vendredi 9 mars 2007

Attention à l’extrême centre... par Pierre Serna (Institut d’Histoire de la Révolution française)


[auteur de La République des Girouettes, 1789-1815 et au delà, une anomalie politique : la France de l’extrême-centre, Champ-Vallon, 2005.]
L’entretien accordé par Jacques Marseille au Monde le 25 mars, peut-être lu de façon sympathique : un sorbonnard, bien connu pour son aménité, décide d’adopter une posture quelque peu provocatrice en fustigeant l’ensemble des protégés (les fonctionnaires ? les chômeurs avec leurs droits ? les jeunes en CDD ?) qui bloqueraient le système et empêcheraient la France d’intégrer le train de la modernité « mondialisante »... Il est une autre façon de lire cet entretien sous l’aspect d’une inquiétante leçon sur la façon dont les républiques peuvent mourir.
Les réflexions de J. Marseille sont pour les observateurs de la société française depuis deux cents ans une formidable aveu de l’impuissance des élites françaises à concevoir autre chose que le gouvernement par la force pour sortir des crises, et peut-être pour ce bon connaisseur du marxisme..., l’aveu qu’il n’a jamais abandonné le modèle de la crise pour appréhender les difficulté des phénomènes politiques et les tensions normales de la politique dans une démocratie.
Que nous dit en substance J. Marseille ? la France vit une très grave crise, comparable à celle des guerres de religion, de la Fronde, de la Révolution , de 1851, de 1940 ! Comme mise en scène dramatique, sous des allures bonasses, on fait difficilement mieux... Les étudiants seraient les descendants des ligueurs fanatiques, des septembriseurs assoiffés de sang ou des communards ivrognes... Je demeure sceptique...
En effet, tout serait la faute de la Révolution et de ses mythes... Ses partisans auraient vicié la politique en France, incapables de comprendre la valeur des intermédiaires dans toute lutte, cherchant toujours l’affrontement direct avec le pouvoir... La faute à la Révolution encore, qui aurait supprimé en 1791 les corporations, entre autres. Comme si cette suppression des intermédiaires et économiques n’avait pas été le cheval de bataille de la monarchie et de son élite libérale, c’est à dire de tous les physiocrates, Turgot en tête ! Une telle contrevérité historique laisse songeur sur les manipulations et les formes d’acharnement intellectuel contre la Révolution, toujours et encore construire comme un bloc repoussoir.
En France il n’y a qu’une solution pour sortir de la crise et nul ne saurait y échapper : l’homme providentiel, le coup d’Etat, le renforcement du pouvoir exécutif, les figures du despotisme éclairé sous toutes ses formes, les mesures liberticides, l’apolitisme rassembleur et un grand projet économique afin de recréer de la richesse nationale. Ainsi Henri IV, Louis XIV, Bonaparte, Napoléon III, et de Gaulle se trouvent placés au pinacle du panthéon des grands hommes... Ce n’est pas J. Marseille qui le dit mais l’histoire... de France réduite exclusivement au volontarisme de ses grands hommes.
Donc la solution inéluctable... le Sauveur, et le restaurateur des vrais intérêts de la France sortent heureusement toujours des crises pour relancer la France dans la communauté internationale... J. Marseille est trop subtil pour affirmer cela : il ne s’agit pas de défendre une solution musclée, point du tout, il s’agit de répondre à un archaïsme, à une violence, à un désordre, à un extrémisme de droite ou de gauche (c’est tout comme, tous ces contestataires ne sont que des « citoyens inutiles » dit-il, des « citoyens passifs » aurait dit le Sieyès idéologue du coup d’Etat de Brumaire ?).
Ne soyons pas dupes de cette posture : elle renvoie à ce qui s’est passé sous le Directoire, à la veille de Brumaire... Car il est un point sur lequel je partage pleinement l’analyse de J Marseille : la première cohabitation de F. Mitterrand, puis l’acceptation par Jacques Chirac de la défaite qu’il avait provoquée, ont sérieusement miné les instituions, faisant entrer la Vème République dans son Directoire... D’ailleurs le texte de J. Marseille ne peut indirectement que conforter cette idée, celle de la consciente construction de la crise par des élites, lasses d’un système qu’elles ont mis en place en 1795, et qu’elles décident d’abandonner pour un régime résolument liberticide ou allant contre les formes de la représentation, en 1799.
Après 1797, lors de la première mondialisation, à cette époque là, ce sont les anglais avec leur thalassocratie qui jouent le rôle des américains aujourd’hui, les hommes du Directoire, face à la crise économique, sociale, politique et diplomatique, et devant leur impossibilité à faire fonctionner normalement la constitution de l’an III, exagèrent délibérément le péril à droite et à gauche, pour stigmatiser les jacobins et les crypto-royalistes. Ces élites inventent de toute pièce, à partir de 1797, un centre, celui des honnêtes gens, ceux qui ont réussi dans les affaires, en agiotant, en acquérant des biens nationaux. Ils se veulent des personnes apolitiques, menées simplement par le bon sens, et le souci de sortir de la crise : pour cela il faut désidéologiser le débat, ne plus le laisser aux seules personnes qui défendent des principes, il s’agit de rassurer déjà l’opinion par le discours de la modération, en occupant le centre de l’échiquier politique, il est nécessaire en dernier lieu de verrouiller le pouvoir exécutif, en contrôlant tout particulièrement le ministère de la police... reste la personne adéquate à trouver qui puisse incarner cet « extrême centre »...
Il paraît que l’histoire ne se répète pas... et à notre tour il ne s’agit pas de suggérer le risque alarmiste d’un 18 Brumaire, après tout aucun acteur actuel n’approche de l’envergure du général corse, mais lorsqu’un spécialiste des Cent jours gouverne la France (et les historiens ont eu tort de ne pas lire attentivement l’ouvrage passionnant du premier ministre sur le retour de l’île d’Elbe), lorsque la France vient de sortir d’un Etat d’urgence, lorsque l’on gouverne au moyen de procédures incluant de façon régulière le 49.3, lorsqu’on entretient la crise par l’intransigeance (c’est le titre de l’article en première page du Monde daté du 25 mars), on ne peut qu’être inquiet et s’interroger sur les modes « d’invention » de la fatalité de la « rupture », chère à J. Marseille.
Donnons-nous les moyens enfin de vivre en démocratie, d’être d’accord avec le fait que nous ne sommes pas d’accord, en redonnant un vrai pouvoir au parlement, en passant s’il le faut, non par la solution du sauveur mais par une proposition de transformations des institutions, de brassage des élites, et de reconstitution du creuset français, par une revitalisation de la démocratie représentative.
Sinon, les élites devront supporter ce qui pourrait se profiler, en ayant contribué à construire les conditions objectives de la croyance en la personne d’un sauveur, en ayant laissé pourrir la crise, en ayant caricaturé les attentes des personnes reléguées aux extrémités du champ politique, en faisant croire à l’inéluctabilité d’une solution de force, tout en prônant un discours de la modération souriante...
Les figures « bonapartiennes », déclinées différemment, de l’avant-brumaire au Cent-Jours, saturent dangereusement le paysage politique français ces temps-ci. Il aurait mieux valu commémorer Austerlitz de façon ostensible et guérir définitivement de la « napoléonite » invisible, maladie récurrente du système républicain français. Les valeurs d’identification à une France républicaine et démocratique sont plus que jamais à défendre. Demeurons vigilants, car on voudrait nous faire croire que l’on revient toujours de la traversée du désert de l’Egypte... ou de Neuilly... que l’on ne s’y prendrait pas autrement !

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