoire publique
Et ce n’est pas tout. Le texte des historiens fait l’impasse à une autre grande question, celle del’histoire publique et de sa production. Une société peut-elle se passer d’une histoire commune, publique, partageable ? Nous ne le pensons pas car c’est bien dans une telle histoire que s’enracinent, dans leur diversité même, aussi bien les valeurs, les convictions et le sens de la vie commune que les schémas évolutifs de socialisation et d’identification de l’individu et des groupes. Ne peut-on pas envisager la possibilité d’une telle histoire publique, raisonnable et raisonnée qui éviterait aussi bien la tentation de « l’éloge et du blâme » que la dérive positiviste d’une science sans conscience ? Nombreux sont ceux qui pensent, y compris chez les historiens, que c’est possible.
Notes :
(1) Le Soir, mercredi 25 janvier 2006, p. 16.

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