Clamecy, Editions du Croquant « Savoir / agir », Août 2006, 220 p, 18,50 euros.
Pour l’association Raison d’agir, Romain Bertrand revient sur la controverse autour du fait colonial. Bâtie par de nombreuses références à Michel Foucault (L’Ordre du discours notamment), son analyse tranche sur l’ordinaire des commentaires de la polémique autour du fait colonial nouée en 2005 à partir, notamment, de l’article 4 de la loi du 23 février. Récusant l’exceptionnalité de cette controverse, souvent expliquée par l’argument simplificateur du dérapage individuel (une connerie, dixit Jacques Chirac) et / ou du dysfonctionnement législatif, Romain Bertrand inscrit celle-ci dans la routine du jeu politique démocratique contemporain (p 207). Derrière le rideau, il n’y a rien à voir, avertit Gilles Deleuze en exergue du volume. L’efficace de l’analyse est là.
Brossant une archéologie des mises en débats du fait colonial, la démonstration s’attache d’abord à la genèse de la loi du 23 février 2005. Sa préhistoire tient à l’invention de politiques publiques de mémoires assorties notamment de la repentance face à la guerre d’Algérie. Dans ce contexte, l’article 4 procède du lobbying d’associations affines à la cause des rapatriés, militant pour la réhabilitation officielle des condamnés de l’OAS. L’arc méditerranéen français constitue le socle territorial de ce travail mémoriel. Des députés de la majorité, novices à l’Assemblée nationale puisque élus en 2002, mais ancrés dans cet espace par des mandats locaux pérennes, portent ces revendications au plan national par l’article 4. Si celui-ci ressort à un cavalier législatif, le précédent de 2003 initié par Philippe Douste-Blazy signifie la récurrence de cette tentation. Dans l’arène de l’Assemblée nationale, l’article 4 est le fait de challengers. Ces députés adaptent des compétences forgées dans le travail politique au niveau local à l’espace national ; ils entrent ainsi nationalement en politique, modifiant les frontières du territoire du dicible politique (p 84). L’article 4 résulte alors des reconfigurations en cours au sein de l’UMP. Il paraît également l’effet, à la faveur des débats portant sur son abrogation (novembre 2005), de l’appréciation par la représentation nationale des émeutes contemporaines. Rapidement, les débats glissent d’une discussion portant sur la violence coloniale et les deux temps de la colonisation, à l’établissement d’un lien de causalité directe entre la condition d’immigré et le passé colonial. Reconnaître les torts passés (se repentir) absout alors d’une lecture politique des émeutes. La controverse sur le fait colonial semble ainsi occulter toute portée d’un questionnement social et / ou politique sur cet embrasement ; les gestes d’insoumission à l’égard de l’Etat sont en effet rabattus sur une sensibilité mémorielle, et ce faisant dépolitisés (p 115). Il y a là une lecture postcoloniale des émeutes. Le débat sur le fait colonial vaut alors palimpseste. Il déplace son enjeu initial sur le terrain du fait républicain par l’immédiateté de l’équivalence colonisés / immigrés. Dans cette nouvelle configuration, la discussion sur l’enseignement du fait colonial se comprend surtout dans l’orbite de l’acculturation républicaine (topique de l’intégration). Il sera donc question de pédagogie à mettre en ?uvre, de valeurs républicaines. La prise en compte des collectifs mémoriels dans l’ordre de la plainte, de la revendication, et des luttes pour la reconnaissance, participe alors de l’équation colonisés / immigrés, décentrant la question sociale vers l’équivoque des ressentiments mémoriels. La force médiatique desIndigènes de la République, à l’appel consacré après-coup par la polémique autour de l’article 4, l’illustre. La controverse autour du « fait colonial » procède ainsi de mécanismes démocratiquesroutiniers. A suivre Romain Bertrand, cette routinisation n’est pas seulement la somme singulière du jeu politique dans ses multiples configurations. Les médias formatent d’autant plus le débat parlementaire qu’ils se sont eux-mêmes inscrits dans la sphère intellectuelle par les logiques éditoriales. La fracture coloniale excipée par l’équation colonisation / immigration est le titre d’un ouvrage collectif rassemblant des historiens et des sociologues militants ; il propose une grille de lecture postcoloniale du fait républicain qualifiée de vade-mecum historiographique ? qui a pour lui la force de l’évidence simple qu’il cherche à construire (p 130). Dans le même esprit, l’auteur souligne le capital universitaire des initiateurs de l’Appel des Indigènes de la République qui dépossèdent de leur parole ceux mêmes qu’ils affirment représenter. Les mobilisations autour du fait colonial, leur publicité, sont ainsi également construites par le champ académique. Les trop courtes pages réservées à cet aspect ne font qu’esquisser en creux une logique de la compétition universitaire et historiographique tangentielle à la sphère militante.
En somme, les Mémoires d’empire questionnées ici par Romain Bertrand procèdent d’unemachine de guerre (Deleuze) contre la question sociale. Contre le désordre social signifié par la question des banlieues et la crise du politique, elles sont l’outil d’un retour à l’ordre au prix d’une politique de la repentance, au prix du simulacre d’une guerre des mémoires qui confesse, plus qu’elle n’assume, ce que la société française ne veut ni voir, ni reconnaître. Tout est là dans la controverse autour du fait colonial, rien pourtant n’est reconnu comme tel. Derrière le rideau, il n’y a rien à voir.
Le catalogue de la collection Savoir / Agir mérite le détour, cf.http://www.atheles.org/editionsducroquant/.
Sur ce point, cf. Jean-Philippe Ould Aoudia, La Bataille de Marignane, Paris, Tirésias, 2006. Chroniqué sur http://www.dissidences.net/parutions.htm.
Pascal Blanchard et alii, La Fracture coloniale, Paris, La Découverte « Cahiers libres », 2005.
Sur ce point, outre les débats sur l’Appel des Indigènes de la République dans la LCR et ses mouvances (ainsi de Motivés toulousains), cf. l’écho du postcolonialisme dans les revues de la gauche radicale : Contrepoints, Les Cahiers d’Histoire (Espace Marx), Multitude...
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